S. f. (Gouvernement politique) tout gouvernement injustement exercé sans le frein des lois.
Les Grecs et les Romains nommaient tyrannie le dessein de renverser le pouvoir fondé par les lois, et surtout la démocratie : il parait cependant qu'ils distinguaient deux sortes de tyrannie ; une réelle, qui consiste dans la violence du gouvernement ; et une d'opinion, lorsque ceux qui gouvernent établissent des choses qui choquent la manière de penser d'une nation.
Dion dit qu'Auguste voulut se faire appeler Romulus ; mais qu'ayant appris que le peuple craignait qu'il ne voulut se faire roi, Auguste changea de dessein.
Les premiers Romains ne voulaient point de roi, parce qu'ils n'en pouvaient souffrir la puissance : les Romains d'alors ne voulaient point de roi, pour n'en point souffrir les manières ; car quoique César, les triumvirs, Auguste, fussent des véritables rais, ils avaient gardé tout l'extérieur de l'égalité, et leur vie privée contenait une espèce d'opposition avec le faste des rois d'alors ; et quand les Romains ne voulaient point de rais, cela signifiait qu'ils voulaient garder leurs manières, et ne pas prendre celles des peuples d'Afrique et d'Orient.
Dion ajoute que le même peuple romain était indigné contre Auguste, à cause de certaines lois trop dures qu'il avait données ; mais que sitôt qu'il eut rappelé le comédien Pylade, chassé par les factions de la ville, le mécontentement cessa ; un pareil peuple sentait plus vivement la tyrannie lorsqu'on chassait un baladin, que lorsqu'on lui ôtait toutes les lois ; il fallait bien qu'il tombât sous l'empire de la tyrannie réelle, et cet événement ne tarda pas.
Comme l'usurpation est l'exercice d'un pouvoir auquel d'autres ont droit, nous définissons la tyrannie l'exercice d'un pouvoir également injuste et outré, auquel qui que ce soit n'a aucun droit dans la nature : ou bien la tyrannie est l'usage d'un pouvoir qu'on exerce contre les lois au détriment public, pour satisfaire son ambition particulière, sa vengeance, son avarice, et autres passions déréglées, nuisibles à l'état. Elle réunit les extrêmes ; et sur la tête d'un million d'hommes qu'elle écrase, elle élève le colosse monstrueux de quelques indignes favoris qui la servent.
Cette dégénération des gouvernements est d'autant plus à craindre, qu'elle est lente et faible dans ses commencements, prompte et vive dans la fin. Elle ne montre d'abord qu'une main pour secourir, et opprime ensuite avec une infinité de bras.
Je dis cette dégénération, cette corruption des gouvernements, et non pas comme Puffendorf de la simple monarchie, parce que toutes les formes de gouvernement sont sujettes à la tyrannie. Partout où les personnes qui sont élevées à la suprême puissance pour la conduite du peuple, et la conservation de ce qui lui appartient en propre, emploient leur pouvoir pour d'autres fins, et foulent des gens qu'ils sont obligés de traiter d'une toute autre manière, là certainement est la tyrannie ; soit qu'un seul homme revêtu du pouvoir agisse de la sorte, soit qu'il y en ait plusieurs qui violent les droits de la nation. Ainsi l'histoire nous parle de trente tyrants d'Athènes, aussi-bien que d'un à Syracuse ; et chacun sait que la domination des décemvirs de Rome, n'était qu'une véritable tyrannie.
Partout où les lois cessent, ou sont violées par le brigandage, la tyrannie exerce son empire ; quiconque revêtu de la puissance suprême, se sert de la force qu'il a en main, sans avoir aucun égard pour les lois divines et humaines, est un véritable tyran. Il ne faut point d'art ni de science pour manier la tyrannie. Elle est l'ouvrage de la force, et c'est tout ensemble la manière la plus grossière, et la plus horrible de gouverner. Oderint dùm metuant ; c'est la devise du tyran ; mais cette exécrable sentence n'était pas celle de Minos, ou de Rhadamante.
Plutarque rapporte que Caton d'Utique étant encore enfant et sous la férule, allait souvent, mais toujours accompagné de son maître, chez Sylla le dictateur, à cause du voisinage et de la parenté qui était entr'eux. Il vit un jour que dans cet hôtel de Sylla, en sa présence, ou par son ordre, on emprisonnait les uns, on condamnait les autres à diverses peines : celui-ci était banni, celui-là dépouillé de ses biens, un troisième étranglé. Pour couper court, tout s'y passait, non comme chez un magistrat, mais comme chez un tyran du peuple ; ce n'était pas un tribunal de justice, c'était une caverne de tyrannie. Ce noble enfant indigné se tourne avec vivacité vers son précepteur. " Donnez-moi, dit-il, un poignard ; je le cacherai sous ma robe ; j'entre souvent dans la chambre de ce tyran avant qu'il se lève ; je le plongerai dans son sein, et je délivrerai ma patrie de ce monstre exécrable. Telle fut l'enfance de ce grand personnage, dont la mort couronna la vertu. "
Thalès interrogé quelle chose lui paraissait la plus surprenante, c'est, dit-il, un vieux tyran, parce que les tyrants ont autant d'ennemis qu'ils ont d'hommes sous leur domination.
Je ne pense pas qu'il y ait jamais eu de peuple, qui ait été assez barbare et assez imbécile pour se soumettre à la tyrannie par un contrat originel ; je sai bien néanmoins qu'il y a des nations sur lesquelles la tyrannie s'est introduite ou imperceptiblement, ou par violence, ou par prescription. Je ne m'érigerai pas en casuiste politique sur les droits de tels souverains, et sur les obligations de tels peuples. Les hommes doivent peut-être se contenter de leur sort ; souffrir les inconvénients des gouvernements, comme ceux des climats, et supporter ce qu'ils ne peuvent pas changer.
Mais si l'on me parlait en particulier d'un peuple qui a été assez sage et assez heureux, pour fonder et pour conserver une libre constitution de gouvernement, comme ont fait par exemple les peuples de la grande-Bretagne ; c'est à eux que je dirais librement que leurs rois sont obligés par les devoirs les plus sacrés que les lois humaines puissent créer, et que les lois divines puissent autoriser, de défendre et de maintenir préférablement à toute considération la liberté de la constitution, à la tête de laquelle ils sont placés. C'était-là l'avis non-seulement de la reine Elisabeth, qui n'a jamais tenu d'autre langage, mais du roi Jacques lui-même. Voici de quelle manière il s'énonça dans le discours qu'il fit au parlement en 1603. " Je préférerai toujours en publiant de bonnes lois et des constitutions utiles le bien public et l'avantage de tout l'état, à mes avantages propres, et à mes intérêts particuliers, persuadé que je suis que le bien de l'état est ma félicité temporelle, et que c'est en ce point qu'un véritable roi diffère d'un tyran. "
On demande si le peuple, c'est-à-dire, non pas la canaille, mais la plus saine partie des sujets de tous les ordres d'un état, peut se soustraire à l'autorité d'un tyran qui maltraiterait ses sujets, les épuiserait par des impôts excessifs, négligerait les intérêts du gouvernement, et renverserait les lois fondamentales.
Je réponds d'abord à cette question, qu'il faut bien distinguer entre un abus extrême de la souveraineté, qui dégénere manifestement et ouvertement en tyrannie, et qui tend à la ruine des sujets ; et un abus médiocre tel qu'on peut l'attribuer à la faiblesse humaine.
Au premier cas, il parait que les peuples ont tout droit de reprendre la souveraineté qu'ils ont confiée à leurs conducteurs, et dont ils abusent excessivement.
Dans le second cas, il est absolument du devoir des peuples de souffrir quelque chose, plutôt que de s'élever par la force contre son souverain.
Cette distinction est fondée sur la nature de l'homme et du gouvernement. Il est juste de souffrir patiemment les fautes supportables des souverains, et leurs légères injustices, parce que c'est-là un juste support qu'on doit à l'humanité ; mais dès que la tyrannie est extrême, on est en droit d'arracher au tyran le dépôt sacré de la souveraineté.
C'est une opinion qu'on peut prouver 1°. par la nature de la tyrannie qui d'elle-même dégrade le souverain de sa qualité qui doit être bienfaisante. 2°. Les hommes ont établi les gouvernements pour leur plus grand bien ; or il est évident que s'ils étaient obligés de tout souffrir de leurs gouverneurs, ils se trouveraient réduits dans un état beaucoup plus fâcheux, que n'était celui dont ils ont voulu se mettre à couvert sous les ailes des lois. 3°. Un peuple même qui s'est soumis à une souveraineté absolue, n'a pas pour cela perdu le droit de songer à sa conservation, lorsqu'il se trouve réduit à la dernière misere. La souveraineté absolue en elle-même, n'est autre chose que le pouvoir absolu de faire du bien ; ce qui est fort contraire au pouvoir absolu de faire du mal, que jamais aucun peuple, suivant toute apparence, n'a eu intention de conférer à aucun mortel. Supposé, dit Grotius, qu'on eut demandé à ceux qui les premiers ont donné des lois civiles, s'ils prétendaient imposer aux citoyens la dure nécessité de mourir, plutôt que de prendre les armes pour se défendre contre l'injuste violence de leur souverain ; auraient-ils répondu qu'oui ? Il y a tout lieu de croire qu'ils auraient décidé qu'on ne doit pas tout souffrir ; si ce n'est peut-être, quand les choses se trouvent tellement disposées, que la résistance causerait infailliblement les plus grands troubles dans l'état, ou tournerait à la ruine d'un très-grand nombre d'innocens.
En effet, il est indubitable que personne ne peut renoncer à sa liberté jusque-là ; ce serait vendre sa propre vie, celle de ses enfants, sa religion ; en un mot tous ses avantages, ce qui certainement n'est pas au pouvoir de l'homme.
Ajoutons même qu'à parler à la rigueur, les peuples ne sont pas obligés d'attendre que leurs souverains aient entièrement forgé les fers de la tyrannie, et qu'ils les aient mis dans l'impuissance de leur résister. Il suffit pour qu'ils soient en droit de penser à leur conservation, que toutes les démarches de leurs conducteurs tendent manifestement à les opprimer, et qu'ils marchent, pour ainsi dire, enseignes déployées à l'attentat de la tyrannie.
Les objections qu'on fait contre cette opinion ont été si souvent résolues par tant de beaux génies ; Bacon, Sidney, Grotius, Puffendorf, Locke et Barbeyrac, qu'il serait superflu d'y répondre encore ; cependant les vérités qu'on vient d'établir sont de la dernière importance. Il est à-propos qu'on les connaisse pour le bonheur des nations, et pour l'avantage des souverains qui abhorrent de gouverner contre les lois. Il est très-bon de lire les ouvrages qui nous instruisent des principes de la tyrannie, et des horreurs qui en résultent. Apollonius de Thyane se rendit à Rome du temps de Néron pour voir une fais, disait-il, quel animal c'était qu'un tyran. Il ne pouvait pas mieux tomber. Le nom de Néron a passé en proverbe, pour désigner un monstre dans le gouvernement ; mais par malheur Rome n'avait plus sous lui, qu'un faible reste de vertu ; et comme elle en eut toujours moins, elle devint toujours plus esclave ; tous les coups portèrent sur les tyrants ; aucun ne porta sur la tyrannie. (D.J.)
TYRANNIE
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- Écrit par : Louis de Jaucourt (D.J.)
- Catégorie : Gouvernement politique
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