S. f. (Peinture) Ce terme, que nous avons formé du mot italien schizzo, a parmi nous une signification plus déterminée que dans son pays natal : voici celle que donne, au mot italien schizzo, le dictionnaire de la Crusca : spezie di disegno senza ombra, e non terminato ; espèce de dessein sans ombre et non terminé. Il parait par-là que le mot esquisse, en italien, se rapproche de la signification du mot français ébauche ; et il est vrai que chez nous esquisser veut dire former des traits qui ne sont ni ombrés ni terminés ; mais par une singularité dont l'usage peut seul rendre raison, faire une esquisse ou esquisser, ne veut pas dire précisément la même chose. Cette première façon de s'exprimer, faire une esquisse, signifie tracer rapidement la pensée d'un sujet de peinture, pour juger ensuite si elle vaudra la peine d'être mise en usage ; c'est sur cette signification du mot esquisse que je vais m'arrêter, comme celle qui mérite une attention particulière de la part des Artistes.
La difficulté de rendre plus précisément le sens de ce mot, vient de ce qu'au lieu d'avoir été pris dans les termes généraux de la langue, pour être adopté particulièrement à la Peinture, il a été au contraire emprunté de la Peinture pour devenir un terme plus général : on dit faire l'esquisse d'un poème, d'un ouvrage, d'un projet, etc.
En Peinture, l'esquisse ne dépend en aucune façon des moyens qu'on peut employer pour la produire.
L'artiste se sert, pour rendre une idée qui s'offre à son imagination, de tous les moyens qui se présentent sous sa main ; le charbon, la pierre de couleur, la plume, le pinceau, tout concourt à son but à-peu-près également. Si quelque raison peut déterminer sur le choix, la préférence est dû. à celui des moyens dont l'emploi est plus facîle et plus prompt, parce que l'esprit perd toujours de son feu par la lenteur des moyens dont il est obligé de se servir pour exprimer et fixer ses conceptions.
L'esquisse est donc ici la première idée rendue d'un sujet de Peinture. L'artiste qui veut la créer, et dans l'imagination duquel ce sujet se montre sous différents aspects, risque de voir s'évanouir des formes qui se présentent en trop grand nombre, s'il ne les fixe par des traits qui puissent lui en rappeler le souvenir.
Pour parvenir à suivre le rapide essor de son génie, il ne s'occupe point à surmonter les difficultés que la pratique de son art lui oppose sans cesse ; sa main agit pour ainsi dire théoriquement, elle trace des lignes auxquelles l'habitude de dessiner donne à-peu-près les formes nécessaires pour y reconnaître les objets ; l'imagination, maîtresse absolue de cet ouvrage, ne souffre qu'impatiemment le plus petit ralentissement dans sa production. C'est cette rapidité d'exécution qui est le principe du feu qu'on voit briller dans les esquisses des peintres de génie ; on y reconnait l'empreinte du mouvement de leur âme, on en calcule la force et la fécondité. S'il est aisé de sentir par ce que je viens de dire, qu'il n'est pas plus possible de donner des principes pour faire de belles esquisses que pour avoir un beau génie, on doit en inférer aussi que rien ne peut être plus avantageux pour échauffer les Artistes, et pour les former, que d'étudier ces sortes de desseins des grands maîtres, et surtout de ceux qui ont réussi dans la partie de la composition.
Mais pour tirer de cette étude un avantage solide, il faut, lorsqu'on est à portée de le faire, comparer ensemble les différentes esquisses que les célèbres artistes ont fait servir de préparation à leurs ouvrages : il est rare qu'un peintre de génie se soit borné à une seule idée pour une composition. Si quelquefois la première a l'avantage d'être plus chaude et plus brillante, elle est sujette aussi à des défauts inséparables de la rapidité avec laquelle elle a été conçue, l'esquisse qui suivra ce premier dessein offrira les effets d'une imagination déjà modérée ; les autres marqueront enfin la route que le jugement de l'artiste a suivie, et que le jeune élève a intérêt de découvrir. Si après ce développement d'idées que fournissent différentes esquisses d'un grand maître, on examine les études particulières qu'il a faites sur la Nature pour chaque figure, pour chaque membre, pour le nud de ces figures, et enfin pour leurs draperies, on découvrira la marche entière du génie, et ce qu'on peut appeler l'esprit de l'art. C'est ainsi que les brouillons d'un auteur célèbre pourraient souvent, mieux que des traités, montrer dans l'Eloquence et dans la Poésie les routes naturelles qui conduisent à la perfection.
Pour terminer la suite d'études et de réflexions que je viens d'indiquer, il est enfin nécessaire de comparer avec le tableau fini, tout ce que le peintre a produit pour parvenir à le rendre parfait. Voilà les fruits qu'on peut retirer, comme artiste, de l'examen raisonné des esquisses des grands maîtres ; on peut aussi, comme amateur, trouver dans cet examen une source intarissable de réflexions différentes sur le caractère des Artistes, sur leur manière, et sur une infinité de faits particuliers qui les regardent : on y voit quelquefois, par exemple, des preuves de la gêne que leur ont imposée les personnes qui les ont employés, et qui les ont forcés à abandonner des idées raisonnables pour y substituer des idées absurdes. La superstition ou l'orgueil des princes et des particuliers ont souvent produit par la main des Arts, de ces fruits extravagans dont il serait injuste d'accuser les artistes qui les ont fait paraitre. Dans plusieurs compositions, l'artiste pour sa justification aurait dû écrire au bas : j'ai exécuté ; tel prince a ordonné. Les connaisseurs et la postérité seraient alors en état de rendre à chacun ce qui lui serait dû. et de pardonner au génie luttant contre la sottise. Les esquisses produisent, jusqu'à un certain point, l'effet de l'inscription que nous demandons.
L'on y retrouve quelquefois la composition simple et convenable d'un tableau, dans l'exécution duquel on a été fâché de trouver des figures allégoriques, disparates, ou des assemblages d'objets qui n'étaient pas faits pour se trouver ensemble. Le tableau de Raphaël qui représente Attila, dont les projets sont suspendus par l'apparition des apôtres S. Pierre et S. Paul, en est un exemple. Il est peu de personnes qui ne sachent que dans l'exécution de ce tableau, qui est à Rome, au lieu de S. Léon, Leon X. en habits pontificaux, accompagné d'un cortège nombreux, fait la principale partie de la composition. Un dessein du cabinet du Roi disculpe Raphaël de cette servîle et basse flatterie, pour laquelle et la grandeur du miracle, et la convenance du sujet, et le costume, et les beautés de l'art même ont été sacrifiés.
Le dessein représente une première idée de Raphaël sur ce sujet qui est digne de lui ; il n'y est point question de Léon X. de sa ressemblance, ni de son cortège ; S. Léon même n'y parait que dans l'éloignement ; l'action d'Attila, l'effet que produit sur lui et sur les soldats qui l'accompagnent, l'apparition des apôtres est l'objet principal de son ordonnance, et la passion intéressante qu'il se proposait d'exprimer. Mais c'en est assez, ce me semble, pour indiquer les avantages qu'on peut tirer de l'étude et de l'examen des esquisses ; il me reste à faire quelques réflexions sur les dangers que préparent aux jeunes artistes les attraits de ce genre de composition.
La marche ordinaire de l'art de la Peinture est telle que le temps de la jeunesse, qui doit être destiné à l'exercice fréquent des parties de la pratique de l'art, est celui dans lequel il semble qu'on soit plus porté aux charmes qui naissent de la partie de l'esprit ; c'est en effet pendant le cours de cet âge que l'imagination s'échauffe aisément, c'est la saison de l'enthousiasme, c'est le moment où l'on est impatient de produire, enfin c'est l'âge des esquisses ; aussi rien de plus ordinaire dans les jeunes élèves, que le désir et la facilité de produire des esquisses de composition, et rien de si dangereux pour eux que de se livrer avec trop d'ardeur à ce penchant. L'indécision dans l'ordonnance, l'incorrection dans le dessein, l'aversion de terminer, en sont ordinairement la suite ; et le danger est d'autant plus grand, qu'ils sont presque certains de séduire par ce genre de composition libre, dans lequel le spectateur exige peu, et se charge d'ajouter à l'aide de son imagination tout ce qui y manque. Il arrive de-là que les défauts prennent le nom de beautés ; en effet, que le trait par lequel on indique les figures d'une esquisse soit outré, on y croit démêler une intention hardie et une expression mâle ; que l'ordonnance soit confuse et chargée, on s'imagine y voir briller le feu d'une imagination féconde et intarissable : qu'arrive-t-il après ces présages trompeurs ou mal expliqués ? l'un dans l'exécution finie offre des figures estropiées, des expressions exagérées ; l'autre ne peut sortir du labyrinthe dans lequel il s'est embarrassé ; le tableau ne peut plus contenir dans son vaste champ le nombre d'objets que l'esquisse promettait, et les artistes reduits à se borner au talent de faire des esquisses n'ont pas tous les talents qui ont acquis à la Fage et au Parmesan une réputation dans ce genre.
L'artiste ne doit donc faire qu'un usage juste et modéré des esquisses ; elles ne doivent être pour lui qu'un secours pour fixer les idées qu'il conçoit, quand ces idées le méritent. Il doit se précautionner contre la séduction des idées nombreuses, vagues, et peu raisonnées que présentent ordinairement les esquisses ; et plus il s'est permis d'indépendance en ne se refusant rien de ce qui s'est présenté à son esprit, plus il doit faire un examen rigoureux de ces productions libertines lorsqu'il veut arrêter sa composition ; c'est par les règles de cette partie de la Peinture, c'est-à-dire par les préceptes de la composition, et au tribunal de la raison et du jugement, qu'il verra terminer les indécisions de l'amour propre, et décider du juste mérite de ses esquisses. Cet article est de M. WATELET.