S. f. (Gouvernement politique) le rhéteur peu logicien, le géographe qui ne s'occupe que de la position des lieux, et le léxicographe vulgaire, prennent la patrie pour le lieu de la naissance, quel qu'il soit ; mais le philosophe sait que ce mot vient du latin pater, qui présente un père et des enfants, et conséquemment qu'il exprime le sens que nous attachons à celui de famille, de société, d'état libre, dont nous sommes membres, et dont les lois assurent nos libertés et notre bonheur. Il n'est point de patrie sous le joug du despotisme. Dans le siècle passé, Colbert confondit aussi royaume et patrie ; enfin un moderne mieux instruit, a mis au jour une dissertation sur ce mot, dans laquelle il a fixé avec tant de goût et de vérité, la signification de ce terme, sa nature, et l'idée qu'on doit s'en faire, que j'aurais tort de ne pas embellir, disons plutôt ne pas former mon article de réflexions de cet écrivain spirituel.
Les Grecs et les Romains ne connaissaient rien de si aimable et de si sacré que la patrie ; ils disaient qu'on se doit tout entier à elle ; qu'il n'est pas plus permis de s'en venger, que de son père ; qu'il ne faut avoir d'amis que les siens ; que de tous les augures, le meilleur est de combattre pour elle ; qu'il est beau, qu'il est doux de mourir pour la conserver ; que le ciel ne s'ouvre qu'à ceux qui l'ont servie. Ainsi parlaient les magistrats, les guerriers et le peuple. Quelle idée se formaient-ils donc de la patrie ?
La patrie, disaient-ils, est une terre que tous les habitants sont intéressés à conserver, que personne ne veut quitter, parce qu'on n'abandonne pas son bonheur, et où les étrangers cherchent un asile. C'est une nourrice qui donne son lait avec autant de plaisir qu'on le reçoit. C'est une mère qui chérit tous ses enfants, qui ne les distingue qu'autant qu'ils se distinguent eux-mêmes ; qui veut bien qu'il y ait de l'opulence et de la médiocrité ; mais point de pauvres ; des grands et des petits, mais personne d'opprimé ; qui même dans ce partage inégal, conserve une sorte d'égalité, en ouvrant à tous le chemin des premières places ; qui ne souffre aucun mal dans la famille, que ceux qu'elle ne peut empêcher, la maladie et la mort ; qui croirait n'avoir rien fait en donnant l'être à ses enfants, si elle n'y ajoute le bien-être. C'est une puissance aussi ancienne que la société, fondée sur la nature et l'ordre ; une puissance supérieure à toutes les puissances qu'elle établit dans son sein, archontes, suffetes, éphores, consuls ou rois ; une puissance qui soumet à ses lois ceux qui commandent en son nom, comme ceux qui obéissent. C'est une divinité qui n'accepte des offrandes que pour les répandre, qui demande plus d'attachement que de crainte, qui sourit en faisant du bien, et qui soupire en lançant la foudre.
Telle est la patrie ! l'amour qu'on lui porte conduit à la bonté des mœurs, et la bonté des mœurs conduit à l'amour de la patrie ; cet amour est l'amour des lois et du bonheur de l'état, amour singulièrement affecté aux démocraties ; c'est une vertu politique, par laquelle on renonce à soi-même, en préférant l'intérêt public au sien propre ; c'est un sentiment, et non une suite de connaissance ; le dernier homme de l'état peut avoir ce sentiment comme le chef de la république.
Le mot de patrie était un des premiers mots que les enfants bégayaient chez les Grecs et chez les Romains ; c'était l'âme des conversations, et le cri de guerre ; il embellissait la poésie, il échauffait les orateurs, il présidait au sénat, il retentissait au théâtre, et dans les assemblées du peuple ; il était gravé sur les monuments. Cicéron trouvait ce mot si tendre, qu'il le préférait à tout autre, quand il parlait des intérêts de Rome.
Il y avait encore chez les Grecs et les Romains, des usages qui rappelaient sans cesse l'idée de la patrie avec le mot ; des couronnes, des triomphes, des statues, des tombeaux, des oraisons funèbres ; c'étaient autant de ressorts pour le patriotisme. Il y avait aussi des spectacles vraiment publics, où tous les ordres se délassaient en commun ; des tribunes où la patrie, par la bouche des orateurs, consultait avec ses enfants, sur les moyens de les rendre heureux et glorieux. Mais entrons dans le récit des faits qui prouveront tout ce que nous venons de dire.
Lorsque les Grecs vainquirent les Perses à Salamine, on entendait d'un côté la voix d'un maître impérieux qui chassait des esclaves au combat, et de l'autre le mot de patrie qui animait des hommes libres. Aussi les Grecs n'avaient rien de plus cher que l'amour de la patrie ; travailler pour elle était leur bonheur et leur gloire. Licurgue, Solon, Miltiade, Thémistocle, Aristide, préféraient leur patrie à toutes les choses du monde. L'un dans un conseil de guerre tenu par la république, voit la canne d'Euribiade levée sur lui ; il ne lui répond que ces trois mots, frappe, mais écoute. Aristide, après avoir longtemps disposé des forces et des finances d'Athènes, ne laissa pas de quoi se faire enterrer.
Les femmes spartiates voulaient plaire aussi-bien que les nôtres ; mais elles comptaient frapper plus surement au but, en mélant le zèle de la patrie avec les grâces. Va, mon fils, disait l'une, arme-toi pour défendre ta patrie, et ne reviens qu'avec ton bouclier, ou sur ton bouclier, c'est-à-dire vainqueur ou mort. Console-toi, disait une autre mère à un de ses fils, console-toi de la jambe que tu as perdue, tu ne feras pas un pas qui ne te fasse souvenir que tu as défendu la patrie. Après la bataille de Leuctres, toutes les mères de ceux qui avaient péri en combattant, se félicitaient, tandis que les autres pleuraient sur leurs fils qui revenaient vaincus ; elles se vantaient de mettre des hommes au monde, parce que dans le berceau même, elles leur montraient la patrie comme leur première mère.
Rome qui avait reçu des Grecs l'idée qu'on devait se former de la patrie, la grava très-profondément dans le cœur de ses citoyens. Il y avait même ceci de particulier chez les Romains, qu'ils mélaient quelques sentiments religieux à l'amour qu'ils avaient pour leur patrie. Cette ville fondée sur les meilleurs auspices, ce Romulus leur roi et leur dieu, ce capitole éternel comme la ville, et la ville éternelle comme son fondateur, avaient fait sur les Romains une impression extraordinaire.
Brutus pour conserver sa patrie, fit couper la tête à ses fils, et cette action ne paraitra dénaturée qu'aux âmes faibles. Sans la mort des deux traitres, la patrie de Brutus expirait au berceau. Valerius Publicola n'eut qu'à nommer le nom de patrie pour rendre le sénat plus populaire ; Menenius Agrippa pour ramener le peuple du mont-Sacré dans le sein de la république ; Véturie, car les femmes à Rome comme à Sparte étaient citoyennes, Véturie pour désarmer Coriolan son fils ; Manlius, Camille, Scipion, pour vaincre les ennemis du nom Romain ; les deux Catons, pour conserver les lois et les anciennes mœurs ; Cicéron, pour effrayer Antoine, et foudroyer Catilina.
On eut dit que ce mot patrie renfermait une vertu secrète, non-seulement pour rendre vaillans les plus timides, selon l'expression de Lucien, mais encore pour enfanter des héros dans tous les genres, pour opérer toutes sortes de prodiges. Disons mieux, il y avait dans ces âmes grecques et romaines, des vertus qui les rendaient sensibles à la valeur du mot. Je ne parle pas de ces petites vertus qui nous attirent des louanges à peu de frais dans nos sociétés particulières ; j'entends ces qualités citoyennes, cette vigueur de l'âme qui nous fait faire et souffrir de grandes choses pour le bien public. Fabius est raillé, méprisé, insulté par son collègue et par son armée ; n'importe, il ne change rien dans son plan, il temporise encore, et il vient à bout de vaincre Annibal. Régulus, pour conserver un avantage à Rome, dissuade l'échange des prisonniers, prisonnier lui-même, et il retourne à Carthage, où les supplices l'attendent. Trais Décius signalent leur consulat en se dévouant à une mort certaine. Tant que nous regarderons ces généreux citoyens comme d'illustres foux, et leurs actions comme des vertus de théâtre, le mot patrie sera mal connu de nous.
Jamais peut-être on n'entendit ce beau mot avec plus de respect, plus d'amour, plus de fruit, qu'au temps de Fabricius. Chacun sait ce qu'il dit à Pyrrhus : " Gardez votre or et vos honneurs, nous autres Romains, nous sommes tous riches, parce que la patrie, pour nous élever aux grandes places, ne nous demande que du mérite ". Mais chacun ne sait pas que mille autres Romains l'auraient dit. Ce ton patriotique était le ton général dans une ville, où tous les ordres étaient vertueux. Voilà pourquoi Rome parut à Cynéas, l'ambassadeur de Pyrrhus, comme un temple, et le sénat une assemblée de rais.
Les choses changèrent avec les mœurs. Vers la fin de la république, on ne connut plus le mot patrie que pour le profaner. Catilina et ses furieux complices, destinaient à la mort quiconque le prononçait encore en Romain. Crassus et César ne s'en servaient que pour voiler leur ambition, et lorsque dans la suite ce même César, en passant le Rubicon, dit à ses soldats, qu'il allait venger les injures de la patrie, il abusait étrangement ses troupes. Ce n'était pas en soupant comme Crassus, en bâtissant comme Lucullus, en se prostituant à la débauche comme Clodius, en pillant les provinces comme Verrès, en formant des projets de tyrannie comme César, en flattant César comme Antoine, qu'on apprenait à aimer la patrie.
Je sais pourtant qu'au milieu de ce désordre, dans le gouvernement et dans les mœurs, on vit encore quelques Romains soupirer pour le bien de leur patrie. Titus Labienus en est un exemple bien remarquable. Supérieur aux vues d'ambition les plus séduisantes, l'ami de César, le compagnon et souvent l'instrument de ses victoires, il abandonna sans hésiter, une cause que la fortune protégeait ; et s'immolant pour l'amour de sa patrie, il embrassa le parti de Pompée, où il avait tout à risquer, et où même en cas de succès, il ne pouvait trouver qu'une considération très-médiocre.
Mais enfin Rome oublia sous Tibere, tout amour de la patrie ; et comment l'aurait-elle conservé ? On voyait le brigandage uni avec l'autorité, le manège et l'intrigue disposer des charges, toutes les richesses entre les mains d'un petit nombre, un luxe excessif insulter à l'extrême pauvreté, le laboureur ne regarder son champ que comme un prétexte à la vexation ; chaque citoyen réduit à laisser le bien général, pour ne s'occuper que du sien. Tous les principes du gouvernement étaient corrompus ; toutes les lois pliaient au gré du souverain. Plus de force dans le sénat, plus de sûreté pour les particuliers : des sénateurs qui auraient voulu défendre la liberté publique auraient risqué la leur. Ce n'était qu'une tyrannie sourde, exercée à l'ombre des lais, et malheur à qui s'en apercevait ; représenter ses craintes, c'était les redoubler. Tibere endormi dans son île de Caprée, laissait faire à Séjan ; et Séjan ministre digne d'un tel maître, fit tout ce qu'il fallait pour étouffer chez les Romains tout amour de leur patrie.
Rien n'est plus à la gloire de Trajan que d'en avoir ressuscité les débris. Six tyrants également cruels, presque tous furieux, souvent imbéciles, l'avaient précédé sur le trône. Les règnes de Titus et de Nerva furent trop courts pour établir l'amour de la patrie. Trajan projeta d'en venir à bout ; voyons comment il s'y prit.
Il débuta par dire à Saburanus, préfet du prétoire, en lui donnant la marque de cette dignité, c'était une épée : " prends ce fer, pour l'employer à me défendre si je gouverne bien ma patrie, ou contre moi, si je me conduis mal. Il était sur de son fait ". Il refusa les sommes que les nouveaux empereurs recevaient des villes ; il diminua considérablement les impôts, il vendit une partie des maisons impériales au profit de l'état ; il fit des largesses à tous les pauvres citoyens ; il empêcha les riches de s'enrichir à l'excès ; et ceux qu'il mit en charge, les questeurs, les préteurs, les proconsuls ne virent qu'un seul moyen de s'y maintenir ; celui de s'occuper du bonheur des peuples. Il ramena l'abondance, l'ordre et la justice dans les provinces et dans Rome, où son palais était aussi ouvert au public que les temples, surtout à ceux qui venaient représenter les intérêts de la patrie.
Quand on vit le maître du monde se soumettre aux lois, rendre au sénat sa splendeur et son autorité, ne rien faire que de concert avec lui, ne regarder la dignité impériale que comme une simple magistrature comptable envers la patrie, enfin le bien présent prendre une consistance pour l'avenir ; alors on ne se contint plus. Les femmes se félicitaient d'avoir donné des enfants à la patrie ; les jeunes gens ne parlaient que de l'illustrer ; les vieillards reprenaient des forces pour la servir ; tous s'écriaient, heureuse patrie ! glorieux empereur ! tous par acclamation donnèrent au meilleur des princes un titre qui renfermait tous les titres, père de la patrie. Mais quand de nouveaux monstres prirent sa place, le gouvernement retomba dans ses excès ; les soldats vendirent la patrie, et assassinèrent les empereurs pour en avoir un nouveau prix.
Après ces détails, je n'ai pas besoin de prouver qu'il ne peut point y avoir de patrie dans les états qui sont asservis. Ainsi ceux qui vivent sous le despotisme oriental, où l'on ne connait d'autre loi que la volonté du souverain, d'autres maximes que l'adoration de ses caprices, d'autres principes de gouvernement que la terreur, où aucune fortune, aucune tête n'est en sûreté ; ceux-là, n'ont point de patrie, et n'en connaissent pas même le mot, qui est la véritable expression du bonheur.
Dans le zèle qui m'anime, dit M. l'abbé Coyer, j'ai fait en plusieurs lieux des épreuves sur des sujets de tous les ordres : citoyens, ai-je dit, connaissez-vous la patrie ! L'homme du peuple a pleuré, le magistrat a froncé le sourcil, en gardant un morne silence ; le militaire a juré, le courtisan m'a persifflé, le financier m'a demandé si c'était le nom d'une nouvelle ferme. Pour les gens de religion, qui comme Anaxagore, montrent le ciel du bout du doigt, quand on leur demande où est la patrie, il n'est pas étonnant qu'ils n'en fêtent point sur cette terre.
Un lord aussi connu par les lettres que par les négociations, a écrit quelque part, peut-être avec trop d'amertume, que dans son pays l'hospitalité s'est changée en luxe, le plaisir en débauche, les seigneurs en courtisans, les bourgeois en petits maîtres. S'il en était ainsi, bien-tôt, eh quel dommage ! l'amour de la patrie n'y régnerait plus. Des citoyens corrompus sont toujours prêts à déchirer leur pays, ou à exciter des troubles et des factions si contraires au bien public. (D.J.)
PATRIE, (Critique sacrée) ce mot dans l'Ecriture ne désigne pas seulement le pays natal, mais le pays où l'on a été élevé, Matt. XIIIe 54. Quelquefois tout pays ou ville quelconque, Ecclésiastes. XVIe 5. Enfin le séjour du bonheur est nommé la patrie céleste, Héb. XIe 14.
PATRIE, DIEU DE LA, (Littérature) dii patrii, les anciens nommaient ainsi les dieux particuliers de chaque ville, ceux qui y avaient été toujours adorés, et dont le culte n'y avait point été apporté d'ailleurs, comme Minerve à Athènes, Junon à Carthage, Apollon à Delphes. (D.J.)