S. m. (Droit naturel) Relation la plus étroite qu'il y ait dans la nature. " Tu es père, dit le Bramine inspiré, ton enfant est un dépôt que le ciel t'a confié ; c'est à toi d'en prendre soin. De sa bonne ou de sa mauvaise éducation dépendra le bonheur ou le malheur de tes jours ; fardeau honteux de la société, si le vice l'emporte, il sera ton opprobre ; utîle à sa patrie, s'il est vertueux, il fera l'honneur de tes vieux jours. "
On ne connait jamais bien la joie des pères ni leurs chagrins, dit Bacon, parce qu'ils ne peuvent exprimer leur plaisir, et qu'ils n'osent parler de leurs peines. L'amour paternel leur rend les soins et les fatigues plus supportables ; mais il rend aussi les malheurs et les pertes doublement amères ; toutefois si cet état augmente les inquiétudes de la vie, il est mêlé de plaisirs indicibles, et a l'avantage d'adoucir les horreurs et l'image de la mort.
Une femme, des enfants, autant d'ôtages qu'un homme donne à la fortune. Un père de famille ne peut être méchant, ni vertueux impunément. Celui qui vit dans le célibat, devient aisément indifférent sur l'avenir qui ne doit point l'intéresser ; mais un père qui doit se survivre dans sa race, tient à cet avenir par des liens éternels. Aussi remarque-t-on en particulier, que les pères qui ont fait la fortune ou l'élévation de leur famille, aiment plus tendrement leurs enfants ; sans doute, parce qu'ils les envisagent sous deux rapports également intéressants, et comme leurs héritiers, et comme leurs créatures ; il est beau de se lier ainsi par ses propres bienfaits.
Mais que l'avarice et la dureté des pères est condamnable et mal entendue, puisqu'elle ne tourne qu'à leur préjudice ! leurs enfants en contractent une bassesse de sentiments, un esprit de fourberie et de mauvaise conduite, qui les déshonore, et qui fait mépriser une famille entière ; c'est d'ailleurs une grande sottise d'être avare, pour faire tôt ou tard des prodigues.
C'est une autre coutume fort mauvaise, quoiqu' ordinaire chez les pères, de mettre dès le bas âge entre ses enfants des distinctions et des prééminences, qui produisent ensuite des discordes, lorsqu'ils sont dans un âge plus avancé, et causent des divisions dans les familles.
Il est honteux de sacrifier des enfants à son ambition par des destinations forcées ; il faut seulement tâcher de tourner de bonne heure leurs inclinations vers le genre de vie dont on a fait choix pour eux, quand ils n'étaient pas encore dans l'âge de se décider ; mais dès qu'un enfant a une répugnance ou un penchant bien marqué pour une autre vocation que celle qu'on lui destinait ; c'est la voix du destin, il y faut céder.
On remarque presque toujours dans une nombreuse famille, qu'on fait grand cas d'un des ainés, qu'il y en a un autre parmi les plus jeunes qui fait les délices du père et de la mère, et ceux qui sont entre deux se voient presque oubliés ; c'est une injustice ; le droit d'ainesse en est une autre. Enfin, les cadets réussissent très-rarement, ou pour mieux dire, ne réussissent jamais, lorsque par une prédilection injuste, l'on a pour l'amour d'eux deshérité les ainés.
L'obligation naturelle qu'a le père de nourrir ses enfants, a fait établir le mariage, qui déclare celui qui doit remplir cette obligation ; mais comme les enfants n'acquièrent de la raison que par degrés, il ne suffit pas aux pères de les nourrir, il faut encore qu'ils les élèvent et qu'ils les conduisent ; déjà ils pourraient vivre, et ils ne peuvent pas se gouverner. Enfin, quoique la loi naturelle ordonne aux pères de nourrir et d'élever leurs enfants, elle ne les oblige pas de les faire héritiers. Le partage des biens, les lois sur ce partage, les successions après la mort de celui qui a eu ce partage, tout cela ne peut être réglé que par la société, et par conséquent par des lois politiques ou civiles. Il est vrai que l'ordre politique ou civil, demande ordinairement que les enfants succedent aux pères ; mais il ne l'exige pas toujours. Voyez M. de Montesquieu.
Quant à l'origine et à l'étendue du pouvoir paternel, voyez POUVOIR PATERNEL ; c'est une matière délicate à traiter. (D.J.)
PERE naturel est celui qui a eu un enfant d'une personne avec laquelle il n'était point marié, dans ce cas le père est toujours incertain, au lieu que la mère est certaine.
PERE légitime est celui qui a eu un enfant d'un mariage légitime, pater est quem nuptiae demonstrant.
PERE putatif est celui qui est réputé le père d'un enfant, quoiqu'il ne le soit pas en effet.
PERE adoptif est celui qui a adopté quelqu'un pour son enfant. Voyez ADOPTION.
Les pères et mères doivent des aliments à leurs enfants, soit naturels ou légitimes, du-moins jusqu'à ce qu'ils soient en état de gagner leur vie.
Les enfants doivent aussi des aliments à leurs père et mère, au cas que ceux-ci tombent dans l'indigence.
Chez les Romains, le pouvoir des pères sur leurs enfants était extrêmement étendu ; ils devaient tuer ceux qui leur naissaient avec des difformités considérables ; ils avaient aussi droit de vie et de mort sur ceux même qui étaient bien constitués, et pouvaient les vendre ; ils pouvaient aussi les exposer et leur faire souffrir toutes sortes de supplices.
Les Gaulois et plusieurs autres nations pratiquaient la même chose ; mais ce pouvoir trop rigoureux fut restreint par Justinien, et présentement les pères n'ont plus sur leurs enfants qu'un droit de correction modérée.
Quant aux autres droits attachés à la qualité de père, voyez GARDE, ÉMANCIPATION, et MARIAGE, PUISSANCE PATERNELLE, SECONDES NOCES.
Les enfants doivent porter honneur et respect à leurs pères et mères ; c'est la loi divine qui le leur commande.
Les pères sont obligés de doter leurs enfants, et singulièrement leurs filles ; mais cette obligation naturelle ne produit point d'action civile.
Le père et le fils sont censés une même personne, soit par rapport à leur suffrage ou témoignage, soit en matière de donations.
La succession des meubles et acquêts des enfants décédés sans enfants, appartient aux pères et mères, comme plus proches parents. Voyez ACQUETS, PROGRES, SUCCESSION, RETOUR.
En matière criminelle, le père est responsable civilement du délit de son fils mineur.
Voyez aux institut. les titres de patria potestate, de nuptiis. (A)
PERE, (Critique sacrée) ce terme, outre la signification de père immédiat, en a quelques autres dans l'Ecriture qui y ont un rapport indirect. Dieu est nommé père de tous les hommes, comme créateur et conservateur de toutes les créatures. Père marque quelquefois l'ayeul, le bisayeul, l'auteur même d'une famille, quelqu'éloigné qu'il en soit ; ainsi Abraham est dit le père de plusieurs nations. Père marque encore les rais, les magistrats, les supérieurs, les maîtres ; il dénote aussi les personnes âgées, scribo vobis, patres, I. Joan. IIe 13. il marque enfin l'auteur ou l'inventeur de quelque chose. Satan est père du mensonge, Joan. VIIIe 44. Jubal fuit pater canentium citharâ, Gen. iv. 21. Jubal fut le premier qui instruisit les hommes à jouer de la cithare, ou qui inventa cet instrument de musique. (D.J.)
PERES CONSCRIPTS, (Histoire romaine) en latin patres conscripti, nom qu'on donnait aux sénateurs de Rome, par rapport à leur âge, ou à cause des soins qu'ils prenaient de leurs concitoyens. " Ceux qui composaient anciennement le conseil de la république, dit Salluste, avaient le corps affoibli par les années ; mais leur esprit était fortifié par la sagesse et par l'expérience. "
Il n'en était pas de même au temps de cet historien ; d'abord sous les rais, le nom de pères conscripts n'appartenait qu'à deux cent sénateurs qui s'accrurent tellement dans la suite, que l'on en comptait jusqu'à neuf cent sous Jules-César, au rapport de Dion.
PERE DE L'ÉGLISE, (Histoire ecclésiastique) on nomme pères de l'Eglise les écrivains ecclésiastiques grecs et latins, qui ont fleuri dans les six premiers siècles du Christianisme.
On en compte vingt-trois, savoir S. Ambraise, S. Athanase, Athénagore, S. Augustin, S. Basile, S. Chrisostôme, Clément d'Alexandrie, S. Cyprien, S. Cyrille d'Alexandrie, S. Cyrille de Jérusalem, S. Gregoire de Naziance, S. Gregoire de Nysse, S. Gregoire le grand, S. Hilaire, S. Jérôme, S. Irénée, S. Justin, Lactance, S. Léon, Minutius Felix, Origène, Tertullien et Théodoret. On leur joint S. Bernard qui a fleuri dans le XIIe siècle. Mais nous parlerons de chacun suivant l'ordre des temps.
Ces hommes célèbres à tant d'égards méritent bien que nous discourions d'eux dans ce dictionnaire avec beaucoup de recherche, à cause de leur foi, de leur piété, de leur gloire, de leurs vertus, de leur zèle pour les progrès de la religion, et de leurs ouvrages dont nous pouvons tirer de grandes lumières ; cependant, comme en matière de morale, de dogmes et sur quelque sujet que ce sait, il n'y a point d'hommes, ni de société d'hommes infaillibles ici-bas ; comme on ne doit aucune déférence aveugle à quelque autre autorité humaine que ce sait, en fait de sciences et de religion, il doit être permis d'apporter dans l'examen des écrits des pères la même méthode de critique et de discussion qu'on emploie dans tout autre auteur humain. Le respect même qui n'est dû qu'à l'autorité divine suppose toujours le discernement de la droite raison, afin de ne point prendre pour elle ce qui n'en a que l'apparence, et d'éviter de rendre à l'erreur un hommage qui n'est dû qu'à la vérité éternelle.
Justin martyr (Saint) était de Naplouse en Palestine. Il fit honneur au Christianisme par sa science et par la pureté de ses mœurs, et confirma sa doctrine par sa constance dans la foi dont il fut martyr l'an 167. Il nous reste de lui deux apologies pour les Chrétiens, un dialogue avec le juif Triphon, deux écrits adressés aux Gentils, et un traité de l'unité de Dieu, etc. Les meilleures éditions sont celles de Robert Etienne en 1551 et 1571, en grec ; celle de Commelin en 1593, en grec et en latin ; celle de Morel en 1656, grecque et latine ; et enfin celle de dom Prudent Maran, bénédictin, en 1742, in-fol.
Il parait que S. Justin a eu le premier sur le célibat et la continence des idées telles qu'elles lui ont fait regarder le mariage comme ayant par lui-même quelque chose d'impur ; du-moins ses expressions à ce sujet donnèrent lieu depuis à Tatien son disciple de traiter nettement le mariage de débauche et de fornication réelle.
Irénée (Saint), célèbre évêque de Lyon, né dans la Grèce vers l'an 120 de Jesus-Christ, fut disciple de Papias et de S. Polycarpe. Il devint le chef des églises des Gaules, et les gouverna avec zèle jusqu'à l'an 202, qu'il finit ses jours sous l'empire de Sevère. Il avait écrit en grec plusieurs ouvrages ; il ne reste qu'une version latine assez barbare des cinq livres qu'il composa contre les hérétiques ; quelques fragments grecs rapportés par divers auteurs, et une lettre du pape Victor sur le jour de la célébration de la Pâque qu'on trouve dans Eusebe ; les meilleures éditions de ses œuvres sont celles d'Erasme en 1526, de Grabe en 1702, et du P. Massuet en 1710, mais il y faut joindre les curieuses dissertations que Dodwel a composées sur les écrits de S. Irénée pour en faciliter l'intelligence, Dissertationes in Irenaeum, imprimées à Oxford en 1689, in-8°. Ces dissertations ne sont pourtant que les prolégomenes d'un ouvrage étendu que ce savant projetait de publier sur la nature des hérésies qui se formèrent dans l'Eglise primitive.
Photius prétend que ce père a corrompu, par des raisonnements étrangers et peu solides, la simplicité et l'exacte vérité des dogmes de l'Eglise. Nos critiques désireraient qu'il eut traité les vérités de la religion avec toute la gravité qui leur convient, et qu'il eut communément appuyé les dogmes de notre foi sur des fondements plus solides que ceux dont il fait usage. Ses livres contre les hérésies ne sont pas toujours remplis de raisonnements vrais et concluans. S. Irénée embrassa l'opinion des Millénaires : il avait sur le temps de la mort de Jesus-Christ un sentiment tout particulier, prétendant que notre Seigneur était âgé de plus de 40 ans quand il commença de prêcher l'Evangile. Il a posé une maxime qui a été adoptée par plusieurs autres pères ; c'est que toutes les fois que l'Ecriture sainte rapporte quelque action des patriarches ou des prophetes sans la blâmer, quelque mauvaise qu'elle nous paraisse d'ailleurs, il ne faut pas la condamner, mais y chercher un type. Enfin il a jeté les semences d'une opinion dangereuse, soutenue dans la suite ouvertement par S. Augustin, c'est que tout appartient aux fidèles et aux justes.
Athénagore, philosophe chrétien d'Athènes, se distingua dans le IIe siècle par son zèle pour la foi et par sa science. On a de lui une apologie pour les Chrétiens, adressée à Marc-Aurele Antonin et à Lucius-Aurele Commode l'an 179, si nous en croyons Baronius, ou l'an 168, si nous en croyons Dodwel. Son autre ouvrage est sur la résurrection des morts. Ces deux écrits se trouvent dans la bibliothèque des pères, et à la fin des éditions de S. Justin. Les Oeuvres d'Athénagore ont été imprimées à Oxford en 1682, par les soins de l'évêque Fell, en grec et en latin, avec des notes : on les réimprima à Leipsick en 1684 et 1686. Il faut y joindre la dissertation du P. Nourry, qui est la troisième du second tome de son Apparatus ad bibl. veter. patrum.
Athénagoras n'est pas bien purgé de toute hétérodoxie, selon l'opinion de plusieurs critiques. Ils trouvent qu'il est rempli d'idées platoniciennes. Il abandonne la providence particulière de toutes choses aux anges que Dieu a établis sur chacune, et laisse à l'Etre suprême une providence générale ; cette opinion vient en effet des principes de la philosophie de Platon. Il admet aussi deux sortes de mauvais anges : l'une comprend ceux que Dieu créa, et qui s'acquitèrent mal de la commission qu'ils avaient reçue de gouverner la matière ; l'autre renferme ceux qu'ils engendrèrent par le commerce qu'ils eurent avec les femmes. Athénagore n'a pas bien appliqué le passage de l'Evangîle qui blâme ceux qui répudient une femme pour en épouser une autre ; car il s'en sert à condamner les secondes nôces, qu'il traite sans détour d'honnête adultère. Je ne dirai rien des fausses idées qu'on lui reproche au sujet de la Trinité ; on peut lire sur cet article les originianae de M. Huet, l. II. c. IIIe Quant au style de ce philosophe chrétien, il est pur et bien attique, mais un peu trop chargé d'hyperbates et de parenthèses.
On a quelque raison d'être surpris que ce père de l'Eglise ait été inconnu à Eusebe, à S. Jérôme, et à presque tous les autres écrivains ecclésiastiques ; car on ne le trouve cité que dans un ouvrage d'Epiphanes.
M. Huet parle amplement d'un roman qui a paru sous le nom d'Athénagoras, et qu'il conjecture être de Philander ; ce roman dont on ne connait qu'une traduction française est intitulé : " Du vrai et parfait amour ; écrit en grec par Athénagoras, philosophe athénien, contenant les amours honnêtes de Théogone et de Charide, de Phérécidès et de Mélangénie. Paris 1599 et 1612, in -12 ".
Clément d'Alexandrie (Saint), après avoir étudié dans la Grèce, en Italie et en Orient, renonça aux erreurs du Paganisme, et fut prêtre et catéchiste d'Alexandrie en 290. Il mourut vers l'an 220 : il nous reste de lui plusieurs ouvrages en grec, qui ont été traduits en latin : ils sont remplis de beaucoup d'érudition. Les principaux sont les stromates, l'exhortation aux gentils, et le pédagogue. On a perdu un de ses ouvrages divisé en huit livres, et intitulé, les hypotyposes ; Hervet a traduit le premier ces traités de grec en latin. Heinsius en a donné une édition à Leyde en 1616, et ensuite en 1629, in-fol. C'est la meilleure de toutes. L'édition de Paris en 1641 est moins correcte et moins belle.
Tous les critiques ne sont pas également remplis d'admiration pour S. Clément d'Alexandrie. M. Dupin était d'avis de retrancher tous les endroits du pédagogue, où il est parlé de péchés contraires à la chasteté. M. Buddeus observe, d'après lui, que ce père a transporté dans le Christianisme plusieurs choses des dogmes et des expressions de la philosophie stoïcienne. Il représente son gnostique (ou l'homme chrétien) comme un homme entièrement exempt de passions. On désirerait de l'ordre dans les livres des stromates, ainsi que dans l'ouvrage du pédagogue : le style en est aussi trop négligé, et manque d'une gravité convenable. S. Clément fait profession de n'y point garder de méthode ; cependant en matière de morale, la liaison des pensées et l'ordre des sujets qu'on traite ne sont pas des choses indifférentes.
On trouve encore que les raisonnements de ce père de l'Eglise sont d'ordinaire vagues, obscurs, fondés ou sur de pures subtilités, ou sur de vaines allégories, ou sur de fausses explications de passages de l'Ecriture. On lui reproche d'avoir cherché à étaler une érudition mal-placée ; d'avoir jeté sur le papier sans d'assez mûres réflexions tout ce qui lui venait dans l'esprit ; enfin d'avoir débité quelquefois des maximes ou visiblement fausses ou fort outrées. Il est vrai qu'en condamnant sévèrement les mœurs de son siècle, il distingue rarement l'usage légitime des choses indifférentes de leur nature d'avec l'abus le plus criminel ; mais il serait aisé de défendre l'opinion qu'il avait sur le salut des Payens, regardant la Philosophie comme le moyen que Dieu leur avait donné pour y parvenir.
Tertullien (Quintus Septimus Florents Tertullianus) prêtre de Carthage et l'un des hommes célèbres que l'Afrique ait produits, était fils d'un centenier dans la milice. Il se fit chrétien, et se maria après son baptême : il prit ensuite la prêtrise, et alla à Rome. Il se sépara de l'Eglise catholique au commencement du IIIe siècle, et se fit montaniste, se laissant séduire par des révélations ridicules. Il parvint à une extrême vieillesse, et mourut sous le règne d'Antonin Caracalla vers l'an 216. Les meilleures éditions de ses œuvres sont celles de Rigault et de Venise en 1746, in-folio.
On remarque dans ses écrits un génie austère, une imagination allumée, un style énergique et impétueux, mais dur et obscur. Ses plus grands admirateurs conviennent que les raisonnements de Tertullien n'ont pas toute la justesse et la solidité que demanderaient les matières importantes qu'il discute. Le P. Ceillier et M. Dupin avouent que Tertullien a débité, étant encore dans le sein de l'Eglise, des règles de morale excessivement outrées, et qu'il a fait paraitre dès ses premiers ouvrages beaucoup de penchant aux sentiments les plus rigides. En effet, qu'on lise les écrits de ce père de l'Eglise avant qu'il donnât dans le montanisme, tout y respire ce tour d'esprit austère, qui ne sait pas garder un juste milieu dans ses jugements ; cette imagination africaine qui grossit les objets, cette impétuosité qui ne laisse pas le temps de les considérer avec attention.
Dans le traité de l'idolâtrie qu'il écrivit avant d'être montaniste, il condamne tout métier, toute profession qui regardait les choses dont les payens pouvaient faire quelque abus par des actes d'idolâtrie, quand même on n'aurait pas d'autres moyens pour subsister. Il déclame contre toutes sortes de couronnes, et principalement contre celles de laurier, comme ayant du rapport à l'idolâtrie. Il blâme la recherche et l'exercice des emplois publics ; il enseigne qu'il est absolument défendu aux Chrétiens de juger de la vie et de l'honneur des hommes ; ce qui, dit M. Nicole, est manifestement contre la doctrine et contre la pratique de l'Eglise. Il se déclare vivement contre les secondes noces, surtout dans ses livres de la monogamie. Enfin il regarde comme incompatible la qualité d'empereur et celle de chrétien.
Origène, l'un des plus savants écrivains ecclésiastiques de la primitive Eglise au IIIe siècle, naquit à Alexandrie l'an 185 de Jesus-Christ ; il eut pour maître S. Clément d'Alexandrie, et lui succéda dans la place de catéchiste. Il mourut à Tyr l'an 254 à 69 ans. Ses ouvrages sont fort connus : les principaux qui nous restent sont, 1° un traité contre Celse, dont Spencer a donné une bonne édition en grec et en latin, avec des notes ; 2° des homélies avec des commentaires sur l'Ecriture-sainte ; 3° la philocalie ; 4° des fragments de ses héxaples, recueillis par le P. Montfaucon, en deux volumes in-folio ; 5° le livre des principes, dont nous n'avons plus qu'une version latine. La plus ample édition de toutes les œuvres d'Origène est celle du P. de la Rue, bénédictin, en grec et en latin.
Son traité de la prière qui n'avait jamais été imprimé, le fut en grec et en latin à Oxford l'an 1686. Sa réponse au philosophe Celsus, qui est un des meilleurs livres de ce célèbre écrivain, a été publiée en français en 1700 : c'est M. Bouhereau qui est l'auteur de cette version.
M. Dupin a discuté fort au long tout ce qui regarde la vie et les ouvrages de ce père de l'Eglise. Il n'est pas le seul, il faut lui joindre 1° M. de la Motthe-le-Vayer, vie de Tertullien et d'Origène, Paris 1675, in-8° ; 2° l'histoire des mouvements arrivés dans l'Eglise au sujet d'Origène et de sa doctrine. Le P. Doucin jésuite est l'auteur de ce dernier ouvrage imprimé à Paris en 1700 ; il contient aussi un abrégé de la vie d'Origène.
On ne peut le lire, dit Bayle, sans déplorer le sort bizarre de l'esprit humain. Les mœurs d'Origène étaient d'une pureté admirable ; son zèle pour l'Evangîle était très-ardent ; affamé du martyre, il soutint avec une constance incroyable les tourments dont les persécuteurs de la foi se servirent contre lui ; tourments d'autant plus insupportables qu'on les faisait durer longtemps, en évitant avec soin qu'il n'expirât dans la torture. Son esprit fut grand, beau, sublime ; son savoir et sa lecture très-vastes, et néanmoins il tomba dans un prodigieux nombre d'hérésies, dont il n'y en a aucune qui ne soit monstrueuse ; ce sont les termes du P. Doucin ; et apparemment il n'y tomba qu'à cause qu'il avait tâché de sauver de l'insulte des payens les vérités du Christianisme, et de les rendre même croyables aux philosophes, ce qu'il désirait avec une ardeur extrême, ne doutant pas qu'avec eux il ne convertit l'univers. Tant de vertus, tant de beaux talents, un motif si plein de zèle, n'ont pu le garantir des erreurs dans les matières de la foi.
On ne s'imagine pas ordinairement que les erreurs de ce rare génie aient quelque liaison, elles semblent être la production d'un esprit vague et irrégulier ; cependant il parait, après un peu d'examen, qu'elles coulent d'une même source, et que ce sont des faussetés de systèmes qui forment une chaîne de conséquences. C'est dans ses trois livres des principes qu'il a développé et établi ses hérésies, tellement liées qu'on les voit toutes naître d'un même principe.
L'Origénisme charnel ne dura guère, et fut plus aisé à détruire que l'Origénisme spirituel qui était une manière de Quiétisme. Le charnel fut abhorré de tout le monde, ceux même qui en étaient infectés n'osèrent produire aux yeux des hommes une doctrine de cette espèce ; mais l'Origénisme spirituel dont les sectateurs, selon S. Epiphane, étaient irreprochables du côté de la pureté, ne put être éteint qu'après plus de deux siècles, et ce n'a pas été pour toujours.
Cyprien (Saint), natif de Carthage, y enseigna la rhétorique avant que d'être chrétien. Après sa conversion, arrivée en 246, il prit le nom de Cécile, et fut déclaré évêque de Carthage en 248. Il eut la tête tranchée dans la persécution de Valérien en 258. Les meilleures éditions de ses œuvres sont celles de Pamelius en 1568, de Rigault en 1648, d'Oxford en 1682, et finalement celle de M. Baluze, avec une préface de dom Prudent Maran bénédictin. M. Lambert Ponce a publié les œuvres de S. Cyprien en français, et dom Gervais anciens abbé de la Trappe a écrit sa vie.
La seconde naissance du nouvel homme dans ce père de l'Eglise hâta ses progrès dans la piété, sans le mettre à l'abri des erreurs humaines. Il se trompa dans son opinion de la défense de soi-même en la condamnant même pour sauver sa vie contre les attaques d'un injuste aggresseur. Il outra les idées de la religion dans ses louanges du célibat, de la continence, de l'aumône et du martyre ; mais il est fort excusable, n'ayant gouté de tels principes que dans le dessein de porter les hommes à des vertus dont ils ne franchissent guère les limites. Ainsi le défaut de justesse dans son jugement est en quelque sorte compensé par la droiture de son intention ; au reste, quoique ce soit un des pères qui ait le mieux écrit en latin, M. de Fénelon a remarqué que son style et sa diction sentent l'enflure de son temps et la dureté africaine. Il ajoute qu'on y trouve encore des ornements affectés, et particulièrement dans l'épitre à Donat, que S. Augustin cite néanmoins comme une pièce d'éloquence.
Minutius Felix naquit, à ce qu'on croit, en Afrique au commencement du IIIe siècle. Nous avons de lui un dialogue intitulé, Octavius, dans lequel il introduit un chrétien et un payen qui disputent ensemble. M. Rigault a publié en 1643 une bonne édition de ce dialogue : on l'a fondue depuis dans celle des œuvres de S. Cyprien en 1666 ; mais l'édition la plus recherchée est celle de Jean Davies, à Cambridge en 1678, et réimprimée à Londres en 1711. M. Perrot d'Ablancourt a aussi mis au jour une traduction française de Minutius Felix.
Je souscris volontiers aux éloges que Lactance et S. Jérôme ont faits du dialogue de Minutius Félix, quoique l'auteur me paraisse avoir trop effleuré son sujet ; mais on peut moins le justifier sur d'autres reproches plus importants. Il semble faire regarder les secondes noces comme un véritable adultère ; il condamne sans aucune exception l'usage des couronnes de fleurs ; enfin, séduit par la force de son imagination, il ne se contente pas de louer le signe de la croix que faisaient les chrétiens en mémoire de la crucifixion de notre Sauveur, il prétend que ce signe est naturel à tous les hommes, et qu'il entrait même dans la religion des payens. Apolog. c. xxjx.
Lactance était africain, selon Baronius ; et selon d'autres, était natif de Fermo dans la Marche d'Ancone. Il fleurissait au commencement du IVe siècle, étudia la Rhétorique sous Arnobe, et fut choisi par l'empereur Constantin pour être précepteur de son fils Crispe César. La plus ample édition de ses œuvres est celle de Paris 1748, en deux volumes in-4°.
Les institutions divines en sept livres, sont le principal ouvrage de Lactance. S. Jérôme trouve qu'il renverse mieux les erreurs des payens, qu'il n'est habîle à établir les dogmes des chrétiens. Il lui reproche de n'être pas exempt de fautes, et de s'être plus appliqué à l'Eloquence et à la Philosophie, qu'à l'étude de la Théologie. Quoi qu'il en sait, c'est de tous les anciens auteurs ecclésiastiques latins, celui qui a le mieux écrit dans cette langue. Il évita le mauvais tour d'expressions de Tertullien et de S. Cyprien, préférant la netteté du style à l'enflure et au gigantesque ; mais adoptant les idées de ses prédécesseurs, il condamne absolument la défense de soi-même contre tout aggresseur, et regarde le prêt à usure comme une espèce de larcin.
On lui a attribué le traité de la mort des persécuteurs, que Baluze a donné le premier au public ; mais quelques savants doutent que ce traité soit de Lactance, et le P. Nourry prétend qu'il est de Lucius Caecilius, qui vivait au commencement du IVe siècle.
Hilaire, S. évêque de Poitiers, lieu de sa naissance, et docteur de l'Eglise, quitta le Paganisme, et embrassa la religion chrétienne avec sa femme et sa fille. Il mourut en 368, après avoir mené une vie agitée de troubles et de disputes qu'il eut sans cesse avec les Ariens. Cependant il a fait plusieurs ouvrages : outre un traité sur le nombre septenaire qui s'est perdu, il a écrit douze livres sur la Trinité, et des commentaires sur l'Ecriture. Les Bénédictins ont publié le recueil de ses œuvres en 1686, et le comte Scipion Maffey en a mis au jour à Vérone en 1730, une nouvelle édition fort augmentée.
Saint Jérôme appelle saint Hilaire le rhône de l'éloquence latine, latinae eloquentiae rhodanus. Je laisse à expliquer cette épithète ; je dirai seulement que les commentaires de l'évêque de Poitiers sur l'Ecriture, sont une simple compilation d'Origène, dont il se faisait lire les écrits par Héliodore.
Anastase, Saint, patriarche d'Alexandrie, était égyptien ; il assista au concîle de Nicée en 315, et obtint l'année suivante le siège d'Alexandrie, dont il fut dépossédé en 335. Il éprouva plusieurs fois pendant le cours de sa vie les faveurs et les disgraces de la fortune. Enfin, après avoir été tantôt exilé, tantôt rappelé par divers empereurs qui se succédèrent, il mourut le 3 Mai 373. Il n'est point l'auteur du symbole qui porte son nom.
Ses ouvrages roulent principalement sur la défense des mystères de la Trinité, de l'Incarnation, de la divinité du Verbe et du saint-Esprit. Nous en avons trois éditions estimées, celle de Commelin en 1600, celle de Pierre Naunius en 1627, et enfin celle du P. Montfaucon. M. Hermant a donné la vie de S. Athanase en français.
Ce père de l'Eglise parait ne s'être attaché qu'à la défense des dogmes du Christianisme : il y a peu de principes de morale dans ses ouvrages ; et ceux qui s'y rencontrent, si vous en exceptez ce qui regarde la suite de la persécution et de l'épiscopat, n'y sont pas traités dans l'étendue qu'ils méritent : c'est le jugement qu'en porte M. Dupin.
Cyrille, Saint, patriarche d'Alexandrie, succéda à Théophîle son oncle, le 6 Octobre 412. Après avoir fait des commentaires sur l'évangîle de saint Jean, et sur plusieurs autres livres de l'Ecriture. Il mourut en 444. Jean Aubert, chanoine de Laon, publia ses ouvrages en grec et en latin en 1638, en six tomes in-folio.
Les critiques les trouvent obscurs, diffus et pleins de subtilités métaphysiques. Nous avons sa réponse à l'empereur Julien, qui reprochait aux Chrétiens le culte de leurs reliques. S. Cyrille lui répond que ce culte était d'origine payenne, et que par conséquent l'empereur avait tort de le blâmer. Cyrill. contra Julian. lib. X. p. 336. Dans le fond, cette coutume réduite à ses justes bornes, pouvait avoir alors un usage fort utile. Il serait plus difficîle de justifier la faute que fit Cyrille d'Alexandrie, en érigeant en martyr un moine nommé Ammonius, qu'on avait condamné pour avoir insulté et blessé Oreste, gouverneur romain, au rapport de Socrate, dans son histoire ecclésiastique. Je passe à S. Cyrille de Jérusalem, que j'aurais dû nommer le premier.
Cyrille, S. patriarche de Jérusalem, succéda à Maxime en 350 ; et après bien des révolutions qu'il éprouva sur son siège, il mourut le 18 Mars 386. Il nous reste de ce père de l'Eglise 18 catechèses adressées aux cathécumènes, et cinq pour les nouveaux baptisés. On a encore de lui une lettre écrite à l'empereur Constance, sur l'apparition d'une croix lumineuse qui fut vue sur la ville de Jérusalem. La meilleure édition des œuvres de saint Cyrille, est celle du P. Touttée, en grec et en latin. M. Grancolas, docteur de Sorbonne, les a traduites en français avec des notes. Tout le monde peut les lire ; et si elles ne paraissent pas composées suivant les règles de l'art, il n'en faut point blâmer l'auteur, puisqu'il avoue lui-même en quelque manière, les avoir faites à la hâte et sans beaucoup de préparation.
Basîle le grand, S. naquit à Césarée en Cappadoce vers l'an 328. Il alla achever ses études à Athènes, où il lia une étroite amitié avec S. Grégoire de Nazianze. Il fut élu évêque de Césarée en 369, et travailla à la réunion des églises d'Orient et d'Occident qui étaient divisées au sujet de Méluc et de Paulin, deux évêques d'Antioche. Ensuite il écrivit contre Apollinaire et contre Eustache de Sébaste. Il mourut en 379. La meilleure édition de ses œuvres est celle du P. Garnier, en grec et en latin, Paris 1751, trois volumes in-fol. M. Herman, docteur de Sorbonne, a donné sa vie, avec une traduction des ascétiques de ce père de l'Eglise.
Erasme faisait un grand cas de l'éloquence de saint Basîle ; son style est pur et ses expressions élégantes. Ses lettres sur la discipline ecclésiastique, sont très-instructives ; et l'on trouve en général dans ses ouvrages beaucoup d'érudition. Mais il s'est fait, comme ses prédécesseurs, des idées outrées de la patience chrétienne. Il établit que tout laïque qui s'est défendu contre des brigands, doit être suspendu de la communion, et déposé s'il est du clergé. Il pensait aussi qu'il n'est pas permis à un chrétien d'avoir de procès, pas même pour les vêtements qui lui sont nécessaires pour couvrir son corps. Moral. régul. XLIX. cap. j. p. 455. tom. II.
Grégoire de Naziance, S. naquit dans le bourg d'Arianze, près de Naziance en Cappadoce, vers l'an 328. Il acheva ses études à Athènes avec S. Basile, qui fut le plus cher de ses amis. Il devint évêque de Constantinople en 379, et mourut dans sa patrie le 9 Mai 391. Ses ouvrages, qui consistent en 55 discours ou sermons, en plusieurs piéces de poésie, et en un grand nombre de lettres, ont été imprimés en grec et en latin en 1609, 2 volumes in-fol. avec des notes.
La piété de ce père n'est pas douteuse, mais l'on s'aperçoit que son ardente passion pour la retraite le rendit d'une humeur triste et chagrine ; c'est ce qui le fit aller au-delà des justes bornes dans le zèle qu'il témoigne contre les hérétiques. Le renoncement aux biens de ce monde, lorsqu'on ne peut les conserver sans préjudice du salut, semble être plutôt un vrai commandement qu'un simple conseil, à quoi Grégoire de Naziance parait néanmoins le rapporter. A l'égard de son style, il est peu châtié, quelquefois dur, et presque toujours excessivement figuré.
M. Dupin a remarqué que ce père de l'Eglise affecte trop les allusions, les comparaisons et les antithèses : Erasme trouve aussi qu'il aime les pointes et les jeux de mots. Les études d'Athènes étaient fort déchues quand S. Grégoire de Naziance et S. Basîle y allèrent : le raffinement d'esprit avait prévalu ; ainsi les pères instruits par les mauvais rhéteurs de leur temps, étaient nécessairement entrainés dans le préjugé universel.
Mais il connut par expérience les menées, les cabales, les intrigues et les abus qui règnent dans les synodes et dans les conciles : on en peut juger par sa réponse à une invitation pressante qu'on lui fit d'assister à un concîle solennel d'évêques qui devait se tenir à Constantinople. " S'il faut, répondit-il, vous écrire franchement la vérité, je suis dans la ferme résolution de fuir toute assemblée d'évêques, parce que je n'ai jamais Ve synode ni concîle qui ait eu un bon succès, et qui n'ait plutôt augmenté que diminué le mal. L'esprit de dispute et celui de domination (croyez que j'en parle sans fiel) y sont plus grands que je ne puis l'exprimer ".
Il fallait bien qu'alors le mal fût grand dans les assemblées ecclésiastiques, car on lit les mêmes protestations et les mêmes plaintes de saint Grégoire, répétées ailleurs avec encore plus de force. " Jamais, dit-il dans un de ses autres ouvrages, jamais je ne me trouverai dans aucun synode : on n'y voit que divisions, que querelles, que mystères honteux qui éclatent avec des hommes que la fureur domine ". Quoi, des évêques assemblés pour la religion, et dominés par la fureur ! Quel cas doit-on faire de leurs statuts et de leurs décisions, puisque l'esprit de l'Evangîle ne les animait point ? Remarquez que les termes grecs qu'emploie saint Grégoire, sont beaucoup plus énergiques que ma faible traduction.
Grégoire de Nysse, S. naquit en Cappadoce vers l'an 331 ; il était frère de saint Basile, fut élu évêque de Nysse en 372, il mourut le 9 Mars 396. Le P. Fronton du Duc a donné une édition de ses œuvres en 1605.
On y trouve beaucoup d'allégories, un style affecté, des raisonnements abstraits, et des opinions singulières. On attribue tous ces défauts à son attachement pour les livres d'Origène.
Ambraise, S. fils d'Ambraise préfet du prétoire des Gaules, naquit, selon la plus commune opinion, à Arles, vers l'an 340. Anicius Probus l'envoya en qualité de gouverneur, dans l'Emilie et la Ligurie ; il devint ensuite évêque de Milan en 374, convertit saint Augustin, et mourut en 397 âgé de 57 ans. La meilleure édition de ses œuvres est celle de Paris, donnée par les Bénédictins en 1691, en 2 vol. in-fol. Paulin, prêtre de Milan, qu'il ne faut pas confondre avec saint Paulin, a écrit sa vie.
Saint Ambraise est le premier, et presque le seul des Peres, qui a entrepris de donner une espèce d'abrégé d'une partie considérable de la Morale, dans ses trois livres des offices. On doit lui savoir gré d'avoir rompu la glace, en rassemblant dans cet ouvrage quantité de bonnes et excellentes choses, dont la pratique ne peut que rendre les hommes vertueux. Il est vrai que le traité de ce père de l'Eglise est bien au-dessous du chef-d'œuvre de l'orateur de Rome qu'il s'est proposé d'imiter, soit pour l'élégance du style, soit pour l'économie de l'ouvrage et l'arrangement des matières, soit pour la solidité des pensées et la justesse des raisonnements. Il est encore vrai que les exemples et les passages de l'Ecriture, qui font la principale partie de ce livre chrétien, n'y sont pas toujours heureusement appliqués ou expliqués. Enfin, S. Ambraise a semé dans cet ouvrage et dans ses autres écrits, les idées outrées de ses prédécesseurs sur l'étendue de la patience chrétienne et le mérite du célibat. Il a même adopté la fausse légende du martyre de sainte Thecle, pour en tirer un argument en faveur de l'excellence de la virginité.
Au milieu de ces idées portées trop loin contre le mariage, il semble en avoir eu d'autres sur l'adultère entièrement opposées à ses principes ; du-moins il s'est exprimé sur ce crime d'une façon qui donne lieu à la critique. En parlant du patriarche Abraham et d'Agar, il dit qu'avant la loi de Moïse et celle de l'Evangile, l'adultère n'était point défendu : il entend peut-être par adultère le concubinage ; ou bien le sens de saint Ambraise est qu'avant Moïse l'adultère n'était point défendu par une loi écrite qui décernât quelque peine contre ceux qui le commettaient. Mais on pourrait répliquer qu'Abraham n'avait nul besoin de la loi écrite pour savoir que l'adultère est illicite. Il faut donc avouer que S. Ambraise, S. Chrysostome, et d'autres pères de l'Eglise, s'étant persuadés à tort que les saints personnages dont il est fait mention dans l'Ecriture, étaient exempts de tous défauts, ont excusé ou même loué des choses qui ne pouvaient ni ne devaient être louées ou excusées.
Chrysostome (Saint Jean), naquit à Antioche vers l'an 347. Il étudia la Rhétorique sous Libanius, et la Philosophie sous Andragathe. Il fut élu patriarche de Constantinople en 397, et mourut en 407, à 60 ans. Les meilleures éditions de ses œuvres, sont celle de Henri Savîle à Oxford, en 1613, 8 tom. in-fol. tout en grec ; celle de Commelin et de Fronton, du Duc, en grec et en latin, 10 vol. in-fol. et enfin celle du père Montfaucon en grec et en latin, avec des notes, Paris 1718, in-fol. en 13 vol. M. Herman, Docteur de Sorbonne, a écrit sa vie : il est bien difficîle de la connaître au bout de treize siècles.
Tous les ouvrages où S. Chrysostôme traite de morale sont remplis de beaucoup de bonnes et de belles choses ; mais il faut se souvenir que c'est un orateur qui parle, et qu'il est excusable s'il n'est pas toujours exact dans ses expressions, ou dans ses pensées : l'imagination échauffée des orateurs, les porte bien davantage à émouvoir les passions, qu'à établir solidement la vérité ; c'est ainsi qu'en louant ce que firent Abraham et Sara, d'après le récit de la Genèse, c. xx. Ve 1. et suiv. S. Chrysostôme s'est laissé trop entraîner à son génie. Il se sert, dit le père Ceillier, d'expressions très-fortes et très-dures, pour peindre le danger auquel Abraham exposa Sara. En effet, rempli d'idées confuses sur ce sujet important, il s'est exprimé non seulement d'une manière peu propre à éclairer, mais encore capable de faire de fâcheuses impressions sur l'esprit de ses auditeurs et de ses lecteurs. Il a donné des fausses idées de Morale, en voulant justifier l'expédient dont Abraham se servit pour empêcher qu'on attentât à sa vie, s'il était reconnu pour mari de Sara ; en un mot, il semble avoir ignoré qu'il n'est pas permis de sauver ses jours, ni ceux d'un autre, par un crime.
Le meilleur aurait été d'avouer de bonne foi qu'il y avait eu de la faiblesse dans le fait d'Abraham et de Sara. L'histoire sainte ne nous détaille pas ici, non plus qu'en une infinité d'autres endroits, toutes les circonstances du fait, qui seraient nécessaires pour juger surement du bien ou du mal qu'il peut y avoir. Ainsi l'équité et la bonne critique veulent également que l'on ne condamne pas des actions qui, quelque apparence d'irrégularité qu'elles aient d'abord, sont telles qu'il est très-facîle d'imaginer des circonstances qui, étant connues, justifieraient pleinement la conduite de ceux que l'on rapporte simplement avoir fait ceci ou cela, sans aucune marque de condamnation. Or, qu'est-ce que dit Moyse ? Abraham allait en Egypte, pour se garantir de la famine qui regnait et s'augmentait de jour en jour dans le pays de Canaan ; car c'est une pure imagination que d'alléguer ici, comme fait S. Ambraise, un ordre de Dieu, qu'Abraham eut reçu, et auquel il ne put se dispenser d'obéir, au péril même de l'honneur de sa femme. Le patriarche, en approchant d'Egypte, fit réflexion que s'il y était reconnu pour mari de Sara qui, quoique dans un âge assez avancé, était encore d'une beauté à donner de l'amour, il courait lui-même risque que quelque Egyptien n'attentât à sa vie, pour lever, en se défaisant de lui, l'obstacle qui s'opposait à la possession de Sara.
Voilà tout ce qu'on peut inférer des termes de l'historien sacré. Il n'y a pas la moindre chose qui insinue qu'Abraham pensât à voir de ses propres yeux, sa femme entre les bras d'un autre ; ni, par conséquent, qu'il se passât dans son âme un combat entre la jalousie et la crainte de la mort, tel que le représente l'imagination de S. Chrysostôme. Au contraire, comme il est permis, et juste même de supposer que ce saint homme n'était ni indiffèrent sur le chapitre de l'honneur de sa femme, ni peu avisé, il y a tout lieu de croire qu'il avait bien examiné la situation présente des choses, et projeté des mesures très-apparentes qui accordassent le soin de sa propre conservation avec celui de l'honneur de sa femme.
Ou il craignait qu'on ne voulut lui enlever sa femme, pour en jouir par brutalité ; et en ces cas-là, on se serait fort peu embarrassé qu'elle eut un mari ou non, surtout un mari étranger, qui par-là n'était nullement redoutable, ou il appréhendait qu'on ne le tuât pour épouser Sara ; et c'est-là apparemment cette pensée qui seule lui fit prendre le parti, de concert avec elle, de se dire seulement son frère, afin qu'on inférât de-là qu'il n'était point son mari, sur quel fondement qu'on dû. croire que ces deux qualités ne pouvaient être réunies en une seule personne.
Or, dans cette supposition, il pouvait espérer de rendre inutiles par quelque adresse, les desseins et les efforts de ceux qui seraient frappés de la beauté de Sara, en disant, par exemple, qu'elle avait ailleurs un mari, ou qu'elle n'était pas en état de se marier pour quelqu'autre raison ; ou qu'elle demandait du temps pour y penser, et autres ruses légitimes que les circonstances auraient fournies ; de sorte que par ces moyens ou il aurait éludé les sollicitations, ou il se serait menagé la dernière ressource dans une retraite secrète.
Tout cela était d'autant plus plausible, qu'il comptait sur l'assistance du Ciel, éprouvée tant de fais, et qui parut ici par l'événement. Est-il besoin d'aller chercher autre chose pour mettre la conduite d'Abraham, en cette occasion, à l'abri de tout reproche ? Mais S. Chrysostôme aurait perdu l'occasion de faire briller son éloquence et la subtilité de son esprit, en représentant l'agitation d'un cœur saisi de passions vives et opposées, et en prêtant à ceux dont il parle, des pensées conformes à ces mouvements.
Jérôme (Saint), naquit à Stridon, ville de l'ancienne Pannonie, vers l'an 340 de J. C. Il fit ses études à Rome, où il eut pour maître le grammairien Donat, célèbre par ses commentaires sur Virgile et sur Térence. Il apprit l'hébreu à Jérusalem, vers l'an 376, et se rendit à Constantinople vers l'an 380, pour y entendre S. Grégoire de Naziance. Deux ans après il devint secretaire du pape Damase, publia un livre contre Helvidius, et ensuite mit au jour sa défense de la virginité contre Jovinien. Ce fut dans le monastère de Béthléem qu'il écrivit contre Vigilance, il eut aussi quelques disputes avec S. Augustin.
Il voyagea dans la Thrace, le Pont, la Bythinie, la Galatie et la Cappadoce ; il mourut l'an 420, âgé d'environ 80 ans. Ses œuvres ont d'abord été recueillies par les soins de Marianus Victorius. Il s'en fit une autre édition à Paris, en 1623, en 9 vol. in-fol. Le père Martianay, bénédictin de la congrégation de saint Maur, en a depuis publié une nouvelle édition qui passe pour la meilleure. On y a joint sa vie, faite par un auteur inconnu. D'un autre côté, le père Petau, dans la chronique du second tome de son livre de doctrina temporum, a donné la date des voyages et des principaux écrits de S. Jérôme.
C'est de tous les pères latins celui qui passe pour avoir eu le plus d'érudition ; tous les critiques ne conviennent cependant pas de sa grande habileté dans la langue hébraïque, quoiqu'il ait mis au jour une nouvelle version latine du vieux Testament sur l'hébreu, et qu'il ait corrigé l'ancienne version latine du Nouveau, pour la rendre conforme au grec. C'est cette version que l'église latine a depuis adoptée pour l'usage public, et qu'on appelle vulgate. Il a fait des commentaires sur les grands et petits prophetes, sur l'Ecclésiastesiaste, sur l'évangîle de S. Matthieu, sur les épitres de S. Paul aux Galates, aux Ephésiens, à Tite et à Philemon. Il a encore composé quantité de traités polémiques contre Montan, Helvidius, Jovinien, Vigilance, Rufin, les Pélagiens et les Origénistes, outre des lettres historiques. Enfin il a traduit quelques homélies d'Origène, et a continué la chronique d'Eusebe.
Si S. Jérôme eut joui du loisir nécessaire pour revoir ses ouvrages après les avoir composés, il en aurait sans doute retranché quantité de choses qui montrent qu'il écrivait avec une grande précipitation, et sans se donner la peine de méditer beaucoup. De-là vient que dans son épitre aux Ephésiens, il suit tantôt Origène, tantôt Didime, tantôt Apollinaire, dont les opinions étaient entièrement opposées. Il nous apprend lui-même la manière dont il composait ses écrits. Après avoir lu, dit-il, d'autres auteurs, je fais venir mon copiste, et je lui dicte tantôt mes pensées, tantôt celles d'autrui, sans me souvenir ni de l'ordre, ni quelquefois des paroles, ni même du sens.... itaque ut simpliciter fatear, legi haec omnia, et in mente mea plurima coacervants, accito notario, vel mea, vel aliena dictavi ; nec ordinis, nec verborum interdùm, nec sensuum memoriam retentants. Comment. in epist. ad Galat. tom. IX. pag. 158. D.... D'abord que mon copiste est arrivé, dit-il dans sa préface sur la même épitre, je lui dicte tout ce qui me vient dans la bouche ; car si je veux rêver pour dire quelque chose de meilleur, il me critique en lui-même, retire sa main, fronce le sourcil, et témoigne par toute sa contenance qu'il n'a que faire auprès de moi.... Accito notario, aut statim dicto quidquid in buccam venerit, aut si paululum voluero cogitare, melius aliquid prolaturus, tunc me tacitus ille reprehendit, manum contrahit, frontem rugat, et se frustra adesse, toto gestu corporis, contestatur. Praefat. in lib. III. comm. in Gall. tom. IV. pag. 189.
Plein d'un trop grand amour pour la vie solitaire, la sainteté de cette vie, celle de la virginité et du célibat, il parle en plusieurs endroits trop désavantageusement des secondes nôces. Il fut pendant longtemps admirateur et disciple déclaré d'Origène ; ensuite il abjura l'origénisme, en quoi il mérite d'être loué ; mais il serait à souhaiter qu'il eut montré moins de violence contre les Origénistes, en ne suggérant pas aux empereurs les lois pour leurs proscriptions, comme il le reconnait lui-même : il pouvait renoncer à l'erreur, sans maltraiter les errants. Pour quelle faiblesse aura-t-on de la condescendance, si l'on n'en a pas pour celles qu'on a soi-même éprouvées ? Son naturel vif et impétueux, et la lecture des auteurs profanes satyriques, dont il emprunta le style, ne le laissèrent pas le maître de ses expressions piquantes contre ses adversaires, et en particulier contre Vigilance, prêtre de Barcelone, auquel il avait donné lui-même le titre de saint, dans une lettre à Paulin.
Enfin, dit le fameux évêque d'Avranches, il serait à souhaiter que ce saint docteur eut eu plus d'égalité d'ame et de modération ; qu'il ne se fût pas laissé emporter si aisément à sa bile, ni s'abandonner à des opinions contraires, selon les circonstances des affaires et des temps ; ensuite qu'il n'eut pas chargé quelquefois d'injures les plus grands hommes de son siècle ; car il faut avouer que Rufin l'a souvent repris avec raison, et qu'il a lui-même souvent accusé Rufin sans le moindre fondement. Oregeniana, p. 205 et 206.
Augustin (Saint) naquit à Tagaste dans l'Afrique, le 13 Novembre 354. Son père nommé Patrice, n'était qu'un petit bourgeois de Tagaste. Sa mère s'appelait Monique, et était remplie de vertu. Leur fils n'avait nulle inclination pour l'étude. Il fallut néanmoins qu'il étudiât ; son père voulant l'avancer par cette voie, l'envoya faire ses humanités à Madeure, et sa réthorique à Carthage, vers la fin de l'an 371. Il y fit des progrès rapides, et il l'enseigna en 380. Ce fut alors qu'il prit une concubine, dont il eut un fils qu'il appela Adeodat, Dieu-donné, prodige d'esprit, à ce que dit le père ; et mort à 16 ans. S. Augustin embrassa le Manichéisme à Carthage, où sa mère alla le trouver pour tâcher de le tirer de cette hérésie, et de sa vie libertine.
Il vint à Rome, ensuite à Milan, pour y voir S. Ambraise qui le convertit l'an 384, et le baptisa l'an 387. fut ordonné prêtre l'an 391, et rendit des services très-importants à l'église par sa plume. Il mourut à Hippone durant le siege de cette ville par les Vandales, le 28 Aout 430, âgé de 76 ans.
On trouvera le détail de sa vie épiscopale et de ses écrits, dans la bibliothèque de M. Dupin, dans les acta eruditorum, 1683, et dans Moréri. La meilleure édition des œuvres de ce père, est celle qui a paru à Paris par les soins des bénédictins de S. Maur ; elle est divisée en 10 vol. in-fol. comme quelques autres ; mais avec un nouvel arrangement, ou une nouvelle économie dans chaque tome. Le I. et le II. furent imprimés l'an 1679 ; le III. parut en 1680 ; le IV. en 1681 ; le V. en 1683 ; le VI. et VII. en 1685 ; le VIII. et le IX. en 1688 ; et le X en 1690 : ce dernier volume contient les ouvrages que S. Augustin composa contre les Pélagiens. Son livre de la cité de Dieu, est celui qu'on estime le plus.
Mais l'approbation que les conciles et les papes ont donné à S. Augustin sur sa doctrine, a fait le plus grand bien à sa gloire. Peut-être que sans cela les Molinistes du dernier siècle auraient mis à néant son autorité. Aujourd'hui toute l'église romaine est dans l'engagement de respecter le système de ce père sur ce point ; cependant bien des gens pensent que sa doctrine, et celle de Jansénius évêque d'Ypres, sont une seule et même chose. Ils ajoutent que le concîle de Trente en condamnant les idées de Calvin sur le franc-arbitre, a nécessairement condamné celles de S. Augustin ; car il n'y a point de calvinistes, continue-t-on, qui aient nié le concours de la volonté humaine, et la liberté de notre âme, dans le sens que S. Augustin a donné aux mots de concours et de liberté. Il n'y a point de calvinistes qui ne reconnaissent le franc-arbitre, et son usage dans la conversion, en prenant ce mot selon les idées de l'évêque d'Hippone. Ceux que le concîle de Trente a condamnés, ne rejettent le franc-arbitre qu'en tant qu'il signifie la liberté d'indifférence ; les Thomistes le rejettent aussi, et ne laissent pas de passer pour très-catholiques. En un mot, la prédestination physique des Thomistes, la nécessité de S. Augustin, celle des Jansénistes, celle de Calvin, sont au fond la même chose ; néanmoins les Thomistes renoncent les Jansénistes, et les uns et autres prétendent qu'on les calomnie, quand on les accuse d'enseigner la doctrine de Calvin.
Les Arminiens n'ayant pas les mêmes ménagements à garder, ont abandonné saint Augustin à leurs adversaires, en le reconnaissant pour un aussi grand prédestinateur que Calvin lui-même ; et bien des gens croient que les Jésuites en auraient fait autant, s'ils avaient osé condamner un docteur de l'Eglise, que les papes et les conciles ont tant approuvé.
Un savant critique français loue principalement saint Augustin d'avoir reconnu son insuffisance pour interprêter l'Ecriture. Ce père de l'Eglise d'occident a très-bien remarqué, dit M. Simon, les qualités nécessaires pour cette besogne ; et comme il était modeste, il a avoué ingénuement que la plupart de ces qualités lui manquaient, et que même l'entreprise de répondre aux Manichéens était au-dessus de ses forces. Aussi n'est-il pas ordinairement heureux dans ses allégories, ni dans le sens littéral de l'Ecriture. Il convient encore lui-même s'être extrêmement pressé dans l'explication de la Genèse, et de lui avoir donné le sens allégorique quand il ne trouvait pas d'abord le sens littéral. Quand donc l'Eglise nous assure que ceux qui ont enseigné la Théologie, ont pris ce père de l'Eglise d'Occident pour leur guide ; ces paroles du breviaire romain ne signifient pas que les opinions de l'évêque d'Hippone soient toujours des articles de foi, et qu'il faille abandonner les autres pères lorsqu'ils ne s'accordent pas avec lui.
Le plus fâcheux est que les Scholastiques aient emprunté de saint Augustin la morale et la manière de la traiter ; car en établissant des principes, il a étalé plus d'art que de savoir et de justesse. Emporté par la chaleur de la dispute, il passe ordinairement d'une extrémité à l'autre. Quand il fait la guerre aux Ariens, on le croirait sabellien : s'agit-il de réfuter les Sabelliens, on le prendrait pour arien. Dispute-t-il contre les Pélagiens. Il se montre manichéen. attaque-t-il les Manichéens, le voilà presque Pélagien. Il ne dissimule point sa conduite, et reconnait avoir dit bien des choses à la légère, et qui demanderaient la lime.
Je pense qu'on doit mettre dans cette classe son opinion que Sara pouvait, en se servant du droit qu'elle avait sur le corps de son mari, l'engager à prendre Agar pour femme. Il s'est encore trompé plus fortement, en décidant que par le droit divin tout appartient aux justes ou aux fidèles, et que les infidèles ne possèdent rien légitimement.
Mais son opinion sur la persécution pour cause de religion, est d'autant plus inexcusable qu'il avait été d'abord dans des sentiments de douceur et de charité. Il commença par l'esprit et finit par la chair. Il osa le premier établir l'intolérance civile, maxime contraire à l'Evangîle ; à toutes les lumières du bon sens, à l'équité naturelle, à la charité, à la bonne politique. S'il eut vécu quelques années de plus, il aurait senti les mauvaises suites de son principe, et le tort qu'il avait eu d'abandonner le véritable ; il aurait Ve l'Arianisme triompher par les mêmes voies, dont il avait approuvé l'usage contre les Donatistes !
Léon I. saint, docteur de l'Eglise, monta sur le siege de Rome après Sixte III. le 10 Mai 440. Il s'attacha beaucoup à faire observer la discipline ecclésiastique, et mourut à Rome le 11 Novembre 461. Il nous reste de lui quantité de sermons et de lettres. La meilleure édition de ses œuvres est celle du père Quesnel, à Lyon, en 1700, in-fol.
M. Dupin trouve que saint Léon n'est pas fort fertîle sur les points de morale, qu'il les traite légèrement, et d'une manière qui n'est ni onctueuse, ni touchante. Il y a plus : sa morale glace d'effroi sur la manière de traiter les hérétiques ; car oubliant tout principe d'humanité, il approuve sans détour l'effusion du sang. C'est à lui surtout qu'on aurait dû répéter le discours que Jesus-Christ tint à ses apôtres pour arrêter la fougue de leur zèle : " vous ne savez de quel esprit vous êtes " !
Théodoret évêque de Cyr en Syrie, au cinquième siècle, l'un des savants pères de l'Eglise, naquit en 386. Simple dans sa maison, il embellit sa patrie de deux grands ponts, de bains publics, de fontaines et d'aqueducs. Il montra pendant quelque temps beaucoup d'attachement pour Jean d'Antioche et pour Nestorius, en faveur duquel il écrivit. Les uns croient qu'il mourut en 451, et d'autres reculent sa mort jusqu'à l'an 470. La meilleure édition de ses œuvres est celle du père Sirmond, en grec et en latin, en 4 volumes in-fol. Le père Garnier, jésuite, y joignit en 1684 un cinquième volume, pour compléter toutes les œuvres de ce père de l'Eglise.
Il est bien difficîle de justifier l'approbation que donna Théodoret à l'action d'Abdas ou Abdaa, évêque de Suze ville de Perse, qui du temps de Théodose le jeune, brula un des temples où l'on adorait le feu, et ne voulut point le rétablir. Le roi (nommé Isdeberge) en étant averti par les mages, envoya querir Abdas, et après l'avoir censuré avec beaucoup de douceur, il lui enjoignit de faire rebâtir le temple qu'il, venait de détruire, le menaçant, au cas qu'il y manquât, d'user d'une espèce de représaille sur les églises des Chrétiens ; en effet cette menace fut exécutée sur le refus obstiné d'Abdas, qui aima mieux perdre la vie et exposer les Chrétiens à une infinité de maux, que d'obéir à un ordre si juste. Théodoret qui rapporte cette histoire admire le refus d'Abdas, ajoutant que c'eut été une aussi grande impiété de bâtir un temple que de l'adorer.
Mais la décision de Théodoret n'est pas judicieuse, parce qu'il n'y a personne qui puisse se dispenser de cette loi de la religion naturelle : " il faut reparer par restitution ou autrement, le dommage qu'on a fait à son prochain ". Abdas, simple particulier et sujet du roi de Perse, en brulant le temple des mages, avait ruiné le bien d'autrui, et un bien d'autant plus privilégié qu'il appartenait à la religion dominante. D'ailleurs il n'y avait point de comparaison entre la construction d'un temple sans lequel les Perses n'auraient pas laissé d'être aussi idolâtres qu'auparavant, et la destruction de plusieurs églises chrétiennes. Envain répondrait-on que le temple qu'il aurait rebâti aurait servi à l'idolatrie, ce n'eut pas été lui qui l'aurait employé à cet usage.
Grégoire I saint, surnommé le Grand, naquit à Rome d'une famille patricienne. Pelage II. l'envoya nonce à Constantinople pour demander du secours contre les Lombards, mais il ne réussit pas dans ses négociations. Sa nonciature étant finie par le décès de l'empereur Tibere qui mourut en 582, il revint à Rome, servit quelque temps de secrétaire au pape Pelage, et ensuite il fut élu pape lui-même par le clergé, par le sénat, et par le peuple romain, le 3 Septembre 590.
Il parut par sa conduite qu'on ne pouvait pas choisir un homme qui fut plus digne de ce grand poste, car, outre qu'il était savant, et qu'il travaillait par lui-même à l'instruction de l'Eglise, soit en écrivant, soit en prêchant, il avait l'art de ménager l'esprit des princes en faveur des intérêts temporels et spirituels de la religion, et nous verrons dans la suite qu'il poussa cet art trop loin.
Il entreprit la conversion des Anglais sous le règne d'Ethelrede, et en vint à bout fort heureusement par le secours de Berthe femme de ce prince, qui contribua extrêmement à la conversion du roi son époux, et à celle de ses sujets.
Le père Maimbourg dit " que comme le Diable se servit autrefois des artifices de trois impératrices, qui furent femmes, l'une de Licinius, l'autre de Constantius, et la troisième de Valents, pour établir l'hérésie arienne en orient : Dieu, pour renverser sur son ennemi ses machines, et le combattre de ses propres armes, se voulut aussi servir de trois illustres reines, Clotilde femme de Clovis, Ingonde épouse de saint Ermenigilde, et Theodelinde femme d'Agilulphe, pour sanctifier l'occident, en convertissant les Francs du paganisme, et en exterminant l'arianisme de l'Espagne et de l'Italie par la conversion des Visigoths et des Lombards ".
Il y a beaucoup d'apparence que le zèle que saint Grégoire témoigna contre l'ambition du patriarche de Constantinople était mal réglé. Mais il n'est pas certain qu'il ait fait détruire les beaux monuments de l'ancienne magnificence des Romains, afin d'empêcher que ceux qui venaient à Rome ne fissent plus d'attention aux arcs de triomphe, etc. qu'aux choses saintes du Christianisme. On doit porter le même jugement de l'accusation qu'on lui intente d'avoir fait bruler une infinité de livres payens, et nommément Tite-Live, il est vrai cependant qu'il regarda l'étude Critique de la Littérature et de l'Antiquité, comme indigne non-seulement d'un ministre de l'Evangile, mais encore d'un simple chrétien ; c'est ce qu'il déclare dans une lettre à Didier, archevêque de Vienne.
Sur la fin de son pontificat, quoiqu'il eut sur les bras toutes les affaires chrétiennes, il composa son antiphonaire, et s'appliqua principalement à régler l'office et le chant de l'Eglise. Il mourut le 10 Mars 604.
S'il était vrai qu'après sa mort on eut brulé une partie de ses écrits, on pourrait en conclure que la gloire de ce pontife, aussi-bien que celle de quelques autres anciens pères ressemble aux fleuves, qui de très-petits qu'ils sont à leur source, deviennent très-grands lorsqu'ils en sont fort éloignés. Il est certain généralement parlant, que les objets de la mémoire sont d'une nature très-différente de celle des objets de la vue. Ceux-ci diminuent à proportion de leur distance, et ceux-là pour l'ordinaire grossissent à mesure qu'on est éloigné de leur temps et de leur lieu : omnia post obitum fingit majora vetustas.
On fit du vivant de saint Grégoire tant de copies de ses ouvrages, qu'ils ont presque tous passé jusqu'à nous. Le père Denis de Sainte-Marthe les a publiés en 1697 avec sa vie, sous le nom d'Histoire de saint Grégoire le Grand. M. de Goussainville avait déjà mis au jour une édition des œuvres de ce pontife en 1675.
Les dialogues qui portent le nom de saint Grégoire, et que le bénédictin de saint Maur reconnait lui appartenir, ne sont pas dignes, de l'aveu de M. Dupin, de la gravité et du discernement de ce saint pape ; tant ils sont pleins de miracles extraordinaires et d'histoires fabuleuses ! il est vrai qu'il les a rapportées sur le témoignage d'autrui, mais il ne devait pas si légérement y ajouter foi, ni les débiter comme des choses constantes.
Il se montra bien plus précautionné sur les traits de la calomnie, car il la proscrivait rigoureusement comme un monstre d'autant plus dangereux qu'il est difficîle à découvrir ; aussi n'écoutait-il les délateurs que sur des preuves de leurs délations plus claires que le jour. Il craignait tant encore de s'y tromper, quoique innocemment, qu'il se dispensait lui-même de juger des accusations portées à son tribunal !
Il ne fut pas moins sevère sur le devoir de chasteté des ecclésiastiques, estimant qu'un homme qui avait perdu sa virginité, ne devait point être admis au sacerdoce. Il exceptait seulement de cette rigueur les veufs, pourvu qu'ils eussent été réglés dans leurs mariages, et que depuis fort longtemps ils eussent vécu dans la continence. Il écrivit tant de choses sur la discipline ecclésiastique, les rites, et les cérémonies minutieuses, que tout vint à dégénérer en tristes superstitions ; on ne s'attacha plus dans les conciles qu'à de vains raffinements sur l'extérieur de la religion, et leurs canons eurent plus d'autorité que l'Ecriture.
Son commentaire en 35 livres sur Job, offre un ouvrage des plus diffus, et des moins travaillés qu'on connaisse. C'est un répertoire immense de moralités et d'allégories appliquées sans cesse au texte de Job, mais qu'on pourrait également appliquer à tout autre livre de l'Ecriture ; et plusieurs même de ces moralités et de ces allégories manquent de justesse et d'exactitude.
D'ailleurs, saint Grégoire déclare dans les prolégomenes de ce commentaire, qu'il a dédaigné d'y suivre les règles du langage. " J'ai pris à tâche, dit-il, de négliger l'art de parler que les maîtres des Sciences humaines enseignent ; je n'évite point le concours choquant des mêmes consonnes, je ne fuis point le mélange des barbarismes, je méprise le soin de placer comme il faut les prépositions, et de mettre les cas qu'elles régissent, parce que je trouve indigne de moi d'assujettir aux règles de Donat les paroles des oracles célestes ".
Mais n'y a-t-il aucun milieu entre la trop grande recherche de l'élégance du style et celle de sa netteté, qui a tant d'influence sur le but qu'on doit se proposer d'être entendu de tout le monde. Il semble que pour enseigner aux hommes la religion et leurs devoirs, il ne convient jamais de les rebuter par un langage barbare. Après tout, excusons ces défauts du style de saint Grégoire en profitant des bonnes choses qu'il a répandues dans ses écrits.
Il est plus aisé de concevoir qu'il s'était mis dans l'esprit que l'étude des Lettres humaines gâtait l'étude des Lettres divines, que d'accorder la liaison de ses principes touchant la contrainte de la conscience, le peu d'uniformité de ses maximes à cet égard parait manifestement en ce qu'il n'approuvait pas que l'on forçât les Juifs à se faire baptiser, et qu'il approuvait que l'on contraignit les hérétiques à rentrer dans l'Eglise, du-moins par des voies indirectes : cela, dit-il, peut s'exécuter en deux manières, l'une en traitant à la rigueur les obstinés, l'autre en faisant du bien à ceux qui se convertissent ; et quand même, ajoute-t-il, ces gens ne seraient pas bien convertis, on gagnera toujours beaucoup en ce que leurs enfants deviendront bons catholiques : aut ipsos ergò, aut eorum filios lucramur, lib. IV. epist. VIe Machiavel n'a pas poussé le raffinement plus loin.
Mais le principal trait de la vie de S. Grégoire, que tous les moralistes ont condamné, c'est la prostitution des louanges avec laquelle il s'insinua dans l'amitié de l'horrible usurpateur Phocas, et de la reine Brunehaut, une des méchantes femmes de la terre.
Le traitre et barbare Phocas était encore tout dégoutant d'un des plus exécrables parricides que l'on puisse lire dans les annales du monde. Il venait de faire égorger en sa présence l'empereur Maurice, son maître, après avoir donné à cet infortuné père, le triste spectacle de voir mourir de la même manière, cinq petits princes ses enfants. Le père Maimbourg vous détaillera cette horrible action, et vous peindra le caractère du cruel et infâme Phocas ; c'est assez de dire, qu'il réunissait en lui toutes les méchantes qualités qu'on peut opposer à celles de l'empereur Maurice. Saint Grégoire a la faiblesse de féliciter le monstre Phocas de son avénement à la couronne ; il en rend grâce à Dieu, comme du plus grand bien qui pouvait arriver à l'empire. Il lui écrit trois épitres à ce sujet, lib. II. epist. 38. ind. 6. 45. et 46. Quel aveuglement ! Quelle chute dans S. Grégoire ! Un pape qui ne veut point recevoir dans les ordres sacrés, et qui dépose avec la dernière rigueur, un prêtre qui n'est coupable que d'avoir eu dans sa vie un moment de faiblesse, écrit à Phocas trois lettres de félicitation, sans même lui témoigner dans aucune, qu'il eut désiré que Maurice et ses enfants n'eussent pas souffert le dernier supplice !
Quant à ce qui regarde la reine Brunehaut, je rapporterai seulement ce que dit le père Daniel dans son hist. de France, tom. I. " S. Grégoire qui avait besoin de l'autorité de Brunehaut pour seconder les missionnaires d'Angleterre, et pour se conserver en Provence le petit patrimoine de l'Eglise romaine ; lui faisait la cour en louant ce qu'elle faisait de bien, sans toucher à certaines actions particulières ou qu'il ignorait, ou qu'il jugeait àpropos de dissimuler. Plusieurs bonnes œuvres, dont l'histoire lui rend témoignage, comme d'avoir bâti des monastères, des hôpitaux, racheté des captifs, contribué à la conversion de l'Angleterre, ne sont point incompatibles avec une ambition demesurée, avec les meurtres de plusieurs évêques, avec la persécution de quelques saints personnages, et avec une politique aussi criminelle que celle dont on lui reproche d'avoir usé pour se conserver toujours l'autorité absolue ".
Cependant dans toutes les lettres que S. Grégoire lui écrivit, il la peint comme une des plus parfaites princesses du monde ; et regarde la nation Française pour la plus heureuse de toutes, d'avoir une semblable reine douée de toutes sortes de vertus, liv. II. epist. 8. voilà donc dans la vie d'un seul homme, deux exemples mémorables de la basse servitude où l'on tombe, pour vouloir se soutenir dans les grands postes !
Les siècles suivants offrent peu de docteurs qui méritent quelques louanges, par leur savoir en matière de religion ou de morale. Cette dernière science se corrompant de plus en plus devint seche, décharnée, misérablement défigurée par toutes sortes de superstitions, et par les subtilités épineuses de l'école. Enfin, il n'est plus question dans l'histoire des pères de l'Eglise, si l'on en excepte le seul fondateur de Clervaux, à qui l'on a donné le nom de dernier des SS. pères.
S. Bernard, dont M. le Maitre a fait la vie dans notre langue, naquit au village de Fontaine en Bourgogne en 1091. Il vint au monde fort à-propos dans un siècle de brigandage, d'ignorance et de superstitions, et fonda cent soixante monastères en différents lieux de l'Europe. Je n'ose dire avec le cardinal Baronius, qu'il n'a point été inférieur aux grands apôtres ; je craindrais de répéter une impiété ; mais il a été puissant en œuvres et en paroles, par les prodiges qui ont suivi sa prédication et ses discours.
Ce fut avec raison, dit un historien philosophe, que le pape Eugène III. n'agueres disciple de saint Bernard, choisit son premier maître pour être l'organe de la seconde croisade. Il avait su concilier le tumulte des âmes avec l'austerité de son état ; il était parvenu à cette considération personnelle qui est au-dessus de l'autorité même.
A Vézelai, en Bourgogne, fut dressé un échafaud dans la place publique en 1146 où S. Bernard parut à côté de Louis le Jeune, roi de France. Il parla d'abord, et le roi parla ensuite. Tout ce qui était présent prit la croix, Louis la prit le premier des mains de S. Bernard. Il s'était acquis un credit si singulier, qu'on le choisit lui-même pour chef de la croisade ; il avait trop d'esprit pour l'accepter. Il refusa l'emploi de général, et se contenta de celui de prophète.
Il se rendit en Allemagne, donna la croix rouge à l'empereur Conrad III. prêchait en français aux Allemands, et promit de la part de Dieu, des victoires signalées contre les infidéles. Il se trompa ; mais il écrivit beaucoup, et fut mis au rang des pères de l'Eglise. Il mourut le 20 Aout 1153, à soixante-trois ans.
La meilleure edition de ses œuvres a été mise au jour par le père Mabillon, à Paris en 1690, et elle forme 2 vol. in-fol. son style au jugement des critiques est fort mélangé, tantôt vif, tantôt concis et serré ; sa science est très-médiocre. Il entasse pêle-mêle l'Ecriture-sainte, les canons et les conciles, semblable au cardinal qui avait placé dans son cabinet le portrait de J. C. entre celui d'Alexandre VI. et de la dame Vanotia sa maîtresse. Il déploie par-tout une imagination peu solide ; et très-féconde en allégories.
Enfin, des siècles lumineux ont appris la vraie manière d'expliquer l'Ecriture, et de traiter solidement la morale ; ils ont éclairé le monde sur les erreurs où les pères de l'Eglise sont tombés. Mais quand nous considérerons que les apôtres eux-mêmes ont eu pendant longtemps leurs préjugés et leurs faiblesses ; nous ne serons pas étonnés que les ministres qui leur ont succedé, et qui n'étaient favorisés d'aucun secours extraordinaire du ciel, n'aient pas eu dans tous les points des lumières suffisantes pour les préserver des erreurs inséparables de l'humanité.
D'abord, il parait clairement que l'idée du règne de mille ans sur la terre dont les Saints jouiraient avec J. C. a été l'opinion des pères des deux premiers siècles. Papias (apud Euseb. Histoire ecclés. 3. 39.) ayant assuré qu'il tenait des apôtres cette doctrine flatteuse, elle fut adoptée par les grands personnages de son temps, par S. Justin, S. Irenée, Népos, Victorin, Lactance, Sulpice Sevère, Tertullien, Quintus Julius, Hilarion, Commodianus, et autres qui croyaient en la soutenant, défendre une vérité apostolique. Voyez les Antiquités de Bingham, et les Mémoires pour l'Histoire Ecclésiastes. de M. de Tillemont.
Les mêmes pères ont été dans une seconde erreur, au sujet du commerce des mauvais anges avec les femmes. Ils vivaient dans un temps où l'on croyait assez communément, que les anges bons et mauvais étaient corporels, et par conséquent sujets aux mêmes passions que nous ; ce sentiment leur paraissait établi dans les livres sacrés. C'est particulièrement dans le livre d'Enoch qu'ils avaient puisé cette idée touchant le mariage des anges, et des filles des hommes. Cependant dans la suite les pères reconnaissant que les anges devaient être tout spirituels ; ils ont déclaré que les esprits n'étaient capables d'aucune passion pour les femmes, et que par les enfants et les anges de Dieu dont il est parlé dans l'Ecriture, on doit entendre les filles des hommes, celles de la race de Caïn.
Mais une erreur qui a jeté dans leur esprit les plus profondes racines, c'est l'idée qu'ils se sont presque tous formé de la sainteté du célibat. De-là vient qu'on trouve dans leurs ouvrages, et surtout dans ceux des pères grecs, des expressions fort dures au sujet des secondes nôces ; en sorte qu'il est difficîle de les excuser sur ce point. Si ces expressions ont échappé à leur zèle, elles prouvent combien on doit être en garde contre les excès du zèle ; car dès qu'en matière de morale, on n'apporte pas une raison tranquille à l'examen du vrai, il est impossible que la raison soit alors bien éclairée.
Le nombre des pères de l'Eglise qui condamnent les secondes nôces est trop grand, leurs expressions ont trop de rapport ensemble pour admettre un sens favorable, et pour ne pas donner lieu de croire que ceux qui se sont exprimés moins durement que les autres, n'en étaient pas moins au fond dans les mêmes idées, qui se sont introduites de fort bonne heure.
S. Irenée, par exemple, traite la Samaritaine de fornicatrice pour s'être mariée plusieurs fois ; cette pensée se trouve aussi dans S. Basîle et dans S. Jérôme. Origène pose en fait ; que les secondes noces excluent du royaume de Dieu, voyez les Origeniana de M. Huet, liv. II. quaest. xiv. §. 3. S. Basîle parlant de ceux qui ont épousé plus de deux femmes, dit que cela ne s'appelle pas un mariage, mais une polygamie, ou plutôt une fornication mitigée. C'est en conséquence de ces principes, qu'on flétrit dans la suite autant qu'on put les secondes noces, et que ceux qui les célébraient étaient privés de la couronne qu'on mettait sur la tête des mariés. On leur imposait encore une pénitence, qui consistait à être suspendus de la communion.
Les premiers pères qui se déclarèrent si fortement contre les secondes noces, embrassèrent peut-être ce sentiment par la considération, qu'il faut être plus parfait sous la loi de l'Evangile, que sous la loi Mosaïque ; et que les laïques Chrétiens devaient observer la plus grande régularité qui fût en usage parmi les ecclésiastiques de la synagogue. S'il fut donc trouvé à-propos d'interdire le mariage d'une veuve au souverain sacrificateur des Juifs, afin que cette défense le fit souvenir de l'attachement qu'il devait à la pureté ; on a pu croire qu'il fallait mettre tous les Chrétiens sous le même joug. Peut-être aussi que la première origine de cette morale sévère, fut le désir d'ôter l'abus de cette espèce de polygamie, que le divorce rendait fréquente.
Quoi qu'il en soit de cette idée outrée qu'ont eu les pères sur la sainteté du célibat, il leur est arrivé par une conséquence naturelle, d'avoir approuvé l'action de ceux et de celles qui se tuent, de peur de perdre leur chasteté. S. Jérôme, S. Ambraise et S. Chrysostome ont été dans ce principe. La superstition honora comme martyres quelques saintes femmes qui s'étaient noyées pour éviter le violement de leur pudicité ; mais ces sortes de résolutions courageuses en elles-mêmes ne laissent pas d'être en bonne morale une vraie faiblesse, pour laquelle seulement l'état et les circonstances des personnes qui y succombent, donnent lieu d'espérer la miséricorde d'un Dieu qui ne veut point la mort du pécheur.
S. Ambraise décide, que les vierges qui ne peuvent autrement mettre leur honneur à couvert de la violence, font bien de se donner la mort ; il cite pour exemple, sainte Pélagie, et lui fait dire que la foi ôte le crime. S. Chrysostome donne les plus grands éloges à quelques vierges qui avaient été dans ce cas ; il regarde ce genre de mort, comme un baptême extraordinaire, qu'il compare aux souffrances de N. S. J. C. Enfin, les uns et les autres semblent avoir envisagé cette action, comme l'effet d'une inspiration particulière de l'esprit de Dieu ; mais l'esprit de Dieu n'inspire rien de semblable. La grande raison pourquoi l'Etre suprême défend l'homicide de soi-même, c'est qu'en qualité d'arbitre souverain de la vie, que nous tenons de sa libéralité, il n'a voulu nous donner sur elle d'autres droits, que celui de travailler à sa conservation. Ainsi nous devons seulement regarder comme dignes de la pitié de Dieu, des femmes qui ont employé le triste expédient de se tuer pour exercer leur vertu.
Je vais plus loin ; je pense que les pères ont eu de fausses idées sur le martyre en général, en y invitant, en y exhortant avec beaucoup de force, et en louant ceux qui s'y étaient offert témérairement ; mais ce désir du martyre est également contraire, et à la nature, et au génie de l'Evangîle qui ne détruit point la nature. J. C. n'a point abrogé cette loi naturelle, une des plus évidentes et des plus indispensables, qui veut que chacun travaille en tant qu'en lui est, à sa propre conservation. L'avantage de la société humaine, et celui de la société chrétienne demandent également que les gens de bien et les vrais chrétiens ne soient enlevés du monde, que le plus tard qu'il est possible, et par conséquent qu'ils ne s'exposent pas eux-mêmes à périr sans nécessité. Ces raisons sont si claires et si fortes, qu'elles rendent très-suspect, ou d'ignorance, ou de vanité, ou de témérité, un zèle qui les foule aux pieds pour se faire une gloire du martyre en lui-même, et le rechercher sur ce pié-là. Le cœur des hommes, quelque bonne que soit leur intention, est sujet à bien des erreurs et des faiblesses ; elles se glissent dans les meilleures actions, dans les plus héroïques et les plus éclatantes.
Une humeur mélancholique peut aussi produire ou seconder de pareilles illusions. Rien après tout ne serait plus propre à détruire le Christianisme, que si ces idées du martyre désirable par lui-même, devenaient communes dans les sociétés des Chrétiens ; il en pourrait résulter quelque chose de semblable, à ce que l'on raconte de l'effet que produisirent sur l'esprit des auditeurs, les discours véhéments d'un ancien philosophe, Hégésius, sur les miseres de cette vie. Enfin, Dieu peut en considération d'une bonne intention, pardonner ce que le zèle a de mal réglé ; mais la témérité demeure toujours témérité, et si l'on peut l'excuser, elle ne doit faire ni l'objet de notre imitation, ni la matière de nos louanges.
Il est certain que les pères mettent sans cesse une trop grande différence entre l'homme et le chrétien, et à force d'outrer cette distinction, ils prescrivent des règles impraticables. La plupart des devoirs dont l'Evangîle exige l'observation, sont au fond les mêmes, que ceux qui peuvent être connus de chacun par les seules lumières de la raison. La religion chrétienne ne fait que suppléer au peu d'attention des hommes, et fournir des motifs beaucoup plus puissants à la pratique de ces devoirs, que la raison abandonnée à elle n'est capable d'en découvrir. Les lumières surnaturelles, toutes divines qu'elles sont, ne nous montrent rien par rapport à la conduite ordinaire de la vie, que les lumières naturelles n'adoptent par les réflexions exactes de la pure philosophie. Les maximes de l'Evangîle ajoutées à celles des philosophes, sont moins de nouvelles maximes, que celles qui étaient gravées au fond de l'âme raisonnable.
En vain la plupart des pères ont regardé le prêt à usure comme contraire à la loi naturelle, ainsi qu'aux lois divines et humaines. Il est certain que quand ce prêt n'est accompagné ni d'extorsions, ni de violations des lois de la charité, ni d'aucun autre abus, il est aussi innocent que tout autre contrat.
Je ne dois pas supprimer un défaut commun à tous les pères, et qu'on a raison de condamner, c'est leur goût passionné pour les allégories, dont l'abus est d'une dangereuse conséquence en matière de morale. Lisez sur ce sujet un livre de Dan. Witby, intitulé dissertatio de scripturarum interpretatione secundum patrum commentarios. Lond. 1714 in-4°. Si J. C. et ses apôtres ont proposé des images et des allégories, ce n'a été que rarement, avec beaucoup de sobriété, et d'une manière à faire sentir qu'ils ne les donnaient que comme des choses propres à illustrer, et à rendre en quelque façon sensibles au vulgaire grossier, les vérités qu'ils avaient fondées sur des principes également simples, solides, et suffisans par eux-mêmes.
Il ne suffit pas de voir quelque conformité entre ce que l'on prend pour figure, et ce que l'on croit être figure : il faut encore être assuré que cette ressemblance a été dans l'esprit et dans l'intention de Dieu, sans quoi l'on court grand risque de donner ses propres fantaisies pour les vues de la sagesse divine. Rien n'est plus différent que le tour d'esprit des hommes ; et il y a une infinité de faces, par lesquelles on peut envisager le même objet, soit en lui-même, ou en le comparant avec d'autres. Ainsi l'un trouvera une conformité, l'autre une autre, aussi spécieuse quoique différente, et même contraire. Celle qui nous paraissait la mieux fondée sera effacée par une nouvelle, qui nous a frappés depuis ; de sorte qu'ainsi l'Ecriture-sainte sera en bute à tous les jeux de l'imagination humaine. Mais l'expérience a assez fait voir dans quels égarements on se jette ici, faute de règle et de boussole. Les pères de l'Eglise suffiraient de reste, quand ils n'auraient jamais eu d'imitateurs, pour montrer le péril de cette manière d'expliquer le livre le plus respectable.
Après tout, il est certain que les Apôtres ne nous ont pas donné la clé des figures ou des allégories qu'il pouvait y avoir dans l'Ecriture sainte, outre celles qu'ils ont eux-mêmes développées ; et cela suffit pour réprimer une curiosité que nous n'avons pas le moyen de satisfaire. Enfin les allégories sont inutiles pour expliquer la morale évangélique, qui est toute fondée sur les lumières les plus simples de la raison.
Il semble encore que les pères se sont plus attachés aux dogmes de pure spéculation qu'à l'étude sérieuse de la morale ; et qu'en même temps ils ont trop négligé l'ordre et la méthode. Il serait à souhaiter qu'en abandonnant les arguments oratoires, ils se fussent piqués de démontrer par des raisons solides les vertus qu'ils recommandaient. Mais la plupart ont ignoré l'art critique qui est d'un très-grand secours pour interprêter l'Ecriture-sainte, et en découvrir le sens littéral. Parmi les pères grecs il y en avait peu qui entendissent la langue hébraïque, et parmi les pères latins, quelques-uns même n'étaient pas assez versés dans la langue grecque.
Enfin leur éloquence est communément fort enflée, souvent déplacée, et pleine de figures et d'hyperboles. La raison en est, que le goût pour l'éloquence était déjà dépravé dans le temps que les pères ont vécu. Les études d'Athènes même étaient déchues, dit M. de Fénélon, dans le temps que S. Basîle et S. Grégoire de Naziance y allèrent. Les raffinements d'esprit avaient prévalu ; les pères instruits par les mauvais rhéteurs de leur temps, étaient entrainés dans le préjugé universel.
Au reste, toutes les erreurs des pères ne doivent porter aucun préjudice à leur gloire, d'autant qu'elles sont bien compensées par les excellentes choses qu'on trouve dans leurs ouvrages. Elles deviennent encore excusables en considération des défauts de leurs siècles, des tentations et des conjonctures dans lesquelles ils se sont trouvés. Enfin, la foi qu'ils ont professée, la religion qu'ils ont étendue de toutes parts malgré les obstacles et les persécutions, n'ont pu donner à personne le droit de faillir comme eux. (D.J.)