S. f. pl. (Jurisprudence canonique) Les décrétales sont des lettres des souverains pontifes, qui répondant aux consultations des évêques, ou même de simples particuliers, décident des points de discipline. On les appelle decrétales, parce qu'elles sont des résolutions qui ont force de loi dans l'Eglise. Elles étaient fort rares au commencement, et on s'en tenait à l'autorité des canons des premiers conciles : aussi voyons nous que les anciens recueils de canons ne renferment aucune de ces decrétales. Denis le Petit est le premier qui en ait inséré quelques-unes dans sa collection ; savoir, celles depuis le pape Sirice jusqu'à Anastase II. qui mourut en 498 : la première decrétale que nous ayons du pape Sirice est datée du 11 Février de l'an 385, et est adressée à Hymerius évêque de Tarragone. Les compilateurs qui ont succédé à Denis le Petit jusqu'à Gratien inclusivement, ont eu pareillement l'attention de joindre aux canons des conciles les décisions des papes : mais ces derniers étaient en petit nombre. Dans la suite des temps, diverses circonstances empêchèrent les évêques de s'assembler, et les métropolitains d'exercer leur autorité : telles furent les guerres qui s'élevèrent entre les successeurs de l'empire de Charlemagne, et les invasions fréquentes qu'elles occasionnèrent. On s'accoutuma donc insensiblement à consulter le pape de toutes parts, même sur les affaires temporelles ; on appela très-souvent à Rome, et on y jugea les contestations qui naissaient non-seulement entre les évêques et les abbés, mais encore entre les princes souverains. Peu jaloux alors de maintenir la dignité de leur couronne, et uniquement occupés du soin de faire valoir par toute sorte de voies les prétentions qu'ils avaient les uns contre les autres, ils s'empressèrent de recourir au souverain pontife, et eurent la faiblesse de se soumettre à ce qu'il ordonnait en pareil cas, comme si la décision d'un pape donnait en effet un plus grand poids à ces mêmes prétentions. Enfin l'établissement de la plupart des ordres religieux et des universités qui se mirent sous la protection immédiate du saint-siège, contribua beaucoup à étendre les bornes de sa juridiction ; on ne reconnut plus pour loi générale dans l'Eglise, que ce qui était émané du pape, ou présidant à un concile, ou assisté de son clergé, c'est-à-dire du consistoire des cardinaux. Les decrétales des souverains pontifes étant ainsi devenues fort fréquentes, elles donnèrent lieu à diverses collections, dont nous allons rendre compte.



La première de ces collections parut à la fin du XIIe siècle : elle a pour auteur Bernard de Circa, évêque de Faenza, qui l'intitula breviarium extra, pour marquer qu'elle est composée de pièces qui ne se trouvent pas dans le decret de Gratien. Ce recueil contient les anciens monuments omis par Gratien ; les decrétales des papes qui ont occupé le siège depuis Gratien, et surtout celles d'Alexandre III. enfin les decrets du troisième concîle de Latran, et du troisième concîle de Tours, tenu sous ce pontife. L'ouvrage est divisé par livres et par titres, à-peu-près dans le même ordre que l'ont été depuis les decrétales de Grégoire IX. on avait seulement négligé de distinguer par des chiffres les titres et les chapitres : mais Antoine Augustin a suppléé depuis à ce défaut. Environ douze ans après la publication de cette collection, c'est-à-dire au commencement du treizième siècle, Jean de Galles, né à Volterra dans le grand duché de Toscane, en fit une autre dans laquelle il rassembla les decrétales des souverains pontifes qui avaient été oubliées dans la première, ajouta celles du pape Célestin III. et quelques autres beaucoup plus anciennes, que Gratien avait passées sous silence. Tancrede, un des anciens interpretes des decrétales, nous apprend que cette compilation fut faite d'après celles de l'abbé Gilbert, et d'Alain évêque d'Auxerre. L'oubli dans lequel elles tombèrent, fut cause que le recueil de Jean de Galles a conservé le nom de seconde collection : au reste elle est rangée dans le même ordre que celle de Bernard de Circa, et elles ont encore cela de commun l'une et l'autre, qu'à peine virent-elles le jour, qu'on s'empressa de les commenter : ce qui témoigne assez la grande réputation dont elles jouissaient auprès des savants, quoiqu'elles ne fussent émanées que de simples particuliers, et qu'elles n'eussent jamais été revêtues d'aucune autorité publique. La troisième collection est de Pierre de Benevent ; elle parut aussi au commencement du treizième siècle par les ordres du pape Innocent III. qui l'envoya aux professeurs et aux étudiants de Bologne, et voulut qu'on en fit usage, tant dans les écoles que dans les tribunaux : elle fut occasionnée par celles qu'avait faite Bernard archevêque de Compostelle, qui pendant son séjour à Rome avait ramassé et mis en ordre les constitutions de ce pontife : cette compilation de Bernard fut quelque temps appelée la compilation romaine, mais comme il y avait inséré plusieurs choses qui ne s'observaient point dans les tribunaux, les Romains obtinrent du pape qu'on en fit une autre sous ses ordres, et Pierre de Benevent fut chargé de ce soin : ainsi cette troisième collection diffère des deux précédentes, en ce qu'elle est munie du sceau de l'autorité publique. La quatrième collection est du même siècle ; elle parut après le quatrième concîle de Latran célébré sous Innocent III. et renferme les decrets de ce concîle et les constitutions de ce pape, qui étaient postérieures à la troisième collection. On ignore l'auteur de cette quatrième compilation, dans laquelle on a observé le même ordre de matières que dans les précédentes. Antoine Augustin nous a donné une édition de ces quatre collections, qu'il a enrichies de notes. La cinquième est de Tancrede de Bologne, et ne contient que les decrétales d'Honoré III. successeur immédiat d'Innocent III. Honoré, à l'exemple de son prédécesseur, fit recueillir toutes ses constitutions ; ainsi cette compilation a été faite par autorité publique. Nous sommes redevables de l'édition qui en parut à Toulouse en 1645, à M. Ciron professeur en droit, qui y a joint des notes savantes. Ces cinq collections sont aujourd'hui appelées les anciennes collections, pour les distinguer de celles qui font partie du corps de droit canonique. Il est utîle de les consulter en ce qu'elles servent à l'intelligence des decrétales, qui sont rapportées dans les compilations postérieures où elles se trouvent ordinairement tronquées, et qui par-là sont très-difficiles à entendre, comme nous le ferons voir ci-dessous.

La multiplicité de ces anciennes collections, les contrariétés qu'on y rencontrait, l'obscurité de leurs commentateurs, furent autant de motifs qui firent désirer qu'on les réunit toutes en une nouvelle compilation. Grégoire IX. qui succéda au pape Honoré III. chargea Raimond de Pennaford d'y travailler ; il était son chapelain et son confesseur, homme d'ailleurs très-savant et d'une piété si distinguée, qu'il mérita dans la suite d'être canonisé par Clément VIII. Raimond a fait principalement usage des cinq collections précédentes ; il y a ajouté plusieurs constitutions qu'on y avait omises, celles de Grégoire IX. mais pour éviter la prolixité, il n'a point rapporté les decrétales dans leur entier ; il s'est contenté d'insérer ce qui lui a paru nécessaire pour l'intelligence de la décision. Il a suivi dans la distribution des matières le même ordre que les anciens compilateurs ; eux-mêmes avaient imité celui de Justinien dans son code. Tout l'ouvrage est divisé en cinq livres, les livres en titres, les titres non en chapitres, mais en capitules, ainsi appelés de ce qu'ils ne contiennent que des extraits des decrétales. Le premier livre commence par un titre sur la sainte Trinité, à l'exemple du code de Justinien ; les trois suivants expliquent les diverses espèces du droit canonique, écrit et non écrit : depuis le cinquième titre jusqu'à celui des pactes, il est parlé des élections, dignités, ordinations, et qualités requises dans les clercs ; cette partie peut être regardée comme un traité des personnes : depuis le titre des pactes jusqu'à la fin du second livre, on expose la manière d'intenter, d'instruire, et de terminer les procès en matière civîle ecclésiastique, et c'est de-là que nous avons emprunté, suivant la remarque des savants, toute notre procédure. Le troisième livre traite des choses ecclésiastiques, telles que sont les bénéfices, les dixmes, le droit de patronage : le quatrième, des fiançailles, du mariage, et de ses divers empêchements ; dans le cinquième, il s'agit des crimes ecclésiastiques, de la forme des jugements en matière criminelle, des peines canoniques, et des censures.

Raymond ayant mis la dernière main à son ouvrage, le pape Grégoire IX. lui donna le sceau de l'autorité publique, et ordonna qu'on s'en servit dans les tribunaux et dans les écoles, par une constitution qu'on trouve à la tête de cette collection, et qui est adressée aux docteurs et aux étudiants de l'université de Bologne : ce n'est pas néanmoins que cette collection ne fût défectueuse à bien des égards. On peut reprocher avec justice à Raimond de ce que, pour se conformer aux ordres de Grégoire IX., qui lui avait recommandé de retrancher les superfluités dans le recueil qu'il ferait des différentes constitutions éparses en divers volumes, il a souvent regardé et retranché comme inutiles des choses qui étaient absolument nécessaires pour arriver à l'intelligence de la decrétale. Donnons-en un exemple. Le cap. IXe extra de consuetud. contient un rescrit d'Honoré III. adressé au chapitre de Paris, dont voici les paroles : Cum consuetudinis ususque longaevi non sit levis autoritas, et plerumque discordiam pariant novitates ; : autoritate vobis presentium inhibemus, ne absque episcopi vestri consensu immutetis ecclesiae vestrae constitutiones et consuetudines approbatas, vel novas etiam inducatis : si quas forte fecistis, irritas decernentes. Le rescrit conçu en ces termes ne signifie autre chose, sinon, que le chapitre ne peut faire de nouvelles constitutions sans le consentement de l'évêque : ce qui étant ainsi entendu dans le sens général, est absolument faux. Il est arrivé de-là que ce capitule a paru obscur aux anciens canonistes ; mais il n'y aurait point eu de difficulté, s'ils avaient consulté la decrétale entière, telle qu'elle se trouve dans la cinquième compilation, cap. j. eod. tit. Dans cette decrétale, au lieu de ces paroles, si quas forte (constitutiones) fecistis, irritas decernentes, dont Raimond se sert, on lit celles-ci : irritas decernentes (novas institutiones) si quas forte fecistis in ipsius episcopi prejudicium, postquam est regimen Parisiensis ecclesiae adeptus. Cette clause omise par Raimond ne fait-elle pas voir évidemment qu'Honoré III. n'a voulu annuller que les nouvelles constitutions faites par le chapitre sans le consentement de l'évêque, au préjudice du même évêque ? et alors la décision du pape n'aura besoin d'aucune interprétation. On reproche encore à l'auteur de la compilation, d'avoir souvent partagé une decrétale en plusieurs ; ce qui lui donne un autre sens, ou du moins la rend obscure. C'est ainsi que la decrétale du cap. Ve de foro competenti, dans la troisième collection, est divisée par Raimond en trois différentes parties, dont l'une se trouve au cap. Xe extra de const. la seconde, dans le c. IIIe extra ut lite pendente nihil innovetur ; et la troisième, au cap. IVe ibid. cette division est cause qu'on ne peut entendre le sens d'aucun de ces trois capitules, à moins qu'on ne les réunisse ensemble, comme ils le sont dans l'ancienne collection : de plus en rapportant une decrétale, il omet quelquefois la précédente ou la suivante, qui jointe avec elle, offre un sens clair ; au lieu qu'elle n'en forme point lorsqu'elle en est séparée. Le cap. IIIe extra de constit. qui est tiré du cap. IVe eod. in primâ compilat. en est une preuve. On lit dans les deux textes ces paroles : translato sacerdotio, necesse est ut legis translatio fiat ; quia enim simul et ab eodem et sub eadem sponsione utraque data sunt, quod de uno dicitur, necesse est ut de altero intelligatur. Ce passage qui se trouve isolé dans Raimond est obscur, et on ne comprend pas en quoi consiste la translation de la loi : mais si on compare le même texte avec le cap. IIIe et Ve de la première collection que Raimond a omis dans la sienne, alors on aura la véritable espèce proposée par l'ancien compilateur, et le vrai sens de ces paroles, qui signifient que les préceptes de l'ancienne loi ont été abrogés par la loi de grâce ; parce que le sacerdoce et la loi ancienne ayant été donnés en même temps et sous la même promesse, comme il est dit dans notre capitule, et le sacerdoce ayant été transféré, et un nouveau pontife nous étant donné en la personne de J. C. il s'ensuit de là, qu'il était nécessaire qu'on nous donnât aussi une nouvelle loi, et qu'elle abrogeât l'ancienne, quant aux préceptes mystiques et aux cérémonies légales, dont il est fait mention dans ces capit. IIIe et Ve omis par Raimond. Enfin il est repréhensible pour avoir altéré les decrétales qu'il rapporte, en y faisant des additions : ce qui leur donne un sens différent de celui qu'elles ont dans leur source primitive. Nous nous servirons pour exemple du c. j. extra de judiciis où Raimond ajoute cette clause, donec satisfactione praemissâ fuerit absolutus, laquelle ne se trouve ni dans le canon 87 du code d'Afrique, d'où originairement la decrétale est tirée, ni dans l'ancienne collection, et qui donne au canon un sens tout à fait différent. On lit dans le canon même et dans l'ancienne collection : nullus eidem Quod-vult-deo communicet, donec causa ejus qualem potuerit, terminum sumat ; ces paroles font assez connaître le droit qui était autrefois en vigueur, comme le remarque très-bien M. Cujas sur ce capitule. Dans ces temps-là on n'accordait à qui que ce soit l'absolution d'une excommunication, qu'on n'eut instruit juridiquement le crime dont il était accusé, et qu'on n'eut entièrement terminé la procédure. Mais dans les siècles postérieurs, l'usage s'est établi d'absoudre l'excommunié qui était contumacé, aussi-tôt qu'il avait satisfait, c'est-à-dire donné caution de se représenter en jugement, quoique l'affaire n'eut point encore été discutée au fond ; et c'est pour concilier cet ancien canon avec la discipline de son temps, que Raimond en a changé les termes. Nous nous contentons de citer quelques exemples des imperfections qui se rencontrent dans la collection de Grégoire IX. mais nous observerons que dans les éditions récentes de cette collection, on a ajouté en caractères italiques ce qui avait été retranché par Raimond, et ce qu'il était indispensable de rapporter pour bien entendre l'espèce du capitule. Ces additions, qu'on a appelées depuis dans les écoles pars decisa, ont été faites par Antoine le Conte, François Pegna Espagnol, et dans l'édition romaine : il faut avouer néanmoins qu'on ne les a pas faites dans tous les endroits nécessaires, et qu'il reste encore beaucoup de choses à désirer ; d'où il resulte que nonobstant ces suppléments, il est très-avantageux, non-seulement de recourir aux anciennes decrétales, mais même de remonter jusqu'aux premières sources, puisque les anciennes collections se trouvent souvent elles-mêmes mutilées, et que les monuments apocryphes y sont confondus avec ceux qui sont authentiques : telle est en effet la méthode dont MM. Cujas, Florent, Jean de la Coste, et surtout Antoine Augustin dans ses notes sur la première collection, se sont servis avec le plus grand succès.

Grégoire IX. en confirmant le nouveau recueil de decrétales, défendit par la même constitution qu'on osât en entreprendre un autre sans la permission expresse du saint siège, et il n'en parut point jusqu'à Boniface VIII. ainsi pendant l'espace de plus de 70 ans le corps de droit canonique ne renferma que le decret de Gratien et les decrétales de Grégoire IX. Cependant après la publication des decrétales, Grégoire IX. et les papes ses successeurs donnèrent en différentes occasions de nouveaux rescrits ; mais leur authenticité n'était reconnue ni dans les écoles, ni dans les tribunaux : c'est pourquoi Boniface VIII. la quatrième année de son pontificat, vers la fin du treizième siècle, fit publier sous son nom une nouvelle compilation ; elle fut l'ouvrage de Guillaume de Mandagotto archevêque d'Embrun, de Berenger Fredoni évêque de Beziers, et de Richard de Senis vice-chancelier de l'Eglise romaine, tous trois élevés depuis au cardinalat. Cette collection contient les dernières épitres de Grégoire IX. celles des papes qui lui ont succédé ; les decrets des deux conciles généraux de Lyon, dont l'un s'est tenu en l'an 1245 sous Innocent IV. et l'autre en l'an 1274 sous Grégoire X. et enfin les constitutions de Boniface VIII. On appelle cette collection le Sexte, parce que Boniface voulut qu'on la joignit au livre des decrétales, pour lui servir de supplément. Elle est divisée en cinq livres, soudivisée en titres et en capitules, et les matières y sont distribuées dans le même ordre que dans celle de Grégoire IX. Au commencement du quatorzième siècle, Clément V. qui tint le saint siège à Avignon, fit faire une nouvelle compilation des decrétales, composée en partie des canons du concîle de Vienne, auquel il présida, et en partie de ses propres constitutions ; mais surpris par la mort, il n'eut pas le temps de la publier, et ce fut par les ordres de son successeur Jean XXII. qu'elle vit le jour en 1317. Cette collection est appelée Clémentines : du nom de son auteur, et parce qu'elle ne renferme que des constitutions de ce souverain pontife : elle est également divisée en cinq titres, qui sont aussi soudivisés en titres et en capitules, ou Clémentines. Outre cette collection, le même pape Jean XXII. qui siégea pareillement à Avignon, donna différentes constitutions pendant l'espace de dix-huit ans que dura son pontificat, dont vingt ont été recueillies et publiées par un auteur anonyme, et c'est ce qu'on appelle les extravagantes de Jean XXII. Cette collection est divisée en quatorze titres, sans aucune distinction de livres, à cause de son peu d'étendue. Enfin l'an 1484 il parut un nouveau recueil qui porte le nom d'extravagantes communes, parce qu'il est composé des constitutions de vingt-cinq papes, depuis le pape Urbain IV. (si l'inscription du cap. 1. de simoniâ, est vraie) jusqu'au pape Sixte IV. lesquels ont occupé le saint siège pendant plus de deux cent vingt ans, c'est-à-dire depuis l'année 1262 jusqu'à l'année 1483. Ce recueil est divisé en cinq livres ; mais attendu qu'on n'y trouve aucune decrétale qui regarde le mariage, on dit que le quatrième livre manque. Ces deux dernières collections sont l'ouvrage d'auteurs anonymes, et n'ont été confirmées par aucune bulle, ni envoyées aux universités : c'est par cette raison qu'on les a appelées extravagantes, comme qui dirait vagantes extra corpus juris canonici, et elles ont retenu ce nom, quoique par la suite elles y aient été insérées. Ainsi le corps du droit canonique renferme aujourd'hui six collections ; savoir, le decret de Gratien, les decrétales de Grégoire IX. le Sexte de Boniface VIII. les Clémentines, les Extravagantes de Jean XXII. et les Extravagantes communes. Nous avons Ve dans l'article DECRET, de quelle autorité est le recueil de Gratien, nous allons examiner ici quelle est celle des diverses collections des decrétales.

Nous avons dit en parlant du decret de Gratien, qu'il n'a par lui-même aucune autorité, ce qui doit s'étendre aux Extravagantes de Jean XXII. et aux Extravagantes communes, qui sont deux ouvrages anonymes et destitués de toute autorité publique. Il n'en est pas de même des decrétales de Grégoire IX. du Sexte et des Clémentines, composées et publiées par ordre de souverains pontifes ; ainsi dans les pays d'obédience, où le pape réunit l'autorité temporelle à la spirituelle, il n'est point douteux que les decrétales des souverains pontifes, et les recueils qu'ils en ont fait faire, n'aient force de loi ; mais en France et dans les autres pays libres, dans lesquels les constitutions des papes n'ont de vigueur qu'autant qu'elles ont été approuvées par le prince, les compilations qu'ils font publier ont le même sort, c'est-à-dire qu'elles ont besoin d'acceptation pour qu'elles soient regardées comme lais. Cela posé, on demande si les decrétales de Grégoire IX. ont jamais été reçues dans le royaume. Charles Dumoulins dans son commentaire sur l'édit de Henri II. vulgairement appelé l'édit des petites dates, observe glose XVe num. 250. que dans les registres de la cour on trouve un conseil donné au roi par Eudes duc de Bourgogne, de ne point recevoir dans son royaume les nouvelles constitutions des papes. Le même auteur ajoute qu'en effet elles ne sont point admises dans ce qui concerne la juridiction séculière, ni même en matière spirituelle, si elles sont contraires aux droits et aux libertés de l'Eglise gallicane ; et il dit que cela est d'autant moins surprenant, que la cour de Rome elle-même ne reçoit pas toutes les decrétales insérées dans les collections publiques. Conformément à cela, M. Florent, dans sa préface de auctoritate Gratiani et aliarum collectionum, prétend que les decrétales n'ont jamais reçu en France le sceau de l'autorité publique, et quoiqu'on les enseigne dans les écoles, en vertu de cette autorité, qu'il n'en faut pas conclure qu'elles ont été admises, mais qu'on doit les regarder du même oeil que les livres du droit civil qu'on enseigne publiquement par ordre de nos Rais, quoiqu'ils ne leur aient jamais donné force de loi. Pour preuve de ce qu'il avance, il cite une lettre manuscrite de Philippe-le-Bel adressée à l'université d'Orléans, où ce monarque s'exprime en ces termes : Non putet igitur aliquis nos recipere vel primogenitores nostros recepisse consuetudines quaslibet sive leges, ex eo quod eas in diversis locis et studiis regni nostri per scolasticos legi sinatur ; multa nempe namque eruditioni et doctrinae proficiunt, licet recepta non fuerint, nec ecclesia recipit quamplures canones qui per desuetudinem abierunt, vel ab initio non fuêre recepti, licet in scholis à studiosis propter eruditionem legantur. Scire namque sensus, ritus et mores hominum diversorum, locorum et temporum, valdè proficit ad cujuscumque doctrinam. Cette lettre est de l'année 1312. On ne peut nier cependant qu'on ne se soit servi des decrétales, et qu'on ne s'en serve encore aujourd'hui dans les tribunaux, lorsqu'elles ne sont pas contraires aux libertés de l'église gallicane ; d'où l'on peut conclure que dans ces cas-là elles sont reçues, du moins tacitement, par l'usage, et parce que nos rois ne s'y sont point opposés : et il ne faut point à cet égard séparer le Sexte de Boniface VIII. des autres collections, quoique plusieurs soutiennent que celle-là spécialement n'est point admise, à cause de la fameuse querelle entre Philippe le Bel et ce pape. Ils se fondent sur la glose du capitule XVIe de elect. in sexto, où il est dit nommément que les constitutions du Sexte ne sont point reçues dans le royaume ; mais nous croyons avec M. Doujat, lib. IV. praenot. canon. cap. xxjv. num. 7. devoir rejeter cette opinion comme fausse ; premièrement, parce que la compilation de Boniface a Ve le jour avant qu'il eut eu aucun démêlé avec Philippe le Bel. De plus, la bulle unam sanctam, où ce pape, aveuglé par une ambition demesurée, s'efforce d'établir que le souverain pontife a droit d'instituer, de corriger et de déposer les souverains, n'est point rapportée dans le Sexte, mais dans le cap. j. de majoritate et obedientiâ, extravag. comm. où l'on trouve en même temps, cap. IIe ibid. la bulle Meruit de Clément V. par laquelle il déclare qu'il ne prétend point que la constitution de Boniface porte aucun préjudice au roi ni au royaume de France, ni qu'elle les rende plus sujets à l'Eglise romaine, qu'ils l'étaient auparavant. Enfin il est vraisemblable que les paroles attribuées à la glose sur le cap. XVIe de electione in sexto, ne lui appartiennent point, mais qu'elles auront été ajoutées après-coup, par le zèle inconsidéré de quelque docteur français. En effet, elles ne se trouvent que dans l'édition d'Anvers, et non dans les autres, pas même dans celle de Charles Dumoulins, qui certainement ne les aurait pas omises, si elles avaient appartenu à la glose.

Au reste, l'illustre M. de Marca dans son traité de concordiâ sacerdotii et imperii ; lib. III. c. VIe prouve la nécessité et l'utilité de l'étude des decrétales. Pour réduire en peu de mots les raisons qu'il en apporte, il suffit de rappeler ce que nous avons déjà remarqué au commencement de cet article ; savoir, que l'autorité des conciles provinciaux ayant diminué insensiblement, et ensuite ayant été entièrement anéantie, attendu que les assemblées d'évêques étaient devenues plus difficiles après la division de l'empire de Charlemagne, à cause des guerres sanglantes que ses successeurs se faisaient les uns aux autres, il en était résulté que les souverains pontifes étaient parvenus au plus haut degré de puissance, et qu'ils s'étaient arrogés le droit de faire des lais, et d'attirer à eux seuls la connaissance de toutes les affaires ; les princes eux-mêmes, qui souvent avaient besoin de leur crédit, favorisant leur ambition. Ce changement a donné lieu à une nouvelle manière de procéder dans les jugements ecclésiastiques : de-là tant de différentes constitutions touchant les élections, les collations des bénéfices, les empêchements du mariage, les excommunications, les maisons religieuses, les privilèges, les exemptions, et beaucoup d'autres points qui subsistent encore aujourd'hui ; en sorte que l'ancien droit ne suffit plus pour terminer les contestations, et qu'on est obligé d'avoir recours aux decrétales qui ont engendré ces différentes formes. Mais s'il est à-propos de bien connaître ces collections et de les étudier à fond, il est encore nécessaire de consulter les auteurs qui les ont interpretées ; c'est pourquoi nous croyons devoir indiquer ici ceux que nous regardons comme les meilleurs. Sur les decrétales de Grégoire IX. nous indiquerons Vanespen, tome IV. de ses œuvres, édit. de Louvain 1753. Cet auteur a fait d'excellentes observations sur les canons du concîle de Tours, et ceux des conciles de Latran III. et IV. qui sont rapportés dans cette collection. Nous ajouterons M. Cujas, qui a commenté les second, troisième et quatrième livres presqu'en entier ; MM. Jean de la Coste et Florent, qui ont écrit plusieurs traités particuliers sur différents titres de cette même collection ; Charles Dumoulins, dont on ne doit pas négliger les notes, tant sur cette collection que les suivantes ; M. Ciron, qui a jeté une grande érudition dans ses paratitles sur les cinq livres des decrétales ; M. Hauteserre, qui a commenté les decrétales d'Innocent III. On y peut joindre l'édition qu'a faite M. Baluze des épitres du même pape, et celle de M. Bosquet évêque de Montpellier ; enfin Gonzalès, dont le grand commentaire sur toute la collection de Grégoire IX. est fort estimé : cet auteur néanmoins étant dans les principes ultramontains, doit être lu avec précaution. Sur le Sexte, nous nous contenterons d'indiquer Vanespen, tome IV. ibid. qui a fait également des observations sur les canons des deux conciles généraux de Lyon, qu'on trouve répandus dans cette collection ; sur les Clémentines, le commentaire qu'en a fait M. Hauteserre. A l'égard des deux dernières collections, on peut s'en tenir à la lecture du texte, et aux notes de Charles Dumoulins. Cet article est de M. BOUCHAUD, docteur agrégé de la faculté de Droit.

DECRETALES, (fausses) Histoire eccles. Les fausses decrétales sont celles qu'on trouve rassemblées dans la collection qui porte le nom d'Isidore Mercator ; on ignore l'époque précise de cette collection ; quel en est le véritable auteur, et on ne peut à cet égard que se livrer à des conjectures. Le cardinal d'Aguirre, tome I. des conciles d'Espagne, dissertat. j. croit que les fausses decrétales ont été composées par Isidore évêque de Séville, qui était un des plus célèbres écrivains de son siècle ; il a depuis été canonisé, et il tient un rang distingué parmi les docteurs de l'Eglise. Le cardinal se fonde principalement sur l'autorité d'Hincmar de Reims, qui les lui attribue nommément, epist. VIIe cap. 12. mais l'examen de l'ouvrage même réfute cette opinion. En effet, on y trouve plusieurs monuments qui n'ont Ve le jour qu'après la mort de cet illustre prélat ; tels sont les canons du sixième concîle général, ceux des conciles de Tolede, depuis le sixième jusqu'au dix-septième ; ceux du concîle de Merida, et du second concîle de Prague. Or Isidore est mort en 636, suivant le témoignage unanime de tous ceux qui ont écrit sa vie, et le VIe concîle général s'est tenu l'an 680 ; le VIe de Tolede, l'an 638, et les autres sont beaucoup plus récens. Le cardinal ne se dissimule point cette difficulté ; mais il prétend que la plus grande partie, tant de la préface où il est fait mention de ce sixième concile, que de l'ouvrage, appartient à Isidore de Séville : et que quelqu'écrivain plus moderne y aura ajouté ces monuments. Ce qui le détermine à prendre ce parti, c'est que l'auteur dans sa préface annonce qu'il a été obligé à faire cet ouvrage par quatre-vingt évêques et autres serviteurs de Dieu. Sur cela le cardinal demande quel autre qu'Isidore de Séville a été d'un assez grand poids en Espagne, pour que quatre-vingt évêques de ce royaume l'engageassent à travailler à ce recueil ; et il ajoute qu'il n'y en a point d'autre sur qui on puisse jeter les yeux, ni porter ce jugement. Cette réflexion néanmoins est bientôt détruite par une autre qui s'offre naturellement à l'esprit ; savoir, qu'il est encore moins probable qu'un livre composé par un homme aussi célèbre et à la sollicitation de tant de prélats, ait échappé à la vigilance de tous ceux qui ont recueilli ses œuvres, et qu'aucun d'eux n'en ait parlé. Secondement, il parait que l'auteur de la compilation a vécu bien avant dans le huitième siècle, puisqu'on y rapporte des pièces qui n'ont paru que vers le milieu de ce siècle ; telle est la lettre de Boniface I. archevêque de Mayence, écrite au roi Thibaud en l'an 744, plus de cent années par conséquent après la mort d'Isidore. De plus, l'on n'a découvert jusqu'à présent aucun exemplaire qui porte le nom de cet évêque. Il est bien vrai que le cardinal d'Aguirre dit avoir Ve un manuscrit de cette collection dans la bibliothèque du Vatican, qui parait avoir environ 830 années d'ancienneté, et être du temps de Nicolas I. où il finit, et qu'à la tête du manuscrit on lit en grandes lettres, incipit praefatio Isidori episcopi : mais comme il n'ajoute point Hispalensis, on ne peut rien en conclure ; et quand bien même ce mot y serait joint, il ne s'ensuivrait pas que ce fût véritablement l'ouvrage d'Isidore de Séville : car si l'auteur a eu la hardiesse d'attribuer faussement tant de decrétales aux premiers papes, pourquoi n'aurait-il pas eu celle d'usurper le nom d'Isidore de Séville, pour accréditer son ouvrage ? Par la même raison, de ce qu'on trouve dans la préface de ce recueil divers passages qui se rencontrent au cinquième livre des étymologies d'Isidore, suivant la remarque des correcteurs romains, ce n'est pas une preuve que cette préface soit de lui, comme le prétend le cardinal. En effet, l'auteur a pu coudre ces passages à sa préface, de même qu'il a cousu différents passages des saints pères aux decrétales qu'il rapporte. Un nouveau motif de nous faire rejeter le sentiment du cardinal, c'est la barbarie de style qui règne dans cette compilation, en cela différent de celui d'Isidore de Séville versé dans les bonnes lettres, et qui a écrit d'une manière beaucoup plus pure. Quel sera donc l'auteur de cette collection ? Suivant l'opinion la plus généralement reçue, on la donne à un Isidore surnommé Mercator, et cela à cause de ces paroles de la préface, Isidorus Mercator servus Christi, lectori conservo suo : c'est ainsi qu'elle est rapportée dans Yves de Chartres et au commencement du premier tome des conciles du P. Labbé ; elle est un peu différente dans Gratien sur le canon IV. de la distinction XVIe où le nom de Mercator est supprimé ; et même les correcteurs romains, dans leur seconde note sur cet endroit de Gratien, observent que dans plusieurs exemplaires, au lieu du surnom de Mercator, on lit celui de Peccator : quelques-uns même avancent, et de ce nombre est M. de Marca, lib. III. de concordiâ sacerd. et imp. cap. Ve que cette leçon est la véritable, et que celle de Mercator ne tire son origine que d'une faute des copistes. Ils ajoutent que le surnom de Peccator vient de ce que plusieurs évêques souscrivant aux conciles, prenaient le titre de pécheurs, ainsi qu'on le voit dans le premier concîle de Tours, dans le troisième de Paris, dans le second de Tours, et dans le premier de Mâcon ; et dans l'église grecque les évêques affectaient de s'appeler . Un troisième système sur l'auteur de la collection des fausses decrétales, est celui que nous présente la chronique de Julien de Tolede, imprimée à Paris dans le siècle dernier, par les soins de Laurent Ramirez Espagnol. Cette chronique dit expressément que le recueil dont il s'agit ici, a été composé par Isidore Mercator évêque de Xativa (c'est une ville de l'île Majorque, qui relève de l'archevêché de Valence en Espagne) ; qu'il s'est fait aider dans ce travail par un moine, et qu'il est mort l'an 805 : mais la foi de cette chronique est suspecte parmi les savants, et avec raison. En effet, l'éditeur nous apprend que Julien archevêque de Tolede, est monté sur ce siège en l'an 680, et est mort en 690 ; qu'il a présidé à plusieurs conciles pendant cet intervalle, entr'autres au douzième concîle de Tolede, tenu en 681. Cela posé, il n'a pu voir ni raconter la mort de cet évêque de Xativa, arrivée en 805, non-seulement suivant l'hypothèse où lui Julien serait décédé en 690, mais encore suivant la date de l'année 680, où il est parvenu à l'archevêché de Tolede, car alors il devait être âgé de plus de trente ans, selon les règles de la discipline, et il aurait fallu qu'il eut vécu au-delà de cent cinquante-cinq ans pour arriver à l'année 805, qui est celle où l'on place la mort de cet Isidore Mercator : et on ne peut éluder l'objection en se retranchant à dire qu'il y a faute d'impression sur cette dernière époque, et qu'au lieu de l'année 805 on doit lire 705 ; car ce changement fait naître une autre difficulté. Dans la collection il est fait mention du pape Zacharie, qui néanmoins n'est parvenu au souverain pontificat qu'en 741. Comment accorder la date de l'année 705, qu'on suppose maintenant être celle de la mort d'Isidore, avec le temps où le pape Zacharie a commencé d'occuper le saint siège ? Enfin David Blondel écrivain protestant, mais habîle critique, soutient dans son ouvrage intitulé pseudo-Isidorus, chap. IVe et Ve de ses prolégomenes, que cette collection ne nous est point venue d'Espagne, Il insiste sur ce que depuis l'an 850 jusqu'à l'an 900, qui est l'espace de temps où elle doit être placée, ce royaume gémissait sous la cruelle domination des Sarrasins, surtout après le concîle de Cordoue tenu en 852, dans lequel on défendit aux chrétiens de rechercher le martyre par un zèle indiscret, et d'attirer par-là sur l'église une violente persécution. Ce decret, tout sage qu'il était, et conforme à la prudence humaine que la religion n'exclud point, étant mal observé, on irrita si fort les Arabes, qu'ils brulèrent presque toutes les églises, dispersèrent ou firent mourir les évêques, et ne souffrirent point qu'ils fussent remplacés. Telle fut la déplorable situation des Espagnols jusqu'à l'année 1221, et il est hors de toute vraisemblance, selon Blondel, que dans le temps même où ils avaient à peine celui de respirer, il se soit trouvé un de leurs compatriotes assez insensible aux malheurs de la patrie, pour s'occuper alors à fabriquer des pièces sous les noms des papes du second et du troisième siècles. Il soupçonne donc qu'un Allemand est l'auteur de cette collection, d'autant plus que ce fut Riculphe archevêque de Mayence, qui la répandit en France, comme nous l'apprenons d'Hincmar de Reims dans son opuscule des 55 chapitres contre Hincmar de Laon, ch. IVe Sans adopter précisément le système de Blondel, qui veut que Mayence ait été le berceau du recueil des fausses decrétales, nous nous contenterons de remarquer que le même Riculphe avait beaucoup de ces pièces supposées. On voit au livre VII. des capitulaires, cap. ccv. qu'il avait apporté à Wormes une épitre du pape Grégoire, dont jusqu'alors on n'avait point entendu parler, et dont par la suite il n'est resté aucun vestige. Au reste, quoiqu'il soit assez constant que la compilation des fausses decrétales n'appartient à aucun Isidore, comme cependant elle est connue sous le nom d'Isidore Mercator, nous continuerons de l'appeler ainsi.

Cette collection renferme les cinquante canons des apôtres, que Denis le Petit avait rapportés dans la sienne ; mais ce n'est point ici la même version. Ensuite viennent les canons du second concîle général et ceux du concîle d'Ephese, qui avaient été omis par Denis. Elle contient aussi les conciles d'Afrique, mais dans un autre ordre, et beaucoup moins exact que celui de Denis, qui les a copiés d'après le code des canons de l'Eglise d'Afrique. On y trouve encore dix-sept conciles de France, un grand nombre de conciles d'Espagne, et entr'autres ceux de Tolede jusqu'au dix-septième, qui s'est tenu en 694. En tout ceci Isidore n'est point repréhensible, si ce n'est pour avoir mal observé l'ordre des temps, sans avoir eu plus d'égard à celui des matières, comme avaient fait avant lui plusieurs compilateurs. Voici où il commence à devenir coupable de supposition. Il rapporte sous le nom des papes des premiers siècles, depuis Clément I. jusqu'à Sirice, un nombre infini de decrétales inconnues jusqu'alors, et avec la même confiance que si elles contenaient la vraie discipline de l'Eglise des premiers temps. Il ne s'arrête point là, il y joint plusieurs autres monuments apocryphes : tels sont la fausse donation de Constantin ; le prétendu concîle de Rome sous Sylvestre ; la lettre d'Athanase à Marc, dont une partie est citée dans Gratien, distinct. XVIe can. 12. celle d'Anastase successeur de Sirice, adressée aux évêques de Germanie et de Bourgogne ; celle de Sixte III. aux Orientaux. Le grand saint Léon lui-même n'a point été à l'abri de ses téméraires entreprises ; l'imposteur lui attribue faussement une lettre touchant les privilèges des chorévêques. Le P. Labbé avait conjecturé la fausseté de cette pièce, mais elle est démontrée dans la onzième dissertation du P. Quesnel. Il suppose pareillement une lettre de Jean I. à l'archevêque Zacharie, une de Boniface II. à Eulalie d'Alexandrie, une de Jean III. adressée aux évêques de France et de Bourgogne, une de Grégoire le Grand, contenant un privilège du monastère de saint Médard ; une du même, adressée à Félix évêque de Messine, et plusieurs autres qu'il attribue faussement à divers auteurs. Voyez le recueil qu'en a fait David Blondel dans son faux Isidore. En un mot l'imposteur n'a épargné personne.

L'artifice d'Isidore, tout grossier qu'il était, en imposa à toute l'église latine. Les noms qui se trouvaient à la tête des pièces qui composaient ce recueil, étaient ceux des premiers souverains pontifes, dont plusieurs avaient souffert le martyre pour la cause de la religion. Ces noms ne purent que le rendre recommandable, et le faire recevoir avec la plus grande vénération. D'ailleurs l'objet principal de l'imposteur avait été d'étendre l'autorité du S. siège et des évêques. Dans cette vue il établit que les évêques ne peuvent être jugés définitivement que par le pape seul, et il répète souvent cette maxime. Toutefais on trouve dans l'histoire ecclésiastique bien des exemples du contraire ; et pour nous arrêter à un des plus remarquables, Paul de Samosate évêque d'Antioche fut jugé et déposé par les évêques d'Orient et des provinces voisines, sans la participation du pape. Ils se contentèrent de lui en donner avis après la chose faite, comme il se voit par leur lettre synodale, et le pape ne s'en plaignit point : Euseb. liv. VII. chapitre xxx. De plus, le faussaire représente comme ordinaires les appelations à Rome. Il parait qu'il avait fort à cœur cet article, par le soin qu'il prend de répandre dans tout son ouvrage, que non-seulement tout évêque, mais tout prêtre, et en général toute personne opprimée, peut en tout état de cause appeler directement au pape. Il fait parler sur ce sujet jusqu'à neuf souverains pontifes, Anaclet, Sixte I, Sixte II, Fabien, Corneille, Victor, Zephirin, Marcel, et Jules. Mais S. Cyprien qui vivait du temps de S. Fabien et de S. Corneille, non-seulement s'est opposé aux appelations, mais encore a donné des raisons solides de n'y pas déferer, epist. ljx. Du temps de S. Augustin, elles n'étaient point encore en usage dans l'église d'Afrique, comme il parait par la lettre du concîle tenu en 426, adressée au pape Célestin ; et si en vertu du concîle de Sardique on en voit quelques exemples, ce n'est, jusqu'au neuvième siècle, que de la part des évêques des grands sièges qui n'avaient point d'autre supérieur que le pape. Il pose encore comme un principe incontestable, qu'on ne peut tenir aucun concile, même provincial, sans la permission du pape. Nous avons démontré ailleurs qu'on était bien éloigné d'observer cette règle pendant les neuf premiers siècles, tant par rapport aux conciles oecuméniques, que nationaux et provinciaux ; voyez l'article CONCILE.

Les fausses decrétales favorisant l'impunité des évêques, et plus encore les prétentions ambitieuses des souverains pontifes, il n'est pas étonnant que les uns et les autres les aient adoptées avec empressement, et s'en soient servi dans les occasions qui se présentèrent. C'est ainsi que Rotade évêque de Saissons, qui dans un concîle provincial tenu à S. Crespin de Saissons en 861, avait été privé de la communion épiscopale pour cause de desobéissance, appela au S. siege. Hincmar de Reims son métropolitain, nonobstant cet appel, le fit déposer dans un concîle assemblé à S. Médard de Saissons, sous le prétexte que depuis il y avait renoncé et s'était soumis au jugement des évêques. Le pape Nicolas I. instruit de l'affaire, écrivit à Hincmar, et blâma sa conduite. Vous deviez, dit-il, honorer la mémoire de S. Pierre, et attendre notre jugement quand même Rotade n'eut point appelé. Et dans une autre lettre au même Hincmar sur la même affaire, il le menace de l'excommunier s'il ne rétablit pas Rotade. Ce pape fit plus encore ; car Rotade étant venu à Rome, il le déclara absous dans un concîle tenu la veille de Noel en 864, et le renvoya à son siège avec des lettres. Celle qu'il adresse à tous les évêques des Gaules est digne de remarque ; c'est la lettre 47 de ce pontife : voici comme le pape y parle : " Ce que vous dites est absurde (nous nous servons ici de M. Fleuri), que Rotade, après avoir appelé au saint siège, ait changé de langage pour se soumettre de nouveau à votre jugement. Quand il l'aurait fait, vous deviez le redresser et lui apprendre qu'on n'appelle point d'un juge supérieur à un inférieur. Mais encore qu'il n'eut pas appelé au saint siège, vous n'avez dû en aucune manière déposer un évêque sans notre participation, au préjudice de tant de decrétales de nos prédécesseurs ; car si c'est par leur jugement que les écrits des autres docteurs sont approuvés ou rejetés, combien plus doit-on respecter ce qu'ils ont écrit eux-mêmes pour décider sur la doctrine ou la discipline ? Quelques-uns de vous disent que ces decrétales ne sont point dans le code des canons ; cependant quand ils les trouvent favorables à leurs intentions, ils s'en servent sans distinction, et ne les rejettent que pour diminuer la puissance du saint siège. Que s'il faut rejeter les decrétales des anciens papes, parce qu'elles ne sont pas dans le code des canons, il faut donc rejeter les écrits de S. Grégoire et des autres pères, et même les saintes Ecritures ". Là-dessus M. Fleuri fait cette observation, que quoiqu'il soit vrai que de n'être pas dans le corps des canons ne fût pas une raison suffisante pour les rejeter, il fallait du moins examiner si elles étaient véritablement des papes dont elles portaient les noms ; mais c'est ce que l'ignorance de la critique ne permettait pas alors. Le pape ensuite continue et prouve par l'autorité de S. Léon et de S. Gélase, que l'on doit recevoir généralement toutes les decrétales des papes. Il ajoute : " Vous dites que les jugements des évêques ne sont pas des causes majeures ; nous soutenons qu'elles sont d'autant plus grandes, que les évêques tiennent un plus grand rang dans l'Eglise. Direz-vous qu'il n'y a que les affaires des métropolitains qui soient des causes majeures ? Mais ils ne sont pas d'un autre ordre que les évêques, et nous n'exigeons pas des témoins ou des juges d'autre qualité pour les uns et pour les autres ; c'est pourquoi nous voulons que les causes des uns et des autres nous soient réservées ". Et ensuite : " Se trouvera-t-il quelqu'un assez déraisonnable pour dire que l'on doive conserver à toutes les églises leurs privilèges, et que la seule église romaine doit perdre les siens " ? Il conclud en leur ordonnant de recevoir Rotade et de le rétablir. Nous voyons dans cette lettre de Nicolas I. l'usage qu'il fait des fausses decrétales ; il en prend tout l'esprit et en adopte toutes les maximes. Son successeur Adrien II. ne parait pas moins zélé dans l'affaire d'Hincmar de Laon. Ce prélat s'était rendu odieux au clergé et au peuple de son diocèse par ses injustices et ses violences. Ayant été accusé au concîle de Verberie, en 869, où présidait Hincmar de Reims son oncle et son métropolitain, il appela au pape, et demanda la permission d'aller à Rome, qui lui fut refusée. On suspendit seulement la procédure, et on ne passa pas outre. Mais sur de nouveaux sujets de plaintes que le roi Charles le Chauve et Hincmar de Reims eurent contre lui, on le cita d'abord au concîle d'Attigni où il comparut, mais bien-tôt après il prit la fuite ; ensuite au concîle de Douzi, où il renouvella son appel. Après avoir employé divers subterfuges pour éviter de répondre aux accusations qu'on lui intentait, il y fut déposé. Le concîle écrivit au pape Adrien une lettre synodale, en lui envoyant les actes dont il demande la confirmation, ou que du moins si le pape veut que la cause soit jugée de nouveau, elle soit renvoyée sur les lieux, et qu'Hincmar de Laon demeure cependant excommunié : la lettre est du 6 Septembre 871. Le pape Adrien loin d'acquiescer au jugement du concile, désapprouva dans les termes les plus forts la condamnation d'Hincmar de Laon, comme il parait par ses lettres, l'une adressée aux évêques du concile, et l'autre au roi, tom. VIII. des conciles, pag. 932. et suiv. Il dit aux évêques, que puisqu'Hincmar de Laon criait dans le concîle qu'il voulait se défendre devant le saint siège, il ne fallait pas prononcer de condamnation contre lui. Dans sa lettre au roi Charles, il repete mot pour mot la même chose touchant Hincmar de Laon, et veut que le roi l'envoye à Rome avec escorte. Nous croyons ne pouvoir nous dispenser de rapporter la réponse vigoureuse que fit le roi Charles. Elle montre que ce prince justement jaloux des droits de sa couronne, était dans la ferme résolution de les soutenir. Nous nous servirons encore ici de M. Fleuri. " Vos lettres portent, dit le roi au pape, nous voulons et nous ordonnons par l'autorité apostolique. qu'Hincmar de Laon vienne à Rome, et devant nous, appuyé de votre puissance. Nous admirons où l'auteur de cette lettre a trouvé qu'un roi obligé à corriger les mécans, et à vanger les crimes, doive envoyer à Rome un coupable condamné selon les règles, Ve principalement qu'avant sa déposition il a été convaincu dans trois conciles d'entreprises contre le repos public, et qu'après sa déposition il persevère dans sa désobéissance. Nous sommes obligés de vous écrire encore, que nous autres rois de France, nés de race royale, n'avons point passé jusqu'à présent pour les lieutenans des évêques, mais pour les seigneurs de la terre. Et, comme dit S. Léon et le concîle romain, les rois et les empereurs que Dieu a établis pour commander sur la terre, ont permis aux évêques de régler les affaires suivant leurs ordonnances : mais ils n'ont pas été les oeconomes des évêques ; et si vous feuilletez les registres de vos prédécesseurs, vous ne trouverez point qu'ils aient écrit aux nôtres comme vous venez de nous écrire ". Il rapporte ensuite deux lettres de S. Grégoire, pour montrer avec quelle modestie il écrivait non-seulement aux rois de France, mais aux exarques d'Italie. Il cite le passage du pape Gélase dans son traité de l'anathême, sur la distinction des deux puissances spirituelle et temporelle, où ce pape établit que Dieu en a séparé les fonctions. " Ne nous faites donc plus écrire, ajoute-t-il, des commandements et des menaces d'excommunication contraires à l'Ecriture et aux canons ; car, comme dit S. Leon, le privilège de S. Pierre subsiste quand on juge selon l'équité : d'où il s'ensuit que quand on ne suit pas cette équité, le privilège ne subsiste plus. Quant à l'accusateur que vous ordonnez qui vienne avec Hincmar, quoique ce soit contre toutes les règles, je vous déclare que si l'empereur mon neveu m'assure la liberté des chemins, et que j'aye la paix dans mon royaume contre les payens, j'irai moi-même à Rome me porter pour accusateur, et avec tant de témoins irréprochables, qu'il paraitra que j'ai eu raison de l'accuser. Enfin, je vous prie de ne me plus envoyer à moi ni aux évêques de mon royaume de telles lettres, afin que nous puissions toujours leur rendre l'honneur et le respect qui leur convient ". Les évêques du concîle de Douzi répondirent au pape à-peu-près sur le même ton ; et quoique la lettre ne nous soit pas restée en entier, il parait qu'ils voulaient prouver que l'appel d'Hincmar ne devait pas être jugé à Rome, mais en France par des juges délegués, conformément aux canons du concîle de Sardique.

Ces deux exemples suffisent pour faire sentir combien les papes, dès-lors, étendaient leur juridiction à la faveur des fausses decrétales : on s'aperçoit néanmoins qu'ils éprouvaient de la résistance de la part des évêques de France. Ils n'osaient pas attaquer l'authenticité de ces decrétales, mais ils trouvaient l'application qu'on en faisait odieuse et contraire aux anciens canons. Hincmar de Reims surtout faisait valoir, que n'étant point rapportées dans le code des canons, elles ne pouvaient renverser la discipline établie par tant de canons et de decrets des souverains pontifes, qui étaient et postérieurs et contenus dans le code des canons. Il soutenait que lorsqu'elles ne s'accordaient pas avec ces canons et ces decrets, on devait les regarder comme abrogées en ces points-là. Cette façon de penser lui attira des persécutions. Flodoard, dans son histoire des évêques de l'église de Reims, nous apprend, livre III. chap. xxj. qu'on l'accusa auprès du pape Jean VIII. de ne pas recevoir les decrétales des papes ; ce qui l'obligea d'écrire une apologie que nous n'avons plus, où il déclarait qu'il recevait celles qui étaient approuvées par les conciles. Il sentait donc bien que les fausses decrétales renfermaient des maximes inouies ; mais tout grand canoniste qu'il était, il ne put jamais en démêler la fausseté. Il ne savait pas assez de critique pour y voir les preuves de supposition, toutes sensibles qu'elles sont, et lui-même allegue ces decrétales dans ses lettres et ses autres opuscules. Son exemple fut suivi de plusieurs prélats. On admit d'abord celles qui n'étaient point contraires aux canons plus récens ; ensuite on se rendit encore moins scrupuleux : les conciles eux-mêmes en firent usage. C'est ainsi que dans celui de Reims tenu l'an 992, les évêques se servirent des fausses decrétales d'Anaclet, de Jules, de Damase, et des autres papes, dans la cause d'Arnoul, comme si elles avaient fait partie du corps des canons. Voyez M. de Marca, lib. II. de concordiâ sacerdot. et imp. cap. VIe §. 2. Les conciles qui furent célebrés dans la suite imitèrent celui de Reims. Les papes du onzième siècle, dont plusieurs furent vertueux et zélés pour le rétablissement de la discipline ecclésiastique, un Grégoire VII, un Urbain II, un Pascal II, un Urbain III, un Alexandre III, trouvant l'autorité de ces fausses decrétales tellement établie que personne ne pensait plus à la contester, se crurent obligés en conscience à soutenir les maximes qu'ils y lisaient, persuadés que c'était la discipline des beaux jours de l'Eglise. Ils ne s'aperçurent point de la contrariété et de l'opposition qui règnent entre cette discipline et l'ancienne. Enfin, les compilateurs des canons, tels que Bouchard de Wormes, Yves de Chartres, et Gratien, en remplirent leur collection. Lorsqu'une fois on eut commencé à enseigner le decret publiquement dans les écoles et à le commenter, tous les théologiens pôlemiques et scolastiques, et tous les interprêtes du droit canon, employèrent à l'envi l'un de l'autre ces fausses decrétales pour confirmer les dogmes catholiques, ou établir la discipline, et en parsemèrent leurs ouvrages. Ainsi pendant l'espace de 800 ans la collection d'Isidore eut la plus grande faveur. Ce ne fut que dans le seizième siècle que l'on conçut les premiers soupçons sur son authenticité. Erasme et plusieurs avec lui la révoquèrent en doute, surtout M. le Conte dans sa préface sur le décret de Gratien, voyez l'article DECRET ; de même Antoine Augustin, quoiqu'il se soit servi de ces fausses decrétales dans son abrégé du droit canonique, insinue néanmoins dans plusieurs endroits qu'elles lui sont suspectes ; et sur le capitule 36 de la collection d'Adrien I, il dit expressément que l'épitre de Damase à Aurelius de Cartage, qu'on a mise à la tête des conciles d'Afrique, est regardée par la plupart comme apocryphe, aussi-bien que plusieurs épitres de papes plus anciens. Le cardinal Bellarmin qui les défend dans son traité de romano pontifice, ne nie pas cependant lib. II. cap. XIVe qu'il ne puisse s'y être glissé quelques erreurs, et n'ose avancer qu'elles soient d'une autorité incontestable. Le cardinal Baronius dans ses annales, et principalement ad annum 865, num. 8 et 9, avoue de bonne foi qu'on n'est point sur de leur authenticité. Ce n'était encore là que des conjectures ; mais bien-tôt on leur porta de plus rudes atteintes : on ne s'arrêta pas à telle ou telle pièce en particulier, on attaqua la compilation entière : voici sur quels fondements on appuya la critique qu'on en fit. 1°. Les decrétales rapportées dans la collection d'Isidore, ne sont point dans celles de Denis le Petit, qui n'a commencé à citer les decrétales des souverains pontifes qu'au pape Sirice. Cependant il nous apprend lui-même dans sa lettre à Julien, prêtre du titre de St. Anastase, qu'il avait pris un soin extrême à les recueillir. Comme il faisait son séjour à Rome, étant abbé d'un monastère de cette ville, il était à portée de fouiller dans les archives de l'église romaine : ainsi elles n'auraient pu lui échapper si elles y avaient existé. Mais si elles ne s'y trouvaient pas, et si elles ont été inconnues à l'église romaine elle-même à qui elles étaient favorables, c'est une preuve de leur fausseté. Ajoutez qu'elles l'ont été également à toute l'Eglise ; que les pères et les conciles des huit premiers siècles, qui alors étaient fort fréquents, n'en ont fait aucune mention. Or comment accorder un silence aussi universel avec leur authenticité ? 2°. la matière de ces épitres que l'imposteur suppose écrites dans les premiers siècles, n'a aucun rapport avec l'état des choses de ces temps-là : on n'y dit pas un mot des persécutions, des dangers de l'Eglise, presque rien qui concerne la doctrine ? on n'y exhorte point les fidèles à confesser la foi : on n'y donne aucune consolation aux martyrs : on n'y parle point de ceux qui sont tombés pendant la persécution, de la pénitence qu'ils doivent subir. Toutes ces choses néanmoins étaient agitées alors, et surtout dans le troisième siècle, et les véritables ouvrages de ces temps-là en sont remplis : enfin, on ne dit rien des hérétiques des trois premiers siècles, ce qui prouve évidemment qu'elles ont été fabriquées postérieurement. 3°. Leurs dates sont presque toutes fausses : leur auteur suit en général la chronologie du livre pontifical, qui, de l'aveu de Baronius, est très-fautive. C'est un indice pressant que cette collection n'a été composée que depuis le livre pontifical. 4°. Ces fausses decrétales dans tous les endroits des passages de l'Ecriture, emploient toujours la version des livres saints appelée vulgate, qui, si elle n'a pas été faite par S. Jérome, a du moins pour la plus grande partie été revue et corrigée par lui : donc elles sont plus récentes que S. Jérome. 5°. Toutes ces lettres sont écrites d'un même style, qui est très-barbare, et en cela très-conforme à l'ignorance du huitième siècle. Or il n'est pas vraisemblable que tous les différents papes dont elles portent le nom, aient affecté de conserver le même style. Il n'est pas encore vraisemblable qu'on ait écrit d'un style aussi barbare dans les deux premiers siècles, quoique la pureté de la langue latine eut déjà souffert quelqu'altération. Nous avons des auteurs de ces temps-là qui ont de l'élégance, de la pureté, et de l'énergie, tels sont Pline, Suétone, et Tacite. On en peut conclure avec assurance, que toutes ces decrétales sont d'une même main, et qu'elles n'ont été forgées qu'après l'irruption des barbares et la décadence de l'empire romain. Outre ces raisons générales, David Blondel nous fournit dans son faux Isidore de nouvelles preuves de la fausseté de chacune de ces decrétales ; il les a toutes examinées d'un oeil sevère, et c'est à lui principalement, que nous sommes redevables des lumières que nous avons aujourd'hui sur cette compilation. Le P. Labbé savant Jésuite, a marché sur ses traces dans le tome I. de sa collection des conciles. Ils prouvent tous deux sur chacune de ces pièces en particulier, qu'elles sont tissues de passages de papes, de conciles, de pères, et d'auteurs plus récens que ceux dont elles portent le nom ; que ces passages sont mal cousus ensemble, sont mutilés et tronqués pour mieux induire en erreur les lecteurs qui ne sont pas attentifs. Ils y remarquent de très-fréquents anacronismes ; qu'on y fait mention de choses absolument inconnues à l'antiquité : par exemple, dans l'épitre de S. Clément à S. Jacques frère du Seigneur, on y parle des habits dont les prêtres se servent pour célebrer l'office divin, des vases sacrés, des calices, et autres choses semblables qui n'étaient pas en usage du temps de S. Clément. On y parle encore des portiers, des archidiacres, et autres ministres de l'Eglise, qui n'ont été établis que depuis. Dans la première decrétale d'Anaclet, on y décrit les cérémonies de l'Eglise d'une façon qui alors n'était point encore usitée : on y fait mention d'archevêques, de patriarches, de primats, comme si ces titres étaient connus dès la naissance de l'Eglise. Dans la même lettre on y statue qu'on peut appeler des juges séculiers aux juges ecclésiastiques ; qu'on doit réserver au saint siège les causes majeures, ce qui est extrêmement contraire à la discipline de ce temps. Enfin chacune des pièces qui composent le recueil d'Isidore, porte avec elle des marques de supposition qui lui sont propres, et dont aucune n'a échappé à la critique de Blondel et du P. Labbé : nous ne pouvons mieux faire que d'y renvoyer le lecteur.

Au reste les fausses decrétales ont produit de grandes altérations, et des maux pour ainsi dire irréparables dans la discipline ecclésiastique ; c'est à elles qu'on doit attribuer la cessation des conciles provinciaux. Autrefois ils étaient fort fréquents ; il n'y avait que la violence des persécutions qui en interrompit le cours. Si-tôt que les évêques se trouvaient en liberté, ils y recouraient, comme au moyen le plus efficace de maintenir la discipline : mais depuis qu'en vertu des fausses decrétales, la maxime se fut établie de n'en plus tenir sans la permission du souverain pontife, ils devinrent plus rares, parce que les évêques souffraient impatiemment que les légats du pape y présidassent, comme il était d'usage depuis le douzième siècle ; ainsi on s'accoutuma insensiblement à n'en plus tenir. En second lieu, rien n'était plus propre à fomenter l'impunité des crimes, que ces jugements des évêques réservés au saint siège. Il était facîle d'en imposer à un juge éloigné, difficîle de trouver des accusateurs et des témoins. De plus, les évêques cités à Rome n'obéissaient point, soit pour cause de maladie, de pauvreté ou de quelqu'autre empêchement ; soit parce qu'ils se sentaient coupables. Ils méprisaient les censures prononcées contr'eux ; et si le pape, après les avoir déposés, nommait un successeur, ils le repoussaient à main armée ; ce qui était une source intarissable de rapines, de meurtres et de séditions dans l'état, de troubles et de scandales dans l'Eglise. Traisiemement, c'est dans les fausses decrétales que les papes ont puisé le droit de transférer seuls les évêques d'un siège à un autre, et d'ériger de nouveaux évêchés. A l'égard des translations, elles étaient en général sévérement défendues par les canons du concîle de Sardique et de plusieurs autres conciles : elles n'étaient tolérées que lorsque l'utilité évidente de l'église les demandait, ce qui était fort rare ; et dans ce cas elles se faisaient par l'autorité du métropolitain et du concîle de la province. Mais depuis qu'on a suivi les fausses decrétales, elles sont devenues fort fréquentes dans l'église latine. On a plus consulté l'ambition et la cupidité des évêques, que l'utilité de l'église ; et les papes ne les ont condamnées que lorsqu'elles étaient faites sans leur autorité, comme nous voyons dans les lettres d'Innocent III. L'érection des nouveaux évêchés, suivant l'ancienne discipline, appartenait pareillement au concîle de la province, et nous en trouvons un canon précis dans les conciles d'Afrique ; ce qui était conforme à l'utilité de la religion et des fidèles, puisque les évêques du pays étaient seuls à portée de juger quelles étaient les villes qui avaient besoin d'évêques, et en état d'y placer des sujets propres à remplir dignement ces fonctions. Mais les fausses decrétales ont donné au pape seul le droit d'ériger de nouveaux évêchés ; et comme souvent il est éloigné des lieux dont il s'agit, il ne peut être instruit exactement, quoiqu'il nomme des commissaires et fasse faire des informations de la commodité et incommodité, ces procédures ne suppléant jamais que d'une manière très-imparfaite à l'inspection oculaire et à la connaissance qu'on prend des choses par soi-même. Enfin une des plus grandes plaies que la discipline de l'Eglise ait reçue des fausses decrétales, c'est d'avoir multiplié à l'infini les appelations au pape : les indociles avaient par-là une voie sure d'éviter la correction, ou du moins de la différer. Comme le pape était mal informé, à cause de la distance des lieux, il arrivait souvent que le bon droit des parties était lésé ; au lieu que dans le pays même, les affaires eussent été jugées en connaissance de cause et avec plus de facilité. D'un autre côté, les prélats rebutés de la longueur des procédures, des frais et de la fatigue des voyages, et de beaucoup d'autres obstacles difficiles à surmonter, aimaient mieux tolérer les désordres qu'ils ne pouvaient réprimer par leur seule autorité, que d'avoir recours à un pareil remède. S'ils étaient obligés d'aller à Rome, ils étaient détournés de leurs fonctions spirituelles ; les peuples restaient sans instruction, et pendant ce temps-là l'erreur ou la corruption faisait des progrès considérables. L'église romaine elle-même perdit le lustre éclatant dont elle avait joui jusqu'alors par la sainteté de ses pasteurs. L'usage fréquent des appelations attirant un concours extraordinaire d'étrangers, on vit naître dans son sein l'opulence, le faste et la grandeur : les souverains pontifes qui d'un côté enrichissaient Rome, et de l'autre la rendaient terrible à tout l'univers chrétien, cessèrent bientôt de la sanctifier. Telles ont été les suites funestes des fausses decrétales dans l'église latine ; et par la raison qu'elles étaient inconnues dans l'église grecque, l'ancienne discipline s'y est mieux conservée sur tous les points que nous venons de marquer. On est effrayé de voir que tant d'abus, de relâchement et de désordres, soient nés de l'ignorance profonde où l'on a été plongé pendant l'espace de plusieurs siècles : et l'on sent en même temps combien il importe d'être éclairé sur la critique, l'histoire, etc. Mais si la tranquillité et le bonheur des peuples, si la paix et la pureté des mœurs dans l'Eglise, se trouvent si étroitement liées avec la culture des connaissances humaines, les princes ne peuvent témoigner trop de zèle à protéger les Lettres et ceux qui s'y adonnent, comme étant les défenseurs nés de la religion et de l'état. Les sciences sont un des plus solides remparts contre les entreprises du fanatisme, si préjudiciables à l'un et à l'autre, et l'esprit de méditation est aussi le mieux disposé à la soumission et à l'obéissance. Cet article est de M. BOUCHAUD, docteur agrégé de la faculté de Droit.