(Architecture turque) palais destiné à renfermer les sultanes et les esclaves de l'empereur turc et persan. Les seigneurs de ces deux empires ont aussi des serrail proportionnés à leurs facultés et à leur puissance ; mais il ne s'agira dans cet article que du serrail de Constantinople, nommé padischa-serai, palais de l'empereur ; serai d'où nous avons fait le mot serrail, veut dire palais, et padischa, empereur.
Ce palais est à gauche tout à l'entrée du port, et occupe la place de l'ancienne ville de Byzance, sur la pointe de la presqu'île de Thrace, où est précisément le Bosphore. Le serrail qui est l'ouvrage de Mahomet II. a près de trois milles de circuit ; c'est une espèce de triangle, dont le côté tenant à la ville est le plus grand, celui qui est mouillé par les eaux du Bosphore est à l'est, et l'autre qui forme l'entrée du port est au nord : les appartements sont sur la hauteur de la colline, et les jardins sur le bas jusqu'à la mer.
Quelque grande que soit cette enceinte, les dehors du palais n'ont rien de rare ; et s'il faut juger de la beauté des jardins par les cyprès que l'on y découvre, l'on conviendra qu'ils ne sont pas mieux entendus que ceux des particuliers. On affecte de planter dans le serrail des arbres toujours verts, pour dérober aux habitants de Galata et des autres lieux voisins, la vue des sultanes qui s'y promenent.
Quoiqu'on ne voie que les dehors du serrail, il est à présumer que l'intérieur de ce palais n'a rien de ce que nous appelons superbe et magnifique ; parce que les Turcs ne savent guère ce que c'est que magnificence en bâtiments, et ne suivent aucune règle de bonne architecture. S'ils ont fait de belles mosquées, c'est qu'ils avaient un beau modèle devant leurs yeux, qui était l'église de Ste. Sophie ; encore ne faudrait-il pas suivre un pareil modèle pour bâtir des palais suivant les règles de la bonne architecture. On s'aperçoit aisément en voyant les grands combles des kioscs ou pavillons turcs, que l'on commence à s'éloigner d'Italie, et à s'approcher de la Perse et même de la Chine.
Les appartements du serrail ont été faits en différents temps, et suivant le caprice des princes et des sultanes ; ainsi ce fameux palais est un assemblage de plusieurs corps de logis, entassés souvent les uns sur les autres, et séparés en quelques endroits. On ne doute pas que les appartements ne soient spacieux et richement meublés. Leurs plus beaux ornements ne consistent ni en tableaux, ni en statues ; ce sont des peintures à la turque, parquetées d'or et d'azur, entremêlées de fleurs, de paysages, de culs-de-lampes, et de cartouches chargés de sentences arabes, comme dans les maisons des particuliers de Constantinople.
Les bassins de marbre, les bains, les fontaines jaillissantes, font les délices des Orientaux, qui les placent aux premiers étages, sans craindre de trop charger le plancher. C'était aussi le goût des Sarrasins et des Maures, comme il parait par leurs anciens palais, et surtout par celui de l'Alhambra qui est à Grenade en Espagne, où l'on montre encore comme un prodige d'architecture, le pavé de la salle des Lions, qui est fait de plaques de marbre plus grandes que celles des tombes de nos églises.
S'il y a quelques beaux morceaux dans le serrail, ce sont des pièces que les ambassadeurs des princes y ont fait apporter, comme des glaces de France et de Venise, des tapis de Perse, des vases d'Orient. On dit que la plupart des pavillons y sont soutenus par des arcades, au-dessous desquelles sont les logements des officiers qui servent les sultanes. Ces dames occupent les dessus, qui sont ordinairement terminés en dômes couverts de plomb, ou en pointes chargées de croissants dorés ; les balcons, les galeries, les cabinets, les belveders, sont les endroits les plus agréables de ces appartements. Enfin à tout prendre de la manière qu'on dépeint ce palais, il ne laisse pas de répondre à la grandeur de son maître ; mais pour en faire un bel édifice, il faudrait le mettre à-bas, et se servir des matériaux pour en bâtir un autre sur un nouveau modèle.
L'entrée principale du serrail, est un gros pavillon à huit croisées ouvertes au - dessus de la porte ; une grande entrée qui est sur la porte même, quatre plus petites à gauche sur la même ligne, et autant de même grandeur à droite. Cette porte dont l'empire ottoman a pris le nom, est fort haute, simple, ceintrée en demi-cercle, avec une inscription arabe sous le ceintre ; et deux niches, une de chaque côté, creusées dans l'épaisseur du mur.
Elle ressemble plutôt à un corps-de-garde, qu'à l'entrée du palais d'un des plus grands princes du monde : c'est pourtant Mahomet II. qui la fit bâtir ; et pour marquer que c'est une maison royale, le comble du pavillon de l'entrée est relevé de deux tourillons : 50 capigis ou portiers, sont commandés pour la garde de cette porte ; mais ils n'ont ordinairement pour arme qu'une baguette à la main.
On entre d'abord dans une grande cour, beaucoup plus longue que large ; à droite sont les infirmeries, à gauche les logements des azancoglans, c'est-à-dire des personnes destinées aux charges les plus viles du serrail ; la cour des azancoglans renferme les chantiers pour le bois qui se brule dans le palais ; on y en met tous les ans quarante mille voies, et chaque voie est une charretée que deux bufles ont peine à tirer.
Tout le monde peut entrer dans la première cour du serrail ; les domestiques et les esclaves des pachas et des agas qui ont affaire à la cour, y restent pour attendre leurs maîtres, et prendre soin de leurs chevaux : mais on y entendrait pour ainsi dire voler une mouche ; et si quelqu'un y rompait le silence par un ton de voix un peu trop élevé, ou qu'il parut manquer de respect pour la maison du prince, il serait bâtonné sur le champ par les officiers qui font la ronde : il semble même que les chevaux connaissent où ils sont, et sans-doute ils sont dressés à y marcher plus doucement que dans les rues.
Les infirmeries sont destinées pour les malades de la maison ; on les y conduit dans de petits chariots fermés, et tirés par deux hommes. Quand la cour est à Constantinople, le premier médecin et le premier chirurgien y font leurs visites tous les jours, et l'on assure que l'on y prend grand soin des malades : on dit même qu'il y en a plusieurs qui ne sont pas trop incommodés, et qui n'y vont que pour s'y reposer et pour y boire du vin ; l'usage de cette liqueur, défendue sévérement partout ailleurs, est toléré dans les infirmeries, pourvu que l'eunuque qui est à la porte, ne surprenne pas ceux qui le portent ; car en ce cas, le vin est répandu par terre, et les porteurs sont condamnés à deux ou trois cent coups de bâton.
De la première cour on passe à la seconde ; son entrée est aussi gardée par 50 capigis. Cette cour est carrée, d'environ 300 pas de diamètre, mais plus belle et plus agréable que la première ; les chemins en sont pavés, et les allées bien entretenues ; tout le reste est en gazon fort propre, dont la verdure n'est interrompue que par des fontaines qui en entretiennent la fraicheur.
Le trésor du grand - seigneur, et la petite écurie sont à gauche, et l'on y montre une fontaine où l'on faisait autrefois couper la tête aux pachas condamnés à mort ; les offices et les cuisines sont à droite, embellies de leurs dômes, mais sans cheminées : on y allume le feu dans le milieu, et la fumée passe par des trous dont les dômes sont percés. La première de ces cuisines est destinée pour le grand - seigneur ; la seconde pour la première sultane, et la troisième pour les autres sultanes ; la quatrième pour le capiaga ou commandant des portes ; dans la cinquième on prépare à manger pour les ministres qui se trouvent au divan ; la sixième est pour les pages du grand-seigneur, que l'on nomme ichoglans ; la septième est pour les officiers du serrail ; la huitième pour les femmes et les filles qui servent dans ce palais ; la neuvième pour tous ceux qui sont obligés de se trouver dans la cour du divan les jours de justice. On n'y apprête guère de gibier ; mais outre les quarante mille bœufs que l'on y consomme tous les ans, frais ou salés, les pourvoyeurs doivent fournir tous les jours 200 moutons ; 100 agneaux ou chevreaux, suivant les saisons ; 10 veaux ; 200 poules ; 200 paires de poulets ; 100 paires de pigeons ; 50 aisons. Voilà pour nourrir bien du monde.
Tout à l'entour de la cour règne une galerie assez basse, couverte de plomb et soutenue par des colonnes de marbre. Il n'y a que le grand-seigneur qui entre à cheval dans cette cour ; c'est pour cela que la petite écurie s'y trouve, mais il n'y a de place que pour environ 30 chevaux ; on serre les harnais dans des salles qui sont au - dessus, et ce sont les plus riches harnais du monde, par la broderie et les pierres précieuses dont ils sont relevés.
La grande écurie dans laquelle on entretient environ mille chevaux pour les officiers du grand - seigneur, est du côté de la mer sur le Bosphore. Les jours que les ambassadeurs sont reçus à l'audience, les janissaires proprement vétus se rangent à droite sous la galerie. La salle où se tient le divan, c'est-à-dire où l'on rend la justice, est à gauche tout au fond de cette cour ; à droite est une porte par où l'on entre dans l'intérieur du serrail : le passage n'en est permis qu'aux personnes mandées.
Pour la salle du conseil ou divan, elle est grande, mais basse, couverte de plomb, lambrissée et dorée assez simplement à la moresque. On n'y voit qu'un grand tapis étendu sur l'estrade, où se mettent les officiers qui composent le conseil ; c'est - là que le grand-vizir, assisté de ses conseillers, juge sans appel de toutes les causes civiles et criminelles : le caïmacan tient sa place en son absence, et l'on y donne à manger aux ambassadeurs le jour de leur audience. Voilà tout ce qu'il est libre aux étrangers de voir dans le serrail ; pour pénétrer plus avant la curiosité couterait trop cher.
Les dehors de ce palais du côté du port, n'ont rien de remarquable que le kiosc ou pavillon, qui est vis-à-vis de Galata ; ce pavillon est soutenu par douze colonnes de marbre ; il est lambrissé, peint à la persienne et richement meublé. Le grand - seigneur y vient quelquefois pour avoir le plaisir de remarquer ce qui se passe dans le port, ou pour s'embarquer lorsqu'il veut se promener sur le canal.
Le pavillon qui est du côté du Bosphore, est plus élevé que celui du port, et il est bâti sur des arcades qui soutiennent trois salons terminés par des dômes dorés. Le prince s'y vient divertir avec ses femmes et ses muets : tous ces quais sont couverts d'artillerie, mais sans affuts ; la plupart des canons sont braqués à fleur d'eau ; le plus gros qui est celui qui obligea, dit - on, Babylone à se rendre au sultan Mourat, est par distinction dans une loge particulière. Cette artillerie fait grand plaisir aux Mahométans ; car on la tire pour les avertir que le carême est fini, et qu'il ne faut plus jeuner : on la décharge aussi les jours de réjouissance, et pour les conquêtes des sultants ou de leurs généraux.
Telle est la description qu'a donné Tournefort du serrail et de ses dépendances. La paresse asiatique rend de tels palais des lieux de délices pour tous les hommes de la cour du prince ; des gens qui ne craignent que le travail, peuvent trouver leur bonheur dans des lieux où l'on n'a rien à faire. Mais quels peuvent être les plaisirs et les amusements des femmes du sultan, qui sont à jamais enfermées dans ces sortes de prisons ? On est dispensé d'en rien savoir, puisque ces dames ne tombent pas plus sous les sens d'aucun étranger, que si elles étaient des esprits purs. Ces beautés rares de Mengrélie et de Georgie ne sont faites que pour amuser le sultan, et pour faire enrager les eunuques. Tous les gouverneurs des provinces font à l'envi présent au grand - seigneur, des plus belles personnes de l'empire, non-seulement pour lui plaire, mais pour tâcher de se faire des créatures dans le palais, qui puissent les avancer. Ce n'est point la naissance qui règle les prérogatives des filles que leur sort conduit dans le serrail, c'est leur beauté, au goût du grand-seigneur, qui peut faire leur fortune. Ainsi la fille d'un berger peut devenir sultane favorite, et l'emporter sur cent autres que le sultan juge à-propos de négliger.
Après sa mort les femmes qu'il a daigné honorer de ses caresses, et les filles majeures passent dans le vieux serrail de Constantinople où elles sechent de langueur. Le vieux serrail qui est proche de la mosquée du sultan Bajazet, fut bâti par Mahomet II. On y confine ces pauvres femmes ou filles pour y pleurer tout à loisir la mort du prince ou celle de leurs enfants, que le nouveau sultan fait quelquefois étrangler. Ce serait un crime de pleurer dans le serrail où loge l'empereur ; au contraire chacun s'empresse d'y témoigner de la joie pour son avénement à l'empire. Les plus jeunes filles sont quelquefois réservées pour lui, ou mariées à des pachas qui les recherchent, au refus du sultan. Quoi qu'il en sait, comme c'est un crime de voir celles qui restent dans le palais, il ne faut point compter sur tout ce qu'on en a écrit ; quand même on pourrait trouver le moyen d'y entrer un seul instant, qui est - ce qui voudrait mourir pour un coup d'oeil si mal employé ? Tout ce qu'on peut penser de mieux, c'est de regarder les sultanes favorites comme les moins malheureuses esclaves qui soient au monde. Mais de combien la liberté est-elle préférable à un si faible bonheur ! (D.J.)