S. f. (Philosophie) Ce mot signifie enchainement de connaissances ; il est composé de la préposition grecque εγ, en, et des substantifs κύκλος, cercle, et παιδεία connaissance.
En effet, le but d'une Encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre, d'en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous ; afin que les travaux des siècles passés n'aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont ; que nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain.
Il eut été difficîle de se proposer un objet plus étendu que celui de traiter de tout ce qui a rapport à la curiosité de l'homme, à ses devoirs, à ses besoins, et à ses plaisirs. Aussi quelques personnes accoutumées à juger de la possibilité d'une entreprise, sur le peu de ressources qu'elles aperçoivent en elles-mêmes, ont prononcé que jamais nous n'acheverions la nôtre. Voyez le Dict. de Trévoux, dernière édit. au mot Encyclopédie. Elles n'entendront de nous pour toute réponse, que cet endroit du chancelier Bacon, qui semble leur être particulièrement adressé. De impossibilitate ità statuo ; ea omnia possibilia et praestabilia esse censenda quae ab aliquibus perfici possunt, licèt non à quibusvis ; et quae à multis conjunctìm, licèt non ab uno ; et quae in successione saeculorum, licèt non eodem aevo ; et denique quae multorum curâ et sumptu, licèt non opibus et industriâ singulorum. Bac. lib. II. de augment. scient. cap. j. pag. 103.
Quand on vient à considérer la matière immense d'une Encyclopédie, la seule chose qu'on aperçoive distinctement, c'est que ce ne peut être l'ouvrage d'un seul homme. Et comment un seul homme, dans le court espace de sa vie, réussirait-il à connaître et à développer le système universel de la nature et de l'art ? tandis que la société savante et nombreuse des académiciens de la Crusca a employé quarante années à former son vocabulaire, et que nos académiciens français avaient travaillé soixante ans à leur dictionnaire, avant que d'en publier la première édition ! Cependant, qu'est-ce qu'un dictionnaire de langue ? qu'est-ce qu'un vocabulaire, lorsqu'il est exécuté aussi parfaitement qu'il peut l'être ? Un recueil très-exact des titres à remplir par un dictionnaire encyclopédique et raisonné.
Un seul homme, dira-t-on, est maître de tout ce qui existe ; il disposera à son gré de toutes les richesses que les autres hommes ont accumulées. Je ne peux convenir de ce principe ; je ne crois point qu'il soit donné à un seul homme de connaître tout ce qui peut être connu ; de faire usage de tout ce qui est ; de voir tout ce qui peut être Ve ; de comprendre tout ce qui est intelligible. Quand un dictionnaire raisonné des sciences et des arts ne serait qu'une combinaison méthodique de leurs éléments, je demanderais encore à qui il appartient de faire de bons éléments ; si l'exposition élémentaire des principes fondamentaux d'une science ou d'un art, est le coup d'essai d'un éleve, ou le chef-d'œuvre d'un maître. Voyez l'article ÉLEMENS DES SCIENCES.
Mais pour démontrer avec la dernière évidence, combien il est difficîle qu'un seul homme exécute jamais un dictionnaire raisonné de la science générale, il suffit d'insister sur les seules difficultés d'un simple vocabulaire.
Un vocabulaire universel est un ouvrage dans lequel on se propose de fixer la signification des termes d'une langue, en définissant ceux qui peuvent être définis, par une énumération courte, exacte, claire et précise, ou des qualités ou des idées qu'on y attache. Il n'y a de bonnes définitions que celles qui rassemblent les attributs essentiels de la chose désignée par le mot. Mais a-t-il été accordé à tout le monde de connaître et d'exposer ces attributs ? L'art de bien définir est-il un art si commun ? Ne sommes nous pas tous, plus ou moins, dans le cas même des enfants, qui appliquent avec une extrême précision, une infinité de termes à la place desquels il leur serait absolument impossible de substituer la vraie collection de qualités ou d'idées qu'ils représentent ? De-là, combien de difficultés imprévues, quand il s'agit de fixer le sens des expressions les plus communes ? On éprouve à tout moment que celles qu'on entend le moins, sont aussi celles dont on se sert le plus. Quelle est la raison de cet étrange phénomène ? C'est que nous sommes sans-cesse dans l'occasion de prononcer qu'une chose est telle ; presque jamais dans la nécessité de déterminer ce que c'est qu'être tel. Nos jugements les plus fréquents tombent sur des objets particuliers, et le grand usage de la langue et du monde suffit pour nous diriger. Nous ne faisons que répéter ce que nous avons entendu toute notre vie. Il n'en est pas ainsi, lorsqu'il s'agit de former des notions générales qui embrassent, sans exception, un certain nombre d'individus. Il n'y a que la méditation la plus profonde et l'étendue de connaissances la plus surprenante qui puissent nous conduire surement. J'éclaircis ces principes par un exemple : nous disons, sans qu'il arrive à aucun de nous de se tromper, d'une infinité d'objets de toute espèce qu'ils sont de luxe ; mais qu'est-ce que ce luxe que nous attribuons si infailliblement à tant d'objets ? Voilà la question à laquelle on ne satisfait avec quelqu'exactitude, qu'après une discussion que les personnes qui montrent le plus de justesse dans l'application du mot luxe, n'ont point faite, et ne sont peut-être pas même en état de faire.
Il doit définir tous les termes, excepté les radicaux, c'est-à-dire ceux qui désignent des sensations simples ou les idées abstraites les plus générales. V. l'article DICTIONNAIRE. En a-t-on omis quelques-uns ? le vocabulaire est incomplet. Veut-on n'en excepter aucun ? qui est-ce qui définira exactement le mot conjugué, si ce n'est un géomètre ? le mot conjugaison, si ce n'est un grammairien ? le mot azimuth, si ce n'est un astronome ? le mot épopée, si ce n'est un littérateur ? le mot change, si ce n'est un commerçant ? le mot vice, si ce n'est un moraliste ? le mot hypostase, si ce n'est un théologien ? le mot métaphysique, si ce n'est un philosophe ? le mot gouge, si ce n'est un homme versé dans les arts ? D'où je conclus que, si l'académie française ne réunissait pas dans ses assemblées toute la variété des connaissances et des talents, il serait impossible qu'elle ne négligeât beaucoup d'expressions qu'on cherchera dans son dictionnaire, ou qu'il ne lui échappât des définitions fausses, incomplete s, absurdes, ou même ridicules.
Je n'ignore point que ce sentiment n'est pas celui de ces hommes qui nous entretiennent de tout et qui ne savent rien ; qui ne sont point de nos académies, qui n'en seront pas, parce qu'ils ne sont pas dignes d'en être ; qui se mêlent cependant de désigner aux places vacantes ; qui, osant fixer les limites de l'objet de l'académie française, se sont presqu'indignés de voir entrer dans cette compagnie les Mairants, les Maupertuis, et les d'Alemberts, et qui ignorent que la première fois que l'un d'eux y parla, ce fut pour rectifier la définition du terme midi. On dirait, à les entendre, qu'ils prétendraient borner la connaissance de la langue et le dictionnaire de l'académie à un très-petit nombre de termes qui leur sont familiers. Encore, s'ils y regardaient de plus près, parmi ces termes, en trouveraient-ils plusieurs, tels qu'arbre, animal, plante, fleur, vice, vertu, vérité, force, loi, pour la définition rigoureuse desquels ils seraient bien obligés d'appeler à leur secours le philosophe, le jurisconsulte, l'historien, le naturaliste ; en un mot celui qui connait les qualités réelles ou abstraites qui constituent un être tel, et qui le spécifient ou qui l'individualisent, selon que cet être a des semblables ou qu'il est solitaire.
Concluons donc qu'on n'exécutera jamais un bon vocabulaire sans le concours d'un grand nombre de talents, parce que les définitions de noms ne diffèrent point des définitions de choses (Voyez l'art. DEFINITION), et que les choses ne peuvent être bien définies ou décrites que par ceux qui en ont fait une longue étude. Mais, s'il en est ainsi, que ne faudra-t-il point pour l'execution d'un ouvrage où, loin de se borner à la définition du mot, on se proposera d'exposer en détail tout ce qui appartient à la chose ?
Un Dictionnaire universel et raisonné des Sciences et des Arts ne peut donc être l'ouvrage d'un homme seul. Je dis plus ; je ne crois pas que ce puisse être l'ouvrage d'aucune des sociétés littéraires ou savantes qui subsistent, prises séparément ou en corps.
L'académie française ne fournirait à une Encyclopédie que ce qui appartient à la langue et à ses usages ; l'académie des inscriptions et Belles-lettres, que des connaissances relatives à l'Histoire profane, ancienne et moderne, à la Chronologie, à la Géographie et à la Littérature ; la Sorbonne, que la Théologie, l'Histoire sacrée, et l'Histoire des Superstitions ; l'académie des sciences, que des Mathématiques, de l'Histoire naturelle, de la Physique, de la Chimie, de la Médecine, de l'Anatomie, etc. l'académie de Chirurgie, que l'art de ce nom ; celle de Peinture, que la Peinture, la Gravure, la Sculpture, le Dessein, l'Architecture, etc. l'Université, que ce qu'on entend par les Humanités, la Philosophie de l'école, la Jurisprudence, la Typographie, etc.
Parcourez les autres sociétés que je peux avoir omises, et vous vous apercevrez, qu'occupées chacune d'un objet particulier, qui est sans-doute du ressort d'un dictionnaire universel, elles en négligent une infinité d'autres qui doivent y entrer ; et vous n'en trouverez aucune qui vous fournisse la généralité de connaissances dont vous aurez besoin. Faites mieux ; imposez-leur à toutes un tribut ; vous verrez combien il vous manquera de choses encore, et vous serez forcé de vous aider d'un grand nombre d'hommes répandus en différentes classes ; hommes précieux, mais à qui les portes des académies n'en sont pas moins fermées par leur état. C'est trop de tous les membres de ces savantes compagnies pour un seul objet de la science humaine ; ce n'est pas assez de toutes ces sociétés pour la science de l'homme en général.
Sans-doute, ce qu'on pourrait obtenir de chaque société savante en particulier serait très-utile, et ce qu'elles fourniraient toutes avancerait rapidement le Dictionnaire universel à sa perfection. Il y a même une tâche qui ramenerait leurs travaux au but de cet ouvrage, et qui devrait leur être imposée. Je distingue deux moyens de cultiver les sciences : l'un d'augmenter la masse des connaissances par des découvertes ; et c'est ainsi qu'on mérite le nom d'inventeur : l'autre de rapprocher les découvertes et de les ordonner entr'elles, afin que plus d'hommes soient éclairés, et que chacun participe, selon sa portée, à la lumière de son siècle ; et l'on appelle auteurs classiques, ceux qui réussissent dans ce genre qui n'est pas sans difficulté. J'avoue que, quand les sociétés savantes répandues dans l'Europe s'occuperaient à recueillir les connaissances anciennes et modernes, à les enchainer, et à en publier des traités complets et méthodiques, les choses n'en seraient que mieux ; du moins jugeons-en par l'effet. Comparons les quatre-vingt volumes in-4°. de l'académie des sciences, compilés selon l'esprit dominant de nos plus célèbres académies, à huit ou dix volumes exécutés, comme je le conçais, et voyons s'il y aurait à choisir. Ces derniers renfermeraient une infinité de matériaux excellents dispersés dans un grand nombre d'ouvrages, où ils restent sans produire aucune sensation utile, comme des charbons épars qui ne formeront jamais un brasier ; et de ces dix volumes, à peine la collection académique la plus nombreuse en fournirait-elle quelques-uns. Qu'on jette les yeux sur les mémoires de l'académie des inscriptions, et qu'on calcule combien on en extrairait de feuilles pour un traité scientifique. Que dirai-je des Transactions philosophiques, et des Actes des curieux de la nature ? Aussi tous ces recueils énormes commencent à chanceler ; et il n'y a aucun doute que le premier abréviateur qui aura du goût et de l'habileté ne les fasse tomber. Ce devait être leur dernier sort.
Après y avoir sérieusement réfléchi, je trouve que l'objet particulier d'un académicien pourrait être de perfectionner la branche à laquelle il se serait attaché, et de s'immortaliser par des ouvrages qui ne seraient point de l'académie, qui ne formeraient point ses recueils, qu'il publierait en son nom ; mais que l'académie devrait avoir pour but de rassembler tout ce qui s'est publié sur chaque matière, de le digérer, de l'éclaircir, de le serrer, de l'ordonner et d'en publier des traités où chaque chose n'occupât que l'espace qu'elle mérite d'occuper, et n'eut d'importance que celle qu'on ne lui pourrait enlever. Combien de mémoires, qui grossissent nos recueils, ne fourniraient pas une ligne à de pareils traités !
C'est à l'exécution de ce projet étendu, non seulement aux différents objets de nos académies, mais à toutes les branches de la connaissance humaine, qu'une Encyclopédie doit suppléer ; Ouvrage qui ne s'exécutera que par une société de gens de lettres et d'artistes, épars, occupés chacun de sa partie, et liés seulement par l'intérêt général du genre humain, et par un sentiment de bienveillance réciproque.
Je dis une société de gens de lettres et d'artistes, afin de rassembler tous les talents. Je les veux épars, parce qu'il n'y a aucune société subsistante d'où l'on puisse tirer toutes les connaissances dont on a besoin, et que, si l'on voulait que l'ouvrage se fit toujours et ne s'achevât jamais, il n'y aurait qu'à former une pareille société. Toute société a ses assemblées, ces assemblées laissent entr'elles des intervalles, elles ne durent que quelques heures, une partie de ce temps se perd en discussions, et les objets les plus simples consument des mois entiers ; d'où il arrivera, comme le disait un des Quarante, qui a plus d'esprit dans la conversation que beaucoup d'auteurs n'en mettent dans leurs écrits, que les douze volumes de l'Encyclopédie auront paru que nous en serons encore à la première lettre de notre vocabulaire ; au lieu, ajoutait-il, que si ceux qui travaillent à cet ouvrage avaient des séances encyclopédiques, comme nous avons des séances académiques, nous verrions la fin de notre ouvrage, qu'ils en seraient encore à la première lettre du leur ; et il avait raison.
J'ajoute, des hommes liés par l'intérêt général du genre humain et par un sentiment de bienveillance réciproque, parce que ces motifs étant les plus honnêtes qui puissent animer des âmes bien nées, ce sont aussi les plus durables. On s'applaudit intérieurement de ce que l'on fait ; on s'échauffe ; on entreprend pour son collègue et pour son ami, ce qu'on ne tenterait par aucune autre considération ; et j'ose assurer, d'après l'expérience, que le succès des tentatives en est plus certain. L'Encyclopédie a rassemblé ses matériaux en assez peu de temps. Ce n'est point un vil intérêt qui en a réuni et hâté les auteurs ; ils ont Ve leurs efforts secondés par la plupart des gens de lettres dont ils pouvaient attendre quelques secours ; et ils n'ont été importunés dans leurs travaux que par ceux qui n'avaient pas le talent nécessaire pour y contribuer seulement d'une bonne page.
Si le gouvernement se mêle d'un pareil ouvrage, il ne se fera point. Toute son influence doit se borner à en favoriser l'exécution. Un monarque peut d'un seul mot faire sortir un palais d'entre les herbes ; mais il n'en est pas d'une société de gens de lettres, ainsi que d'une troupe de manouvriers. Une Encyclopédie ne s'ordonne point. C'est un travail qui veut plutôt être suivi avec opiniâtreté, que commencé avec chaleur. Les entreprises de cette nature se proposent dans les cours, accidentellement, et par forme d'entretien ; mais elles n'y intéressent jamais assez pour n'être point oubliées, à-travers le tumulte et dans la confusion d'une infinité d'autres affaires plus ou moins importantes. Les projets littéraires conçus par les grands, sont comme les feuilles qui naissent aux printemps, se sechent tous les automnes, et tombent sans-cesse les unes sur les autres au fond des forêts, où la nourriture qu'elles ont fournie à quelques plantes stériles, est tout l'effet qu'on en remarque. Entre une infinité d'exemples en tout genre, qui me sont connus, je ne citerai que celui-ci. On avait projeté des expériences sur la dureté des bois. Il s'agissait de les écorcer, et de les laisser mourir sur pied. Les bois ont été écorcés, sont morts sur pied, apparemment ont été coupés ; c'est-à-dire que tout s'est fait, excepté les expériences sur la dureté des bois. Et comment était-il possible qu'elles se fissent ? Il devait y avoir six ans entre les premiers ordres donnés, et les dernières opérations. Si l'homme sur lequel le souverain s'en est reposé vient à mourir, ou à perdre la faveur, les travaux restent suspendus, et ne se reprennent point, un ministre n'adoptant pas communément les desseins d'un prédécesseur, ce qui lui mériterait toutefois une gloire, sinon plus grande, du moins plus rare que celle de les avoir formés. Les particuliers se hâtent de recueillir le fruit des dépenses qu'ils ont faites ; le gouvernement n'a rien de cet empressement économique. Je ne sais par quel sentiment très-repréhensible, on traite moins honnêtement avec le prince, qu'avec ses sujets. On prend les engagements les plus legers, et on en exige les récompenses les plus fortes. L'incertitude que le travail soit jamais de quelque utilité, jette parmi les travailleurs une indolence inconcevable ; et pour ajouter aux inconvénients toute la force possible, les ouvrages ordonnés par les souverains ne se conçoivent jamais sur la raison de l'Utilité, mais toujours sur la dignité de la Personne, c'est-à-dire qu'on embrasse la plus grande étendue ; que les difficultés se multiplient ; qu'il faut des hommes, des talents, du temps à proportion pour les surmonter, et qu'il survient presque nécessairement une révolution qui vérifie la fable du Maitre d'école. Si la vie moyenne de l'homme n'est pas de vingt ans, celle d'un ministre n'est pas de dix ans. Mais ce n'est pas assez que les interruptions soient plus communes, elles sont plus funestes encore aux projets littéraires, lorsque le gouvernement est à la tête de ces projets, que quand ils sont conduits par des particuliers. Un particulier recueille au moins les débris de son entreprise : il renferme soigneusement des matériaux qui peuvent lui servir dans un temps plus heureux ; il court après ses avances. L'esprit monarchique dédaigne cette prudence. Les hommes meurent ; et les fruits de leurs veilles disparaissent, sans qu'on puisse découvrir ce qu'ils sont devenus.
Mais ce qui doit donner le plus grand poids aux considérations précédentes, c'est qu'une Encyclopédie, ainsi qu'un vocabulaire, doit être commencée, continuée, et finie dans un certain intervalle de temps, et qu'un intérêt sordide s'occupe toujours à prolonger les ouvrages ordonnés par les rais. Si l'on employait à un dictionnaire universel et raisonné les longues années que l'étendue de son objet semble exiger, il arriverait par les révolutions, qui ne sont guère moins rapides dans les Sciences, et surtout dans les Arts, que dans la langue, que ce dictionnaire serait celui d'un siècle passé, de même qu'un vocabulaire qui s'exécuterait lentement, ne pourrait être que celui d'un règne qui ne serait plus. Les opinions vieillissent, et disparaissent comme les mots ; l'intérêt que l'on prenait à certaines inventions, s'affoiblit de jour en jour, et s'éteint ; si le travail tire en longueur, on se sera étendu sur des choses momentanées, dont il ne sera déjà plus question ; on n'aura rien dit sur d'autres, dont la place sera passée ; inconvenient que nous avons nous-mêmes éprouvé, quoiqu'il ne se soit pas écoulé un temps fort considérable entre la date de cet ouvrage, et le moment où j'écris. On remarquera l'irrégularité la plus desagréable dans un ouvrage destiné à réprésenter, selon leur juste proportion, l'état des choses dans toute la durée antérieure ; des objets importants étouffés ; de petits objets boursoufflés : en un mot, l'ouvrage se défigurera sans-cesse sous les mains des travailleurs ; se gâtera plus par le seul laps de temps, qu'il ne se perfectionnera par leurs soins ; et deviendra plus défectueux et plus pauvre par ce qui devrait y être ou raccourci ou supprimé, ou rectifié, ou suppléé, que riche par ce qu'il acquerrera successivement.
Quelle diversité ne s'introduit pas tous les jours dans la langue des Arts, dans les machines et dans les manœuvres ? Qu'un homme consume une partie de sa vie à la description des Arts ; que dégouté de cet ouvrage fatiguant, il se laisse entraîner à des occupations plus amusantes et moins utiles, et que son premier ouvrage demeure renfermé dans ses porte-feuilles : il ne s'écoulera pas vingt ans, qu'à la place de choses nouvelles et curieuses, piquantes par leur singularité, intéressantes par leurs usages, par le goût dominant, par une importance momentanée, il ne trouvera que des notions incorrectes, des manœuvres surannées, des machines ou imparfaites, ou abandonnées. Dans les nombreux volumes qu'il aura composés, il n'y aura pas une page qu'il ne faille retoucher ; et dans la multitude des planches qu'il aura fait graver, presque pas une figure qu'il ne faille redessiner. Ce sont des portraits dont les originaux ne subsistent plus. Le luxe, ce père des Arts, est comme le Saturne de la fable, qui se plaisait à détruire ses enfants.
La révolution peut être moins forte et moins sensible dans les Sciences et dans les Arts libéraux, que dans les arts mécaniques ; mais il s'y en fait une. Qu'on ouvre les dictionnaires du siècle passé, on n'y trouvera à aberration, rien de ce que nos Astronomes entendent par ce terme ; à peine y aura-t-il sur l'électricité, ce phénomène si fécond, quelques lignes qui ne seront encore que des notions fausses et de vieux préjugés. Combien de termes de Minéralogie et d'Histoire naturelle, dont on en peut dire autant ? Si notre Dictionnaire eut été un peu plus avancé, nous aurions été exposés à répéter sur la nielle, sur les maladies des grains, et sur leur commerce, les erreurs des siècles passés, parce que les découvertes de M. Tillet et le système de M. Herbert sont récens.
Quand on traite des êtres de la nature, que peut-on faire de plus, que de rassembler avec scrupule toutes leurs propriétés connues dans le moment où l'on écrit ? Mais l'observation et la physique expérimentale multipliant sans-cesse les phénomènes et les faits, et la philosophie rationelle les comparant entr'eux et les combinant, étendent ou resserrent sans-cesse les limites de nos connaissances, font en conséquence varier les acceptions des mots institués ; rendent les définitions qu'on en a données inexactes, fausses, incomplete s, et déterminent même à en instituer de nouveaux.
Mais ce qui donnera à l'ouvrage l'air suranné, et le jettera dans le mépris, c'est surtout la révolution qui se fera dans l'esprit des hommes, et dans le caractère national. Aujourd'hui que la Philosophie s'avance à grands pas ; qu'elle soumet à son empire tous les objets de son ressort ; que son ton est le ton dominant, et qu'on commence à secouer le joug de l'autorité et de l'exemple pour s'en tenir aux lois de la raison, il n'y a presque pas un ouvrage élémentaire et dogmatique dont on soit entièrement satisfait. On trouve ces productions calquées sur celles des hommes, et non sur la vérité de la nature. On ose proposer ses doutes à Aristote et à Platon ; et le temps est arrivé, où des ouvrages qui jouissent encore de la plus haute réputation, en perdront une partie, ou même tomberont entièrement dans l'oubli ; certains genres de littérature, qui, faute d'une vie réelle et de mœurs subsistantes qui leur servent de modèles, ne peuvent avoir de poétique invariable et sensée, seront négligés ; et d'autres qui resteront, et que leur valeur intrinseque soutiendra, prendront une forme toute nouvelle. Tel est l'effet du progrès de la raison ; progrès qui renversera tant de statues, et qui en relevera quelques-unes qui sont renversées. Ce sont celles des hommes rares, qui ont devancé leur siècle. Nous avons eu, s'il est permis de s'exprimer ainsi, des contemporains sous le siècle de Louis XIV.
Le temps qui a émoussé notre goût sur les questions de critique et de controverse, a rendu insipide une partie du dictionnaire de Bayle. Il n'y a point d'auteur qui ait tant perdu dans quelques endroits, et qui ait plus gagné dans d'autres. Mais si tel a été le sort de Bayle, qu'on juge de ce qui serait arrivé à l'Encyclopédie de son temps. Si l'on en excepte ce Perrault, et quelques autres, dont le versificateur Boileau n'était pas en état d'apprécier le mérite, la Mothe, Terrasson, Boindin, Fontenelle, sous lesquels la raison et l'esprit philosophique ou de doute a fait de si grands progrès ; il n'y avait peut-être pas un homme qui en eut écrit une page qu'on daignât lire aujourd'hui. Car, qu'on ne s'y trompe pas, il y a bien de la différence entre enfanter, à force de génie, un ouvrage qui enlève les suffrages d'une nation qui a son moment, son gout, ses idées et ses préjugés, et tracer la poétique du genre, selon la connaissance réelle et réfléchie du cœur de l'homme, de la nature des choses, et de la droite raison, qui sont les mêmes dans tous les temps. Le génie ne connait point les règles ; cependant il ne s'en écarte jamais dans ses succès. La Philosophie ne connait que les règles fondées dans la nature des êtres, qui est immuable et éternelle. C'est au siècle passé à fournir des exemples ; c'est à notre siècle à prescrire les règles.
Les connaissances les moins communes sous le siècle passé, le deviennent de jour en jour. Il n'y a point de femmes, à qui l'on ait donné quelqu'éducation, qui n'emploie avec discernement toutes les expressions consacrées à la Peinture, à la Sculpture, à l'Architecture, et aux Belles-Lettres. Combien y a-t-il d'enfants qui ont du Dessein, qui savent de la Géométrie, qui sont Musiciens, à qui la langue domestique n'est pas plus familière que celle de ces arts, et qui disent, un accord, une belle forme, un contour agréable, une parallèle, une hypothénuse, une quinte, un triton, un arpégement, un microscope, un télescope, un foyer, comme ils diraient une lunette d'opera, une épée, une canne, un carrosse, un plumet ? Les esprits sont encore emportés d'un autre mouvement général vers l'Histoire naturelle, l'Anatomie, la Chimie, et la Physique expérimentale. Les expressions propres à ces sciences sont déjà très-communes, et le deviendront nécessairement davantage. Qu'arrivera-t-il delà ? c'est que la langue, même populaire, changera de face ; qu'elle s'étendra à mesure que nos oreilles s'accoutumeront aux mots, par les applications heureuses qu'on en fera. Car si l'on y réfléchit, la plupart de ces mots techniques, que nous employons aujourd'hui, ont été originairement du néologisme ; c'est l'usage et le temps qui leur ont ôté ce vernis équivoque. Ils étaient clairs, énergiques, et nécessaires. Le sens métaphorique n'était pas éloigné du sens propre. Ils peignaient. Les rapports sur lesquels le nouvel emploi en était appuyé, n'étaient pas trop recherchés ; ils étaient réels. L'acception figurée n'avait point l'air d'une subtilité : le mot était d'ailleurs harmonieux et coulant. L'idée principale en était liée avec d'autres que nous ne nous rappelons jamais sans instruction ou sans plaisir. Voilà les fondements de la fortune que ces expressions ont faite ; et les causes contraires sont celles du discrédit, où tomberont et sont tombées tant d'autres expressions.
Notre langue est déjà fort étendue. Elle a dû. comme toutes les autres, sa formation au besoin, et ses richesses à l'essor de l'imagination, aux entraves de la poésie, et aux nombres et à l'harmonie de la prose oratoire. Elle Ve faire des pas immenses sous l'empire de la Philosophie ; et si rien ne suspendait la marche de l'esprit, avant qu'il fût un siècle, un dictionnaire oratoire et poétique du siècle de Louis XIV, ou même du nôtre, contiendrait à peine les deux tiers des mots qui seront à l'usage de nos neveux.
Dans un vocabulaire, dans un dictionnaire universel et raisonné, dans tout ouvrage destiné à l'instruction générale des hommes, il faut donc commencer par envisager son objet sous les faces les plus étendues : connaître l'esprit de sa nation, en pressentir la pente, le gagner de vitesse, en sorte qu'il ne laisse pas votre travail en arrière ; mais qu'au contraire il le rencontre en avant ; se résoudre à ne travailler que pour les générations suivantes, parce que le moment où nous existons passe, et qu'à peine une grande entreprise sera-t-elle achevée, que la génération présente ne sera plus. Mais pour être plus longtemps utîle et nouveau, en devançant de plus loin l'esprit national qui marche sans-cesse, il faut abreger la durée du travail, en multipliant le nombre des collègues ; moyen qui toutefois n'est pas sans inconvénient, comme on le verra dans la suite.
Cependant les connaissances ne deviennent et ne peuvent devenir communes, que jusqu'à un certain point. On ignore, à la vérité, quelle est cette limite. On ne sait jusqu'où tel homme peut aller. On sait bien moins encore jusqu'où l'espèce humaine irait, ce dont elle serait capable, si elle n'était point arrêtée dans ses progrès. Mais les révolutions sont nécessaires ; il y en a toujours eu, et il y en aura toujours, le plus grand intervalle d'une révolution à une autre est donné : cette seule cause borne l'étendue de nos travaux. Il y a dans les Sciences un point au-delà duquel il ne leur est presque pas accordé de passer. Lorsque ce point est atteint, les monuments qui restent de ce progrès, sont à jamais l'étonnement de l'espèce entière. Mais si l'espèce est bornée dans ses efforts, combien l'individu ne l'est-il pas dans les siens ? L'individu n'a qu'une certaine énergie dans ses facultés, tant animales qu'intellectuelles ; il ne dure qu'un temps ; il est forcé à des alternatives de travail et de repos ; il a des besoins et des passions à satisfaire, et il est exposé à une infinité de distractions. Toutes les fois que ce qu'il y a de négatif dans ces quantités formera la plus petite somme possible, ou que ce qu'il y a de positif formera la somme possible la plus grande ; un homme appliqué solitairement à quelque branche de la science humaine, la portera aussi loin qu'elle peut être portée par les efforts d'un individu. Ajoutez au travail de cet individu extraordinaire, celui d'un autre, et ainsi de suite, jusqu'à ce que vous ayez rempli l'intervalle d'un révolution, à la révolution la plus éloignée ; et vous vous formerez quelque notion de ce que l'espèce entière peut produire de plus parfait, surtout si vous supposez en faveur de son travail, un certain nombre de circonstances fortuites qui en auraient diminué le succès, si elles avaient été contraires. Mais la masse générale de l'espèce n'est faite ni pour suivre, ni pour connaître cette marche de l'esprit humain. Le point d'instruction le plus élevé qu'elle puisse atteindre, a ses limites : d'où il s'ensuit qu'il y aura des ouvrages qui resteront toujours au-dessus de la portée commune des hommes ; d'autres qui descendront peu-à-peu au-dessous, et d'autres encore qui éprouveront cette double fortune.
A quelque point de perfection qu'une Encyclopédie soit conduite, il est évident par la nature de cet ouvrage, qu'elle se trouvera nécessairement au nombre de ceux-ci. Il y a des objets qui sont entre les mains du peuple, dont il tire sa subsistance, et à la connaissance pratique desquels il s'occupe sans relâche. Quelque traité qu'on en écrive, il viendra un moment où il en saura plus que le livre. Il y a d'autres objets sur lesquels il demeurera presqu'entièrement ignorant, parce que les accroissements de sa connaissance sont trop faibles et trop lents, pour former jamais une lumière considérable, quand on les supposerait continus. Ainsi l'homme du peuple et le savant auront toujours également à désirer et à s'instruire dans une Encyclopédie. Le moment le plus glorieux pour un ouvrage de cette nature, ce serait celui qui succéderait immédiatement à quelque grande révolution ; qui aurait suspendu les progrès des Sciences, interrompu les travaux des Arts, et replongé dans les ténèbres une portion de notre hémisphère. Quelle reconnaissance la génération, qui viendrait après ces temps de trouble, ne porterait-elle pas aux hommes qui les auraient redoutés de loin ; et qui en auraient prévenu le ravage, en mettant à l'abri les connaissances des siècles passés ? Ce serait alors (j'ose le dire sans ostentation, parce que notre Encyclopédie n'atteindra peut-être jamais la perfection qui lui mériterait tant d'honneurs), ce serait alors qu'on nommerait avec ce grand ouvrage le règne du Monarque sous lequel il fut entrepris ; le Ministre auquel il fut dédié ; les Grands qui en favorisèrent l'exécution ; les Auteurs qui s'y consacrèrent ; tous les hommes de lettres qui y concoururent. La même voix qui rappellerait ces secours n'oublierait pas de parler aussi des peines que les auteurs auraient souffertes, et des disgraces qu'ils auraient essuyées ; et le monument qu'on leur éleverait, serait à plusieurs faces, où l'on verrait alternativement des honneurs accordés à leur mémoire, et des marques d'indignation attachées à la mémoire de leurs ennemis.
Mais la connaissance de la langue est le fondement de toutes ces grandes espérances ; elles resteront incertaines, si la langue n'est fixée et transmise à la postérité dans toute sa perfection ; et cet objet est le premier de ceux dont il convenait à des Encyclopédistes de s'occuper profondément. Nous nous en sommes aperçus trop tard ; et cette inadvertance a jeté de l'imperfection sur tout notre ouvrage. Le côté de la langue est resté faible (je dis de la langue, et non de la Grammaire ;) et par cette raison ce doit être le sujet principal, dans un article où l'on examine impartialement son travail, et où l'on cherche les moyens d'en corriger les défauts. Je vais donc traiter de la Langue, spécialement et comme je le dais. J'oserai même inviter nos successeurs à donner quelque attention à ce morceau ; et j'espérerai des autres hommes à l'usage desquels il est moins destiné, qu'ils en avoueront l'importance, et qu'ils en excuseront l'étendue.
L'institution de signes vocaux qui représentassent des idées, et de caractères tracés qui représentassent des voix, fut le premier germe des progrès de l'esprit humain. Une science, un art, ne naissent que par l'application de nos réflexions aux réflexions déjà faites, et que par la réunion de nos pensées, de nos observations et de nos expériences, avec les pensées, les observations et les expériences de nos semblables. Sans la double convention qui attacha les idées aux voix, et les voix à des caractères, tout restait au-dedans de l'homme et s'y éteignait : sans les Grammaires et les dictionnaires, qui sont les interpretes universels des peuples entr'eux, tout demeurait concentré dans une nation, et disparaissait avec elle. C'est par ces ouvrages que les facultés des hommes ont été rapprochées et combinées entr'elles ; elles restaient isolées sans cet intermède : une invention, quelque admirable qu'elle eut été, n'aurait représenté que la force d'un génie solitaire, ou d'une société particulière, et jamais l'énergie de l'espèce. Un idiome commun serait l'unique moyen d'établir une correspondance qui s'étendit à toutes les parties du genre humain, et qui les liguât contre la Nature, à laquelle nous avons sans-cesse à faire violence, soit dans le physique, soit dans le moral. Supposé cet idiome admis et fixé, aussitôt les notions deviennent permanentes, la distance des temps disparait ; les lieux se touchent ; il se forme des liaisons entre tous les points habités de l'espace et de la durée, et tous les êtres vivants et pensans s'entretiennent.
La langue d'un peuple donne son vocabulaire, et le vocabulaire est une table assez fidèle de toutes les connaissances de ce peuple : sur la seule comparaison du vocabulaire d'une nation en différents temps, on se formerait une idée de ses progrès. Chaque science a son nom ; chaque notion dans la science a le sien : tout ce qui est connu dans la Nature est désigné, ainsi que tout ce qu'on a inventé dans les arts, et les phénomènes, et les manœuvres, et les instruments. Il y a des expressions et pour les êtres qui sont hors de nous, et pour ceux qui sont en nous : on a nommé et les abstraits et les concrets, et les choses particulières et les générales, et les formes et les états, et les existences et les successions et les permanences. On dit l'univers ; on dit un atome : l'univers est le tout, l'atome en est la partie la plus petite. Depuis la collection générale de toutes les causes jusqu'à l'être solitaire, tout a son signe ; et ce qui excède toute limite, soit dans la Nature, soit dans notre imagination ; et ce qui est possible et ce qui ne l'est pas ; et ce qui n'est ni dans la Nature ni dans notre entendement, et l'infini en petitesse, et l'infini en grandeur, en étendue, en durée, en perfection. La comparaison des phénomènes s'appelle Philosophie. La Philosophie est pratique ou spéculative, toute notion est ou de sensation ou d'induction ; tout être est dans l'entendement ou dans la Nature : la Nature s'emploie, ou par l'organe nud, ou par l'organe aidé de l'instrument. La langue est un symbole de cette multitude de choses hétérogènes : elle indique à l'homme pénétrant jusqu'où l'on était allé dans une science, dans les temps mêmes les plus reculés. On aperçoit au premier coup d'oeil que les Grecs abondent en termes abstraits que les Romains n'ont pas, et qu'au défaut de ces termes il était impossible à ceux-ci de rendre ce que les autres ont écrit de la Logique, de la Morale, de la Grammaire, de la Métaphysique, de l'Histoire naturelle, etc. et nous avons fait tant de progrès dans toutes ces sciences, qu'il serait difficîle d'en écrire, soit en grec, soit en latin, dans l'état où nous les avons portées, sans inventer une infinité de signes. Cette observation seule démontre la supériorité des Grecs sur les Romains, et notre supériorité sur les uns et les autres.
Il survient chez tous les peuples en général, rélativement au progrès de la langue et du gout, une infinité de révolutions legeres, d'évenements peu remarqués, qui ne se transmettent point : on ne peut s'apercevoir qu'ils ont été, que par le ton des auteurs contemporains ; ton ou modifié ou donné par ces circonstances passageres. Quel est, par exemple, le lecteur attentif qui, rencontrant dans un auteur ce qui suit, cantus autem et organa pluribus distantiis utuntur, non tantum diapente, sed sumpto initio à diapason, concinnunt per diapente et diatessaron ; et unitonum, et semitonium, ità ut et quidem putent inesse et diesin quae sensu percipiatur, ne se dise sur le champ à lui-même, voilà les routes de notre chant ; voilà l'incertitude où nous sommes sur la possibilité ou l'impossibilité de l'intonation du quart de ton. On ignorait donc alors si les anciens avaient eu ou non une gamme enharmonique ? Il ne restait donc plus aucun auteur de musique par lequel on put résoudre cette difficulté ? On agitait donc, au temps de Denis d'Halicarnasse, à-peu-près les mêmes questions que nous agitons sur la mélodie ? Et s'il vient à rencontrer ailleurs que les auteurs étaient très-partagés sur l'énumération exacte des sons de la langue grecque ; que cette matière avait excité des disputes fort vives, sed talium rerum considerationem grammatices et poetices esse ; vel etiam, ut quibusdam placet, philosophiae, n'en conclura-t-il pas qu'il en avait été parmi les Romains ainsi que parmi nous ? c'est-à-dire qu'après avoir traité la science des signes et des sons avec assez de légéreté, il y eut un temps où de bons esprits reconnurent, qu'elle avait avec la science des choses plus de liaison qu'ils n'en avaient d'abord soupçonné, et qu'on pouvait regarder cette spéculation comme n'étant point du-tout indigne de la Philosophie. Voilà précisément où nous en sommes ; et c'est en recueillant ainsi des mots échappés par hasard, et étrangers à la matière traitée spécialement dans un auteur où ils ne caractérisent que ses lumières, son exactitude et son indécision, qu'on parviendrait à éclaircir l'histoire des progrès de l'esprit humain dans les siècles passés.
Les auteurs ne s'aperçoivent pas quelquefois eux-mêmes de l'impression des choses qui se passent autour d'eux ; mais cette impression n'en est pas moins réelle. Les Musiciens, les Peintres, les Architectes, les Philosophes, etc. ne peuvent avoir des contestations, sans que l'homme de lettres n'en soit instruit : et réciproquement, il ne s'agitera dans la littérature aucune question, qu'il n'en paraisse des vestiges dans ceux qui écriront ou de la Musique, ou de la Peinture, ou de l'Architecture, ou de la Philosophie. Ce sont comme les reflets d'une lumière générale qui tombe sur les Artistes et les Lettrés, et dont ils conservent une lueur. Je sai que l'abus qu'ils font quelquefois d'expressions dont la force leur est inconnue, décele qu'ils n'étaient pas au courant de la philosophie de leur temps ; mais le bon esprit qui recueille ces expressions, qui saisit ici une métaphore, là un terme nouveau, ailleurs un mot relatif à un phénomène, à une observation, à une expérience, à un système, entrevait l'état des opinions dominantes, le mouvement général que les esprits commençaient à en recevoir, et la teinte qu'elles portaient dans la langue commune. Et c'est là, pour le dire en passant, ce qui rend les anciens auteurs si difficiles à juger en matière de gout. La persuasion générale d'un sentiment, d'un système, un usage reçu, l'institution d'une loi, l'habitude d'un exercice, etc. leur fournissaient des manières de dire, de penser, de rendre, des comparaisons, des expressions, des figures dont toute la beauté n'a pu durer qu'autant que la chose même qui leur servait de base. La chose a passé, et l'éclat du discours avec elle. D'où il s'ensuit qu'un écrivain qui veut assurer à ses ouvrages un charme éternel, ne pourra emprunter avec trop de réserve sa manière de dire des idées du jour, des opinions courantes, des systèmes régnans, des arts en vogue ; tous ces modèles sont en vicissitude, il s'attachera de préférence aux êtres permanens, aux phénomènes des eaux, de la terre et de l'air, au spectacle de l'Univers, et aux passions de l'homme, qui sont toujours les mêmes ; et telle sera la vérité, la force, et l'immutabilité de son coloris, que ses ouvrages feront l'étonnement des siècles, malgré le désordre des matières, l'absurdité des notions, et tous les défauts qu'on pourrait leur reprocher. Ses idées particulières, ses comparaisons, ses métaphores, ses expressions, ses images ramenant sans-cesse à la nature qu'on ne se lasse point d'admirer, seront autant de vérités partielles par lesquelles il se soutiendra. On ne le lira pas pour apprendre à penser ; mais jour et nuit on l'aura dans les mains pour en apprendre à bien dire. Tel sera son sort, tandis que tant d'ouvrages qui ne seront appuyés que sur un froid bon sens et sur une pesante raison, seront peut-être fort estimés, mais peu lus, et tomberont enfin dans l'oubli, lorsqu'un homme doué d'un beau génie et d'une grande éloquence les aura dépouillés, et qu'il aura reproduit aux yeux des hommes des vérités, auparavant d'une austérité seche et rebutante, sous un vêtement plus noble, plus élégant, plus riche, et plus séduisant.
Ces révolutions rapides qui se font dans les choses d'institution humaine, et qui auront tant d'influence sur la manière dont la postérité jugera des productions qui lui seront transmises, sont un puissant motif pour s'attacher dans un ouvrage, tel que le nôtre, où il est souvent à-propos de citer des exemples, à des morceaux dont la bonté soit fondée sur des modèles permanens : sans cette précaution les modèles passeront ; la vérité de l'imitation ne sera plus sentie, et les exemples cités cesseront de paraitre beaux.
L'art de transmettre les idées par la peinture des objets, a dû naturellement se présenter le premier : celui de les transmettre en fixant les voix par des caractères, est trop délié ; il dut effrayer l'homme de génie qui l'imagina. Ce ne fut qu'après de longs essais qu'il entrevit que les voix sensiblement différentes n'étaient pas en aussi grand nombre qu'elles paraissaient, et qu'il osa se promettre de les rendre toutes avec un petit nombre de signes. Cependant le premier moyen n'était pas sans quelque avantage, ainsi que le second n'est pas resté sans quelque défaut. La peinture n'atteint point aux opérations de l'esprit ; l'on ne distinguerait point entre des objets sensibles distribués sur une toile, comme ils seraient énoncés dans un discours, les liaisons qui forment le jugement et le syllogisme ; ce qui constitue un de ces êtres sujet d'une proposition ; ce qui constitue une qualité de ces êtres, attribut ; ce qui enchaine la proposition à une autre pour en faire un raisonnement, et ce raisonnement à un autre pour en composer un discours ; en un mot il y a une infinité de choses de cette nature que la peinture ne peut figurer ; mais elle montre du moins toutes celles qu'elle figure : et si au contraire le discours écrit les désigne toutes, il n'en montre aucune. Les peintures des êtres sont toujours très-incomplete s ; mais elles n'ont rien d'équivoque, parce que ce sont les portraits mêmes d'objets que nous avons sous les yeux. Les caractères de l'écriture s'étendent à tout, mais ils sont d'institution ; ils ne signifient rien par eux-mêmes. La clé des tableaux est dans la nature, et s'offre à tout le monde : celle des caractères alphabétiques et de leur combinaison est un pacte dont il faut que le mystère soit revélé ; et il ne peut jamais l'être complete ment, parce qu'il y a dans les expressions des nuances délicates qui restent nécessairement indéterminées. D'un autre côté, la peinture étant permanente, elle n'est que d'un état instantanée. Se propose-t-elle d'exprimer le mouvement le plus simple, elle devient obscure. Que dans un trophée on voie une Renommée les ailes déployées, tenant sa trompette d'une main, et de l'autre une couronne élevée au-dessus de la tête d'un héros, on ne sait si elle la donne ou si elle l'enlève : c'est à l'Histoire à lever l'équivoque. Quelle que soit au contraire la variété d'une action, il y a toujours une certaine collection de termes qui la représente ; ce qu'on ne peut dire de quelque suite ou grouppe de figures que ce sait. Multipliez tant qu'il vous plaira ces figures, il y aura de l'interruption : l'action est continue, et les figures n'en donneront que des instants séparés, laissant à la sagacité du spectateur à en remplir les vides. Il y a la même incommensurabilité entre tous les mouvements physiques et toutes les représentations réelles, qu'entre certaines lignes et des suites de nombres. On a beau augmenter les termes entre un terme donné et un autre ; ces termes restant toujours isolés, ne se touchant point, laissant entre chacun d'eux un intervalle, ils ne peuvent jamais correspondre à certaines quantités continues. Comment mesurer toute quantité continue par une quantité discrette ? Pareillement, comment représenter une action durable par des images d'instants séparés ? Mais ces termes qui demeurent dans une langue nécessairement inexpliqués, les radicaux, ne correspondent-ils pas assez exactement à ces instants intermédiaires que la peinture ne peut représenter ? et n'est-ce pas à-peu-près le même défaut de part et d'autre ? Nous voilà donc arrêtés dans nôtre projet de transmettre les connaissances, par l'impossibilité de rendre toute la langue intelligible. Comment recueillir les racines grammaticales ? quand on les aura recueillies, comment les expliquer ? Est-ce la peine d'écrire pour les siècles à venir, si nous ne sommes pas en état de nous en faire entendre ? Résolvons ces difficultés.
Voici premièrement ce que je pense sur la manière de discerner les radicaux. Peut-être y a-t-il quelque méthode, quelque système philosophique, à l'aide duquel on en trouverait un grand nombre : mais ce système me semble difficîle à inventer ; et quel qu'il sait, l'application m'en parait sujette à erreur, par l'habitude bien fondée que j'ai de suspecter toute loi générale en matière de langue. J'aimerais mieux suivre un moyen technique, d'autant plus que ce moyen technique est une suite nécessaire de la formation d'un Dictionnaire Encyclopédique.
Il faut d'abord que ceux qui coopéreront à cet ouvrage, s'imposent la loi de tout définir, tout, sans aucune exception. Cela fait, il ne restera plus à l'éditeur que le soin de séparer les termes où un même mot sera pris pour genre dans une définition, et pour différence dans une autre : il est évident que c'est la nécessité de ce double emploi qui constitue le cercle vicieux, et qu'elle est la limite des définitions. Quand on aura rassemblé tous ces mots, on trouvera, en les examinant, que des deux termes qui sont définis l'un par l'autre, c'est tantôt le plus général, tantôt le moins général qui est genre ou différence ; et il est évident que c'est le plus général qu'il faudra regarder comme une des racines grammaticales. D'où il s'ensuit que le nombre des racines grammaticales sera précisément la moitié de ces termes recueillis ; parce que de deux définitions de mots, il faut en admettre une comme bonne et légitime, pour démontrer que l'autre est un cercle vicieux.
Passons maintenant à la manière de fixer la notion de ces radicaux, il n'y a, ce me semble, qu'un seul moyen, encore n'est-il pas aussi parfait qu'on le désirerait ; non qu'il laisse de l'équivoque dans les cas où il est applicable, mais en ce qu'il peut y avoir des cas auxquels il n'est pas possible de l'appliquer, avec quelqu'adresse qu'on le manie. Ce moyen est de rapporter la langue vivante à une langue morte : il n'y a qu'une langue morte qui puisse être une mesure exacte, invariable et commune pour tous les hommes qui sont et qui seront, entre les langues qu'ils parlent et qu'ils parleront. Comme cet idiome n'existe que dans les auteurs, il ne change plus ; et l'effet de ce caractère, c'est que l'application en est toujours la même, et toujours également connue.
Si l'on me demandait de la langue grecque ou latine quelle est celle qu'il faudrait préférer, je répondrais ni l'une ni l'autre : mon sentiment serait de les employer toutes deux ; le grec par-tout où le latin ne donnerait rien, ou ne donnerait pas un équivalent, ou en donnerait un moins rigoureux : je voudrais que le grec ne fût jamais qu'un supplément à la disette du latin, et cela seulement, parce que la connaissance du latin est la plus répandue : car j'avoue que s'il fallait se déterminer par la richesse et par l'abondance, il n'y aurait pas à balancer. La langue grecque est infiniment plus étendue et plus expressive que la latine, elle a une multitude de termes qui ont une empreinte évidente de l'onomatopée : une infinité de notions qui ont des signes en cette langue, n'en ont point en latin, parce qu'il ne parait pas que les Latins se fussent élevés à aucun genre de spéculation. Les Grecs s'étaient enfoncés dans toutes les profondeurs de la Métaphysique des Sciences, des Beaux-Arts, de la Logique et de la Grammaire. On dit avec leur idiome tout ce qu'on veut ; ils ont tous les termes abstraits, relatifs aux opérations de l'entendement : consultez là-dessus Aristote, Platon, Sextus Empiricus, Apollonius, et tous ceux qui ont écrit de la Grammaire et de la Rhétorique. On est souvent embarrassé en latin par le défaut d'expression : il fallait encore des siècles aux Romains pour posséder la langue des abstractions, du moins à en juger par le progrès qu'ils y ont fait pendant qu'ils ont été sous la discipline des Grecs ; car d'ailleurs un seul homme de génie peut mettre en fermentation tout un peuple, abréger les siècles de l'ignorance, et porter les connaissances à un point de perfection et avec une rapidité qui surprendraient également. Mais cette observation ne détruit point la vérité que j'avance : car si l'on compte les hommes de génie, et qu'on les répande sur toute la durée des siècles écoulés, il est évident qu'ils seront en petit nombre dans chaque nation et pour chaque siècle, et qu'on n'en trouvera presqu'aucun qui n'ait perfectionné la langue. Les hommes créateurs portent ce caractère particulier. Comme ce n'est pas seulement en feuilletant les productions de leurs contemporains qu'ils rencontrent les idées qu'ils ont à employer dans leurs écrits, mais que c'est tantôt en descendant profondément en eux-mêmes, tantôt en s'élançant au dehors, et portant des regards plus attentifs et plus pénétrants sur les natures qui les environnent, ils sont obligés, surtout à l'origine des langues, d'inventer des signes pour rendre avec exactitude et avec force ce qu'ils y découvrent les premiers. C'est la chaleur de l'imagination et la méditation profonde qui enrichissent une langue d'expressions nouvelles ; c'est la justesse de l'esprit et la sévérité de la Dialectique qui en perfectionnent la Syntaxe ; c'est la commodité des organes de la parole qui l'adoucit ; c'est la sensibilité de l'oreille qui la rend harmonieuse.
Si l'on se détermine à faire usage des deux langues, on écrira d'abord le radical français, et à côté le radical grec ou latin, avec la citation de l'auteur ancien d'où il a été tiré, et où il est employé, selon l'acception la plus approchée pour le sens, l'énergie, et les autres idées accessoires qu'il faut déterminer.
Je dis le radical ancien, quoiqu'il ne soit pas impossible qu'un terme premier, radical et indéfinissable dans une langue, n'ait aucun de ces caractères dans une autre : alors il me parait démontré que l'esprit humain a fait plus de progrès chez un des peuples que chez l'autre. On ne sait pas encore, ce me semble, combien la langue est une image rigoureuse et fidèle de l'exercice de la raison. Quelle prodigieuse supériorité une nation acquiert sur une autre, surtout dans les sciences abstraites et les Beaux-Arts, par cette seule différence ! et à quelle distance les Anglais sont encore de nous par la considération seule que notre langue est faite, et qu'ils ne songent pas encore à former la leur ! C'est de la perfection de l'idiome que dépendent et l'exactitude dans les sciences rigoureuses, et le goût dans les Beaux-Arts, et par conséquent l'immortalité des ouvrages en ce genre.
J'ai exigé la citation de l'endroit où le synonyme grec et latin était employé, parce qu'un mot a souvent plusieurs acceptions ; que le besoin, et non la Philosophie, ayant présidé à la formation des langues, elles ont et auront toutes ce vice commun ; mais qu'un mot n'a qu'un sens dans un passage cité, et que ce sens est certainement le même pour tous les peuples à qui l'auteur est connu. , etc. arma virumque cano, etc. n'ont qu'une traduction à Paris et à Pekin : aussi rien n'est-il plus mal imaginé à un français qui sait le latin, que d'apprendre l'anglais dans un dictionnaire anglais-français, au lieu d'avoir recours à un Dictionnaire anglais-latin. Quand le dictionnaire anglais-français aurait été ou fait ou corrigé sur la mesure invariable et commune, ou même sur un grand usage habituel des deux langues, on n'en saurait rien ; on serait obligé à chaque mot de s'en rapporter à la bonne foi et aux lumières de son guide ou de son interprete : au lieu qu'en faisant usage d'un dictionnaire grec ou latin, on est éclairé, satisfait, rassuré par l'application ; on compose soi-même son vocabulaire par la seule voie, s'il en est une, qui puisse suppléer au commerce immédiat avec la nation étrangère dont on étudie l'idiome. Au reste, je parle d'après ma propre expérience : je me suis bien trouvé de cette méthode ; je la regarde comme un moyen sur d'acquérir en peu de temps des notions très-approchées de la propriété et de l'énergie. En un mot, il en est d'un dictionnaire anglais-français et d'un dictionnaire anglais-latin, comme de deux hommes, dont l'un vous entretenant des dimensions ou de la pesanteur d'un corps, vous assurerait que ce corps a tant de poids ou de hauteur, et dont l'autre, au lieu de vous rien assurer, prendrait une mesure ou des balances, et le peserait ou le mesurerait sous vos yeux.
Mais quel sera la ressource du nomenclateur dans les cas où la mesure commune l'abandonnera ? Je répons qu'un radical étant par sa nature le signe ou d'une sensation simple et particulière, ou d'une idée abstraite et générale, les cas où l'on demeurera sans mesure commune ne peuvent être que rares. Mais dans ces cas rares, il faut absolument s'en rapporter à la sagacité de l'esprit humain : il faut espérer qu'à force de voir une expression non définie, employée selon la même acception dans un grand nombre de définitions où ce signe sera le seul inconnu ; on ne tardera pas à en apprécier la valeur. Il y a dans les idées, et par conséquent dans les signes (car l'un est à l'autre comme l'objet est à la glace qui le répete) une liaison si étroite, une telle correspondance ; il part de chacun d'eux une lumière qu'ils se réfléchissent si vivement, que quand on possède la Syntaxe, et que l'interprétation fidèle de tous les autres signes est donnée, ou qu'on a l'intelligence de toutes les idées qui composent une période, à l'exception d'une seule, il est impossible qu'on ne parvienne pas à déterminer l'idée exceptée ou le signe inconnu.
Les signes connus sont autant de conditions données pour la solution du problème : et pour peu que le discours soit étendu et contienne de termes, on ne conçoit pas que le problème reste au nombre de ceux qui ont plusieurs solutions. Qu'on en juge par le très-petit nombre d'endroits que nous n'entendons point dans les auteurs anciens : que l'on examine ces endroits, et l'on sera convaincu que l'obscurité nait ou de l'écrivain même qui n'avait pas des idées nettes, ou de la corruption des manuscrits, ou de l'ignorance des usages, des lais, des mœurs, ou de quelqu'autre semblable cause ; jamais de l'indétermination du signe, lorsque ce signe aura été employé selon la même acception en plusieurs endroits différents, comme il arrivera nécessairement à une expression radicale.
Le point le plus important dans l'étude d'une langue, est sans-doute la connaissance de l'acception des termes. Cependant il y a encore l'orthographe ou la prononciation sans laquelle il est impossible de sentir tout le mérite de la Prose harmonieuse et de la Poésie, et que par conséquent il ne faut pas entièrement négliger, et la partie de l'orthographe qu'on appelle la ponctuation. Il est arrivé par les altérations qui se succedent rapidement dans la manière de prononcer, et les corrections qui s'introduisent lentement dans la manière d'écrire, que la prononciation et l'écriture ne marchent point ensemble, et que quoiqu'il y ait chez les peuples les plus policés de l'Europe, des sociétés d'hommes de lettres chargés de les modérer, de les accorder, et de les rapprocher de la même ligne, elles se trouvent enfin à une distance inconcevable ; en sorte que de deux choses dont l'une n'a été imaginée, dans son origine, que pour réprésenter fidèlement l'autre, celle-ci ne diffère guère moins de celle-là, que le portrait de la même personne peinte dans deux âges très-éloignés. Enfin l'inconvénient s'est accru à un tel excès qu'on n'ose plus y remédier. On prononce une langue, on en écrit une autre ; et l'on s'accoutume tellement pendant le reste de la vie à cette bizarrerie qui a fait verser tant de larmes dans l'enfance, que si l'on renonçait à sa mauvaise orthographe pour une plus voisine de la prononciation, on ne reconnaitrait plus la langue parlée sous cette nouvelle combinaison de caractères.
Mais on ne doit point être arrêté par ces considérations si puissantes sur la multitude et pour le moment. Il faut absolument se faire un alphabet raisonné, où un même signe ne représente point des sons différents, ni des signes différents un même son, ni plusieurs signes une voyelle ou un son simple. Il faut ensuite déterminer la valeur de ces signes par la description la plus rigoureuse des différents mouvements des organes de la parole dans la production des sons attachés à chaque signe ; distinguer avec la dernière exactitude les mouvements successifs et les mouvements simultanés ; en un mot ne pas craindre de tomber dans des détails minutieux. C'est une peine que des auteurs célèbres qui ont écrit des langues anciennes, n'ont pas dédaigné de prendre pour leur idiome ; pourquoi n'en ferions-nous pas autant pour le nôtre qui a ses auteurs originaux en tout genre, qui s'étend de jour en jour, et qui est presque devenu la langue universelle de l'Europe ? Lorsque Moliere plaisantait les grammairiens, il abandonnait le caractère de philosophe, et il ne savait pas, comme l'aurait dit Montagne, qu'il donnait des soufflets aux auteurs qu'il respectait le plus, sur la joue du Bourgeais-Gentilhomme.
Nous n'avons qu'un moyen de fixer les choses fugitives et de pure convention : c'est de les rapporter à des êtres constants : et il n'y a de base constante ici que les organes qui ne changent point, et qui, semblables à des instruments de musique, rendront à-peu-près en tout temps les mêmes sons, si nous savons disposer artistement de leur tension ou de leur longueur, et diriger convenablement l'air dans leur capacité ; la trachée artère et la bouche composent une espèce de flute, dont il faut donner la tablature la plus scrupuleuse. J'ai dit à-peu-près, parce qu'entre les organes de la parole il n'y en a pas un qui n'ait mille fois plus de latitude et de variété qu'il n'en faut pour répandre des différences surprenantes et sensibles dans la production d'un son. A parler avec la dernière exactitude, il n'y a peut-être pas dans toute la France, deux hommes qui aient absolument une même prononciation. Nous avons chacun la nôtre ; elles sont cependant toutes assez semblables, pour que nous n'y remarquions souvent aucune diversité choquante ; d'où il s'ensuit que si nous ne parvenons pas à transmettre à la postérité notre prononciation, nous lui en ferons passer une approchée, que l'habitude de parler corrigera sans-cesse ; car la première fois que l'on produit artificiellement un mot étranger, selon une prononciation dont les mouvements ont été prescrits, l'homme le plus intelligent, qui a l'oreille la plus délicate, et dont les organes de la parole sont les plus souples, est dans le cas de l'élève de M. Pereire. Forçant tous les mouvements et séparant chaque son par des repos, il ressemble à un automate organisé : mais combien la vitesse et la hardiesse qu'il acquérera peu-à-peu n'affoibliront-t-elles pas ce défaut ? bien-tôt on le croira né dans le pays, quoiqu'au commencement il fût, par rapport à une langue étrangère, dans un état pire que l'enfant par rapport à sa langue maternelle, il n'y avait que sa nourrice qui l'entendit. L'enchainement des sons d'une langue n'est pas aussi arbitraire qu'on se l'imagine ; j'en dis autant de leurs combinaisons. S'il y en a qui ne pourraient se succéder sans une grande fatigue pour l'organe, ou ils ne se rencontrent point, ou ils ne durent pas. Ils sont chassés de la langue par l'euphonie, cette loi puissante qui agit continuellement et universellement sans égard pour l'étymologie et ses défenseurs, et qui tend sans intermission à amener des êtres qui ont les mêmes organes, le même idiome, les mêmes mouvements prescrits, à-peu-près à la même prononciation. Les causes dont l'action n'est point interrompue, deviennent toujours les plus fortes avec le temps, quelque faible qu'elles soient en elles-mêmes.
Je ne dissimulerai point que ce principe ne souffre plusieurs difficultés, entre lesquelles il y en a une très-importante que je vais exposer. Selon vous, me dira-t-on, l'euphonie tend sans-cesse à approcher les hommes d'une même prononciation, surtout lorsque les mouvements de l'organe ont été déterminés. Cependant les Allemands, les Anglais, les Italiens, les Français, prononcent tous diversement les vers d'Homère et de Virgile ; les Grecs écrivent , et il y a des Anglais qui lisent mi, nine, a, i, dé, zi, è ; des François qui lisent mè, nine, a, ei, ye, dé thé, a (ei, comme dans la première de neige, et ye, comme dans la dernière de paye ; cet y est un yeu consonne qui manque dans notre alphabet, quoiqu'il soit dans notre prononciation). (voyez les notes de M. Duclos sur la gramm. génér. raisonn.)
Mais ce qu'il y a de singulier, c'est qu'ils sont tous également admirateurs de l'harmonie de ce début : c'est le même enthousiasme, quoiqu'il n'y ait presque pas un son commun. Entre les François la prononciation du grec varie tellement, qu'il n'est pas rare de trouver deux savants qui entendent très-bien cette langue, et qui ne s'entendent pas entr'eux ; ils ne s'accordent que sur la quantité. Mais la quantité n'étant que la loi du mouvement de la prononciation, la hâtant ou la suspendant seulement, elle ne fait rien ni pour la douceur ni pour l'aspérité des sons. On pourra toujours demander comment il arrive que des lettres, des syllabes, des mots ou solitaires ou combinés soient également agréables à plusieurs personnes qui les prononcent diversement. Est-ce une suite du préjugé favorable à tout ce qui nous vient de loin, le prestige ordinaire de la distance des temps et des lieux, l'effet d'une longue tradition ? Comment est-il arrivé que parmi tant de vers grecs et latins, il n'y ait pas une syllabe tellement contraire à la prononciation des Suédais, des Polonais, que la lecture leur en soit absolument impossible ? Dirons nous que les langues mortes ont été si travaillées, sont formées d'une combinaison de sons si simples, si faciles, si élémentaires, que ces sons forment dans toutes les langues vivantes où ils sont employés, la partie la plus agréable et la plus mélodieuse ? que ces langues vivantes en se perfectionnant toujours ne font que rectifier sans-cesse leur harmonie et l'approcher de l'harmonie des langues mortes ? en un mot que l'harmonie de ces dernières, factice et corrompue par la prononciation particulière de chaque nation, est encore supérieure à l'harmonie propre et réelle de leurs langues.
Je répondrai premièrement, que cette dernière considération aura d'autant plus de force, qu'on sera mieux instruit des soins extraordinaires que les Grecs avaient pris pour rendre leur langue harmonieuse : je n'entrerai point dans ce détail ; j'observerai seulement en général, qu'il n'y a presque pas une seule voyelle, une seule diphtongue, une seule consonne, dont la valeur soit tellement constante que l'euphonie n'en puisse disposer, soit en altérant le son, soit en le supprimant : secondement que, quoique les anciens aient pris quelques précautions pour nous transmettre la valeur de leurs caractères, il s'en faut beaucoup qu'ils aient été là-dessus aussi exacts, aussi minucieux qu'ils auraient dû l'être : troisiemement, que le savant qui possédera bien ce qu'ils nous en ont laissé, pourra toutefois se flatter de réduire à une prononciation fort approchée de la sienne, tout homme raisonnable et conséquent : quatriemement, qu'on peut démontrer sans réplique à l'Anglais, qu'en prononçant mi, nine, a, i, dé, zi, è, il fait six fautes de prononciation sur sept syllabes. Il rend la syllabe par mi ; mais un auteur ancien nous apprend que les brebis rendaient en bêlant le son de l'. Dira-t-on que les brebis grecques bêlaient autrement que les nôtres ; et disaient bi, bi, et non bè bè, Nous lisons d'ailleurs dans Denis d'Halicarnasse : infrà basim linguae allidit sonum consequentem, non suprà, ore moderatè aperto, mouvements que n'exécute en aucune manière celui qui rend par i. Il rend qui est une diphtongue, par un i, voyelle et son simple. Il rend le
par un z ou par une s grasseyée, tandis que ce n'est qu'un t ordinaire aspiré : il rend
par zi, c'est-à-dire qu'au lieu de déterminer vivement l'air vers le milieu de la langue pour former l'é fermé bref, allidit spiritum circà dentes, ore parum adaperto, nec labris sonitum illustrantibus, ou qu'il prononce le caractère i. Il rend par è, c'est-à-dire que allidit sonum infrà basim linguae, ore moderatè aperto ; tandis qu'il était prescrit pour la juste prononciation de ce caractère , spiritum extendere, ore aperto, et spiritu ad palatum vel suprà elato.
Celui au contraire qui prononce ces mots grecs , mè, nine, a, ei, ye, dé, thé, a, remplit toutes les lois enfreintes par la prononciation anglaise. On peut s'en assurer en comparant les caractères grecs avec les sons que j'y attache, et les mouvements que Denis d'Halicarnasse prescrit pour chacun de ces caractères, dans son ouvrage admirable de collocatione verborum. Pour faire sentir l'utilité de ses définitions, je me contenterai de rapporter celles de l'r et de l's. L' se forme, dit-il, linguae extremo spiritum repercutiente, et ad palatum propè dentes sublato : et l', linguâ adductâ suprà ad palatum, spiritu per mediam longitudinem labente, et circà dentes cum tenui quoddam et angusto sibilo exeunte. Je demande s'il est possible de satisfaire à ces mouvements, et de donner à l'r et à l's d'autres valeurs que celles que nous leur attachons. Il n'est pas moins précis sur les autres lettres.
Mais, insistera-t-on, si les peuples subsistants qui lisent le grec se conformaient aux règles de Denis d'Halicarnasse, ils prononceraient donc tous cette langue de la même manière, et comme les anciens grecs la prononçaient.
Je répons à cette question par une supposition qu'on ne peut rejeter, quelqu'extraordinaire qu'elle soit dans ce pays-ci ; c'est qu'un Espagnol ou un Italien pressé du désir de posséder un portrait de sa maîtresse, qu'il ne pouvait montrer à aucun peintre, prit le parti qui lui restait d'en faire par écrit la description la plus étendue et la plus exacte ; il commença par déterminer la juste proportion de la tête entière ; il passa ensuite aux dimensions du front, des yeux, du nez, de la bouche, du menton, du cou ; puis il revint sur chacune de ces parties, et il n'épargna rien pour que son discours gravât dans l'esprit du peintre la véritable image qu'il avait sous les yeux ; il n'oublia ni les couleurs, ni les formes, ni rien de ce qui appartient au caractère : plus il compara son discours avec le visage de sa maîtresse, plus il le trouva ressemblant ; il crut surtout que plus il chargerait sa description de petits détails, moins il laisserait de liberté au peintre ; il n'oublia rien de ce qu'il pensa devoir captiver le pinceau. Lorsque sa description lui parut achevée, il en fit cent copies, qu'il envoya à cent peintres, leur enjoignant à chacun d'exécuter exactement sur la toîle ce qu'ils liraient sur son papier. Les peintres travaillent, et au bout d'un certain temps notre amant reçoit cent portraits, qui tous ressemblent rigoureusement à sa description, et dont aucun ne ressemble à un autre, ni à sa maîtresse. L'application de cet apologue au cas dont il s'agit, n'est pas difficîle ; on me dispensera de la faire en détail. Je dirai seulement que, quelque scrupuleux qu'un auteur puisse être dans la description des mouvements de l'organe lorsqu'il produit différents sons, il y aura toujours une latitude, légère en elle-même, infinie par rapport aux divisions réelles dont elle est susceptible, et aux variétés sensibles, mais inappréciables, qui résulteront de ces divisions. On n'en peut pas toutefois inférer, ni que ces descriptions soient entièrement inutiles, parce qu'elles ne donneront jamais qu'une prononciation approchée, ni que l'euphonie, cette loi à laquelle une langue ancienne a dû toute son harmonie, n'ait une action constante dont l'effet ne tende du moins autant à nous en rapprocher qu'à nous en éloigner. Deux propositions que j'avais à établir.
Je ne dirai qu'un mot de la ponctuation. Il y a peu de différence entre l'art de bien lire et celui de bien ponctuer. Les repos de la voix dans le discours, et les signes de la ponctuation dans l'écriture, se correspondent toujours, indiquent également la liaison ou la disjonction des idées, et suppléent à une infinité d'expressions. Il ne sera donc pas inutîle d'en déterminer le nombre selon les règles de la Logique, et d'en fixer la valeur par des exemples.
Il ne reste plus qu'à déterminer l'accent et la quantité. Ce que nous avons d'accent, plus oratoire que syllabique, est inappréciable ; et l'on peut réduire notre quantité à des longues, à des breves, et à des moins breves ; en quoi elle parait admettre moins de variété que celle des anciens qui distinguaient jusqu'à quatre sortes de breves, sinon dans la versification, au moins dans la prose, qui l'emporte évidemment sur la poésie, pour la variété de ses nombres. Ainsi ils disaient que dans , les premières qui sont breves, n'en avaient pas moins une quantité sensiblement inégale. Mais c'est encore ici le cas où l'on peut s'en rapporter à l'organe exercé, du soin de réparer ces négligences.
Voici donc les conditions praticables et nécessaires, pour que la langue, sans laquelle les connaissances ne se transmettent point, se fixe autant qu'il est possible de la fixer par sa nature, et qu'il est important de la fixer pour l'objet principal d'un Dictionnaire universel et raisonné. Il faut un alphabet raisonné, accompagné de l'exposition rigoureuse des mouvements de l'organe et de la modification de l'air dans la production des sons attachés à chaque caractère élémentaire, et à chaque combinaison syllabique de ces caractères : écrire d'abord le mot selon l'alphabet usuel, l'écrire ensuite selon l'alphabet raisonné, chaque syllabe séparée et chargée de sa quantité ; ajouter le mot grec ou latin qui rend le mot français, quand il est radical seulement, avec la citation de l'endroit où ce mot grec ou latin est employé dans l'auteur ancien ; et s'il a différents sens, et que parmi ces sens il devienne quelquefois radical, le fixer autant de fois par le radical correspondant dans la langue morte ; en un mot le définir quand il n'est pas radical, car cela est toujours possible, et le synonime grec ou latin devient alors superflu. On voit combien ce travail est long, difficile, épineux. Quel usage il faut avoir de deux ou trois langues, afin de comparer les idées simples représentées par des signes différents qui aient entre eux un rapport d'identité, ou ce qui est plus délicat encore, les collections d'idées représentées par des signes qui doivent avoir le même rapport ; et dans les cas fréquents où l'on ne peut obtenir l'identité de rapport, combien de finesse et de goût pour distinguer entre les signes ceux dont les acceptions sont les plus voisines ; et entre les idées accessoires, celles qu'il faut conserver ou sacrifier. Mais il ne faut pas se laisser décourager. L'académie de la Crusca a levé une partie de ces difficultés dans son célèbre vocabulaire. L'Académie Française rassemblant dans son sein l'universalité des connaissances, des poètes, des orateurs, des mathématiciens, des physiciens, des naturalistes, des gens du monde, des philosophes, des militaires, et étant bien déterminée à n'écouter dans ses élections que le besoin qu'elle aura d'un talent plutôt que d'un autre, pour la perfection de son travail, il serait incroyable qu'elle ne suivit pas ce plan général, et que son ouvrage ne devint pas d'une utilité essentielle à ceux qui s'occuperont à perfectionner la faible esquisse que nous publions.
Elle n'aura pas oublié sans-doute de désigner nos gallicismes, où les différents cas dans lesquels il arrive à notre langue de s'écarter des lois de la grammaire générale raisonnée ; car un idiotisme ou un écart de cette nature, c'est la même chose. D'où l'on voit encore qu'en tout il y a une mesure invariable et commune, au défaut de laquelle on ne connait rien, on ne peut rien apprécier, ni rien définir ; que la grammaire générale raisonnée est ici cette mesure ; et que sans cette grammaire, un dictionnaire de langue manque de fondement, puisqu'il n'y a rien de fixe à quoi on puisse rapporter les cas embarrassants qui se présentent ; rien qui puisse indiquer en quoi consiste la difficulté ; rien qui désigne le parti qu'il faut prendre ; rien qui donne la raison de préférence entre plusieurs solutions opposées ; rien qui interprete l'usage, qui le combatte, ou le justifie, comme cela se peut souvent. Car ce serait un préjugé que de croire que la langue étant la base du commerce parmi les hommes, des défauts importants puissent y subsister longtemps, sans être aperçus et corrigés par ceux qui ont l'esprit juste et le cœur droit. Il est donc vraisemblable que les exceptions à la loi générale qui resteront, seront plutôt des abréviations, des énergies, des euphonies, et autres agréments légers, que des vices considérables. On parle sans-cesse ; on écrit sans-cesse ; on combine les idées et les signes en une infinité de manières différentes ; on rapporte toutes ces combinaisons au joug de la syntaxe universelle ; on les y assujettit tôt ou tard, pour peu qu'il y ait d'inconvenient à les en affranchir ; et lorsque cet asservissement n'a pas lieu, c'est qu'on y trouve un avantage qu'il est quelquefois difficile, mais qu'il serait toujours impossible de développer sans la grammaire raisonnée, l'analogie et l'étymologie que j'appellerai les ailes de l'Art de parler, comme on a dit de la Chronologie et de la Géographie, que ce sont les yeux de l'Histoire.
Nous ne finirons pas nos observations sur la langue, sans avoir parlé des synonymes. On les multiplierait à l'infini, si on ne commençait par chercher quelque loi qui en fixât le nombre. Il y a dans toutes les langues des expressions qui ne diffèrent que par des nuances très-délicates. Ces nuances n'échappent ni à l'orateur ni au poète qui connaissent leur langue ; mais ils les négligent à tout moment, l'un contraint par la difficulté de son art, l'autre entrainé par l'harmonie du sien. C'est de cette considération qu'on peut déduire la loi générale dont on a besoin. Il ne faudra traiter comme synonymes que les termes que la Poésie prend pour tels ; afin de remédier à la confusion qui s'introduirait dans la langue par l'indulgence que l'on a pour la rigueur des lois de la versification. Il ne faudra traiter comme synonymes que les termes que l'art oratoire substitue indistinctement les uns aux autres ; afin de remédier à la confusion qui s'introduirait dans la langue, par le charme de l'harmonie oratoire, qui tantôt préfère et tantôt sacrifie le mot propre, abandonnant le jugement du bon sens et de la raison, pour se soumettre à celui de l'oreille ; abandon qui parait d'abord l'extravagance la plus manifeste et la plus contraire à l'exactitude et à la vérité ; mais qui devient, quand on y réfléchit, le fondement de la finesse, du bon gout, de la mélodie du style, de son unité, et des autres qualités de l'élocution, qui seules assurent l'immortalité aux productions littéraires. Le sacrifice du mot propre ne se faisant jamais que dans les occasions où l'esprit n'en est pas trop écarté par l'expression mélodieuse, alors l'entendement le supplée ; le discours se rectifie ; la période demeure harmonieuse ; je vois la chose comme elle est ; je vois de plus le caractère de l'auteur, le prix qu'il a attaché lui-même aux objets dont il m'entretient, la passion qui l'anime ; le spectacle se complique, se multiplie, et en même proportion, l'enchantement s'accrait dans mon esprit ; l'oreille est contente, et la vérité n'est point offensée. Lorsque ces avantages ne pourront se réunir, l'écrivain le plus harmonieux, s'il a de la justesse et du gout, ne se résoudra jamais à abandonner le mot propre pour son synonyme. Il en fortifiera ou affoiblira la mélodie à l'aide d'un correctif ; il variera les temps, ou il donnera le change à l'oreille par quelqu'autre finesse. Indépendamment de l'harmonie, il faut encore laisser le mot propre pour un autre, toutes les fois que le premier reveille des idées petites, basses, obscènes, ou rappelle des sensations desagréables. Mais dans les autres circonstances, ne serait-il pas plus à-propos, dira-t-on, de laisser au lecteur le soin de suppléer le mot harmonieux que celui de suppléer le mot propre ? Non ; quand il serait aussi facîle à l'oreille, le mot propre étant donné, d'entendre le mot harmonieux, qu'à l'esprit, le mot harmonieux étant donné, de trouver le mot propre. Il faut, pour que l'effet de la musique soit produit, que la musique soit entendue : elle ne se suppose point ; elle n'est rien, si l'oreille n'en est pas réellement affectée.
On recueillera toutes les expressions que nos grands poètes et nos meilleurs orateurs auront employées et pourront employer indistinctement. C'est surtout la postérité qu'il faut avoir en vue. C'est encore une mesure invariable. Il est inutîle de nuancer les mots qu'on ne sera point tenté de confondre, quand la langue sera morte. Au-delà de cette limite, l'art de faire des synonymes devient un travail aussi étendu que puérile. Je voudrais qu'on eut deux autres attentions dans la distinction des mots synonymes. L'une de ne pas marquer seulement les idées qui différencient, mais celles encore qui sont communes. M. l'abbé Girard ne s'est asservi qu'à la première partie de cette loi ; cependant celle qu'il a négligée n'est ni moins essentielle, ni moins difficîle à remplir. L'autre, de choisir ses exemples de manière qu'en expliquant la diversité des acceptions, on exposât en même temps les usages de la nation, ses coutumes, son caractère, ses vices, ses vertus, ses principales transactions, etc. et que la mémoire de ses grands hommes, de ses malheurs, et de ses prospérités, y fût rappelée. Il n'en coutera pas plus de rendre un synonyme utile, sensé, instructif et vertueux, que de le faire contraire à l'honnêteté ou vide de sens.
Ajoutons à ces observations, un moyen simple et raisonnable d'abreger la nomenclature et d'éviter les redites. L'Académie française l'avait pratiqué dans la première édition de son dictionnaire, et je ne pense pas qu'elle y eut renoncé en faveur des lecteurs bornés, si elle eut considéré combien il était facîle de les secourir. Ce moyen d'abréger la nomenclature, c'est de ne pas distribuer en plusieurs articles séparés, ce qui doit naturellement être renfermé sous un seul. Faut-il qu'un dictionnaire contienne autant de fois un mot, qu'il y a de différences dans les vues de l'esprit ? l'ouvrage devient infini, et ce sera nécessairement un chaos de répétitions. Je ne ferais donc de précipitable, précipiter, précipitant, précipitation, précipité, précipice, et de toute autre expression semblable, qu'un article auquel je renverrais dans tous les endroits où l'ordre alphabétique m'offrirait des expressions liées par une même idée générale et commune. Quant aux différences, le substantif désigne ou la chose, ou la personne, ou l'action, ou la sensation, ou la qualité, ou le temps, ou le lieu ; le participe, l'action, considérée ou comme possible, ou comme présente, ou comme passée ; l'infinitif, l'action relativement à un agent, à un lieu, et à un temps quelconque indéterminé. Multiplier les définitions selon toutes ces faces, ce n'est pas définir les termes ; c'est revenir sur les mêmes notions à chaque face nouvelle qu'un terme présente. N'est-il pas évident que ce qui convient à une expression considérée une fois sous ces points de vue différents, convient à toutes celles qui admettront dans la langue la même variété ? Je remarquerai que pour la perfection d'un idiome, il serait à souhaiter que les termes y eussent toute la variété dont ils sont susceptibles. Je dis dont ils sont susceptibles, parce qu'il y a des verbes, tels que les neutres, qui excluent certaines nuances, ainsi aller ne peut avoir l'adjectif allable. Mais combien d'autres dont il n'en est pas ainsi, et dont le produit est limité sans raison, malgré le besoin journalier, et les embarras d'une disette qui se fait particulièrement sentir aux écrivains exacts et laconiques ? Nous disons accusateur, accuser, accusation, accusant, accusé, et nous ne disons pas accusable, quoiqu'inexcusable soit d'usage. Combien d'adjectifs qui ne se meuvent point vers le substantif, et des substantifs qui ne se meuvent point vers l'adjectif ? Voilà une source féconde où il reste encore à notre langue bien des richesses à puiser. Il serait bon de remarquer à chaque expression les muances qui lui manquent, afin qu'on osât les suppléer de notre temps, ou de crainte que trompé dans la suite par l'analogie, on ne les regardât comme des manières de dire, en usage dans le bon siècle.
Voilà ce que j'avais à exposer sur la langue. Plus cet objet avait été négligé dans notre ouvrage, plus il était important relativement au but d'une Encyclopédie ; plus il convenait d'en traiter ici avec étendue ; ne fût-ce, comme nous l'avons dit, que pour indiquer les moyens de réparer la faute que nous avons commise. Je n'ai point parlé de la Syntaxe, ni des autres parties du rudiment français ; celui qui s'en est chargé, n'a rien laissé à désirer là-dessus ; et notre Dictionnaire est complet de ce côté.
Mais après avoir traité de la langue, ou du moyen de transmettre les connaissances, cherchons le meilleur enchainement qu'on puisse leur donner.
Il y a d'abord un ordre général, celui qui distingue ce Dictionnaire de tout autre ouvrage ou les matières sont pareillement soumises à l'ordre alphabétique ; l'ordre qui l'a fait appeler Encyclopédie. Nous ne dirons qu'une chose de cet enchainement considéré par rapport à toute la matière encyclopédique, c'est qu'il n'est pas possible à l'architecte du génie le plus fécond d'introduire autant de variété dans la construction d'un grand édifice, dans la décoration de ses façades, dans la combinaison de ses ordres, en un mot, dans toutes les parties de sa distribution, que l'ordre encyclopédique en admet. Il peut être formé soit en rapportant nos différentes connaissances aux diverses facultés de notre âme, (c'est ce système que nous avons suivi), soit en les rapportant aux êtres qu'elles ont pour objet ; et cet objet est ou de pure curiosité, ou de luxe, ou de nécessité. On peut diviser la science générale, ou en science des choses et en science des signes, ou en science des concrets, ou en science des abstraits. Les deux causes les plus générales, l'Art et la Nature, donnent aussi une belle et grande distribution. On en rencontrera d'autres dans la distinction ou du physique et du moral ; de l'existant et du possible ; du matériel et du spirituel ; du réel et de l'intelligible. Tout ce que nous savons ne découle-t-il pas de l'usage de nos sens et de celui de notre raison ? N'est-il pas ou naturel ou révélé ? Ne sont-ce pas ou des mots, ou des choses, ou des faits ? Il est donc impossible de bannir l'arbitraire de cette grande distribution première. L'univers ne nous offre que des êtres particuliers, infinis en nombre, et sans presqu'aucune division fixe et déterminée ; il n'y en a aucun qu'on puisse appeler ou le premier ou le dernier ; tout s'y enchaine et s'y succede par des nuances insensibles ; et à-travers cette uniforme immensité d'objets, s'il en parait quelques-uns qui, comme des pointes de rochers, semblent percer la surface et la dominer, ils ne doivent cette prérogative qu'à des systèmes particuliers, qu'à des conventions vagues, qu'à certains événements étrangers, et non à l'arrangement physique des êtres et à l'intention de la nature. Voyez le Prospectus.
En général la description d'une machine peut-être entamée par quelque partie que ce sait. Plus la machine sera grande et compliquée, plus il y aura de liaisons entre ses parties, moins on connaitra ces liaisons ; plus on aura de différents plans de description. Que sera-ce donc si la machine est infinie en tout sens ; s'il est question de l'univers réel et de l'univers intelligible, ou d'un ouvrage qui soit comme l'empreinte de tous les deux ? L'univers soit réel soit intelligible a une infinité de points de vue sous lesquels il peut être représenté, et le nombre des systèmes possibles de la connaissance humaine est aussi grand que celui de ces points de vue. Le seul, d'où l'arbitraire serait exclu, c'est comme nous l'avons dit dans notre Prospectus, le système qui existait de toute éternité dans la volonté de Dieu. Et celui où l'on descendrait de ce premier être éternel, à tous les êtres qui dans le temps émanèrent de son sein, ressemblerait à l'hypothèse astronomique dans laquelle le philosophe se transporte en idée au centre du soleil, pour y calculer les phénomènes des corps célestes qui l'environnent ; Ordonnance qui a de la simplicité et de la grandeur, mais à laquelle on pourrait reprocher un défaut important dans un ouvrage composé par des philosophes, et adressé à tous les hommes et à tous les temps ; le défaut d'être lié trop étroitement à notre Théologie, science sublime, utîle sans-doute par les connaissances que le Chrétien en reçoit, mais plus utîle encore par les sacrifices qu'elle en exige, et les récompenses qu'elle lui promet.
Quant à ce système général d'où l'arbitraire serait exclu, et que nous n'aurons jamais ; peut-être ne nous serait-il pas fort avantageux de l'avoir ; car quelle différence y aurait-il entre la lecture d'un ouvrage où tous les ressorts de l'univers seraient développés, et l'étude même de l'univers ? presqu'aucune : nous ne serions toujours capables d'entendre qu'une certaine portion de ce grand livre ; et pour peu que l'impatience et la curiosité qui nous dominent, et interrompent si communément le cours de nos observations, jetassent de désordre dans nos lectures, nos connaissances deviendraient aussi isolées qu'elles le sont ; perdant la chaîne des inductions, et cessant d'apercevoir les liaisons antérieures et subséquentes, nous aurions bien-tôt les mêmes vides et les mêmes incertitudes. Nous nous occupons maintenant à remplir ces vides, en contemplant la nature ; nous nous occuperions à les remplir, en méditant un volume immense qui n'étant pas plus parfait à nos yeux que l'univers, ne serait pas moins exposé à la témérité de nos doutes et de nos objections.
Puisque la perfection absolue d'un plan universel ne remédierait point à la faiblesse de notre entendement, attachons-nous à ce qui convient à notre condition d'homme, et contentons-nous de remonter à quelque notion très-générale. Plus le point de vue d'où nous considérerons les objets sera élevé, plus il nous découvrira d'étendue, et plus l'ordre que nous suivrons sera instructif et grand. Il faut par conséquent qu'il soit simple, parce qu'il y a rarement de la grandeur sans simplicité ; qu'il soit clair et facîle ; que ce ne soit point un labyrinthe tortueux où l'on s'égare, et où l'on n'aperçoive rien au-delà du point où l'on est ; mais une grande et vaste avenue qui s'étende au loin, et sur la longueur de laquelle on en rencontre d'autres également bien distribuées, qui conduisent aux objets solitaires et écartés par le chemin le plus facîle et le plus court.
Une considération surtout qu'il ne faut point perdre de vue, c'est que si l'on bannit l'homme ou l'être pensant et contemplateur de dessus la surface de la terre ; ce spectacle pathétique et sublime de la nature n'est plus qu'une scène triste et muette. L'univers se tait ; le silence et la nuit s'en emparent. Tout se change en une vaste solitude où les phénomènes inobservés se passent d'une manière obscure et sourde. C'est la présence de l'homme qui rend l'existance des êtres intéressante ; et que peut-on se proposer de mieux dans l'histoire de ces êtres, que de se soumettre à cette considération ? Pourquoi n'introduirons-nous pas l'homme dans notre ouvrage, comme il est placé dans l'univers ? Pourquoi n'en ferons-nous pas un centre commun ? Est-il dans l'espace infini quelque point d'où nous puissions, avec plus d'avantage, faire partir les lignes immenses que nous nous proposons d'étendre à tous les autres points ? Quelle vive et douce réaction n'en résultera-t-il pas des êtres vers l'homme, de l'homme vers les êtres ?
Voilà ce qui nous a déterminé à chercher dans les facultés principales de l'homme, la division générale à laquelle nous avons subordonné notre travail. Qu'on suive telle autre voie qu'on aimera mieux, pourvu qu'on ne substitue pas à l'homme un être muet, insensible et froid. L'homme est le terme unique d'où il faut partir, et auquel il faut tout ramener, si l'on veut plaire, intéresser, toucher jusque dans les considérations les plus arides et les détails les plus secs. Abstraction faite de mon existance et du bonheur de mes semblables, que m'importe le reste de la nature ?
Un second ordre non moins essentiel que le précédent, est celui qui déterminera l'étendue relative des différentes parties de l'ouvrage. J'avoue qu'il se présente ici une de ces difficultés qu'il est impossible de surmonter, quand on commence, et qu'il est difficîle de surmonter à quelqu'édition qu'on parvienne. Comment établir une juste proportion entre les différentes parties d'un si grand tout ? Quand ce tout serait l'ouvrage d'un seul homme, la tâche ne serait pas facîle ; qu'est-ce donc que cette tâche, lorsque le tout est l'ouvrage d'une société nombreuse ? En comparant un Dictionnaire universel et raisonné de la connaissance humaine à une statue colossale, on n'en est pas plus avancé, puisqu'on ne sait ni comment déterminer la hauteur absolue du colosse, ni par quelles sciences, ni par quels arts, ses membres différents doivent être représentés. Quelle est la matière qui servira de module ? sera-ce la plus noble, la plus utile, la plus importante, ou la plus étendue ? préférera-t-on la Morale aux Mathématiques, les Mathématiques à la Théologie, la Théologie à la Jurisprudence, la Jurisprudence à l'Histoire naturelle, etc. Si l'on s'en tient à certaines expressions génériques que personne n'entend de la même manière, quoique tout le monde s'en serve sans contradiction, parce que jamais on ne s'explique ; et si l'on demande à chacun ou des éléments, ou un traité complet et général, on ne tardera pas à s'apercevoir combien cette mesure nominale est vague et indéterminée. Et celui qui aura cru prendre avec ses différents collègues des précautions telles que les matériaux qui lui seront remis quadreront à peu près avec son plan, est un homme qui n'a nulle idée de son objet, ni des collègues qu'il s'associe. Chacun a sa manière de sentir et de voir. Je me souviens qu'un artiste à qui je croyais avoir exposé assez exactement ce qu'il avait à faire pour son art, m'apporta d'après mon discours, à ce qu'il prétendait, sur la manière de tapisser en papier, qui demandait à peu près un feuillet d'écriture et une demie planche de dessein, dix à douze planches énormément chargées de figures, et trois cahiers épais, in-folio, d'un caractère fort menu, à fournir un à deux volumes in-douze. Un autre au contraire à qui j'avais prescrit exactement les mêmes règles qu'au premier, m'apporta sur une des manufactures les plus étendues par la diversité des ouvrages qu'on y fabrique, des matières qu'on y emploie, des machines dont on se sert, et des manœuvres qu'on y pratique, un petit catalogue de mots sans définition, sans explication, sans figure, m'assurant bien fermement que son art ne contenait rien de plus : il supposait que le reste ou n'était point ignoré, ou ne pouvait s'écrire. Nous avions espéré d'un de nos amateurs les plus vantés, l'article Composition en Peinture, (M. Watelet ne nous avait point encore offert ses secours). Nous reçumes de l'amateur, deux lignes de définition, sans exactitude, sans style, et sans idées, avec l'humiliant aveu, qu'il n'en savait pas davantage ; et je fus obligé de faire l'article Composition en Peinture, moi qui ne suis ni amateur ni peintre. Ces phénomènes ne m'étonnèrent point. Je vis avec aussi peu de surprise la même diversité entre les travaux des savants et des gens de lettres. La preuve en subsiste en cent endroits de cet Ouvrage. Ici nous sommes boursoufflés et d'un volume exorbitant ; là maigres, petits, mesquins, secs et décharnés. Dans un endroit, nous ressemblons à des squeletes ; dans un autre, nous avons un air hydropique ; nous sommes alternativement nains et géants, colosses et pigmées ; droits, bien faits et proportionnés ; bossus, boiteux et contrefaits. Ajoutez à toutes ces bizarreries celle d'un discours tantôt abstrait, obscur ou recherché, plus souvent négligé, trainant et lâche ; et vous comparerez l'ouvrage entier au monstre de l'art poétique, ou même à quelque chose de plus hideux. Mais ces défauts sont inséparables d'une première tentative, et il m'est évidemment démontré qu'il n'appartient qu'au temps et aux siècles à venir de les réparer. Si nos neveux s'occupent de l'Encyclopédie sans interruption, ils pourront conduire l'ordonnance de ses matériaux à quelque degré de perfection. Mais, au défaut d'une mesure commune et constante, il n'y a point de milieu ; il faut d'abord admettre sans exception tout ce qu'une science comprend, abandonner chaque matière à elle-même, et ne lui prescrire d'autres limites que celles de son objet. Chaque chose étant alors dans l'Encyclopédie ce qu'elle est en soi, elle y aura sa vraie proportion, surtout lorsque le temps aura pressé les connaissances, et réduit chaque sujet à sa juste étendue. S'il arrivait après un grand nombre d'éditions successivement perfectionnées, que quelque matière importante restât dans le même état, comme il pourrait aisément arriver parmi nous à la Minéralogie et à la Métallurgie, ce ne sera plus la faute de l'Ouvrage, mais celle du genre humain en général, ou de la nation en particulier, dont les vues ne se seront pas encore tournées sur ces objets.
J'ai fait souvent une observation, c'est que l'émulation qui s'allume nécessairement entre des collègues, produit des dissertations au lieu d'articles. Tout l'art des renvois ne peut alors remédier à la diffusion ; et au lieu de lire un article d'Encyclopédie, on se trouve embarqué dans un mémoire académique. Ce défaut diminuera à mesure que les éditions se multiplieront ; les connaissances se rapprocheront nécessairement ; le ton emphatique et oratoire s'affoiblira ; quelques découvertes devenues plus communes et moins intéressantes occuperont moins d'espace ; il n'y aura plus que les matières nouvelles, les découvertes du jour qui seront enflées. C'est une sorte de condescendance qu'on aura dans tous les temps, pour l'objet, pour l'auteur, pour le public, etc. Le moment passé, cet article subira la circoncision comme les autres. Mais en général les inventions et les idées nouvelles introduisant une disproportion nécessaire ; et la première édition étant celle de toutes qui contient le plus de choses, sinon récemment inventées, du-moins aussi peu connues que si elles avaient ce caractère, il est évident et par cette raison et par celles qui précèdent, que c'est l'édition où il doit régner le plus de désordre ; mais qui en revanche montrera à-travers ses irrégularités un air original qui passera difficilement dans les éditions suivantes.
Pourquoi l'ordre encyclopédique est-il si parfait et si régulier dans l'auteur anglais ; c'est que se bornant à compiler nos dictionnaires et à analyser un petit nombre d'ouvrages, n'inventant rien, s'en tenant rigoureusement aux choses connues, tout lui étant également intéressant ou indifférent, n'ayant ni d'acception pour aucune matière, ni de moment favorable ou défavorable pour travailler, excepté celui de la migraine ou du spleen ; c'était un laboureur qui traçait son sillon, superficiel, mais égal et droit. Il n'en est pas ainsi de notre ouvrage. On se pique. On veut avoir des morceaux d'appareil. C'est même peut-être en ce moment ma vanité. L'exemple de l'un en entraîne un autre. Les éditeurs se plaignent, mais inutilement. On se prévaut de leurs propres fautes contre eux-mêmes, et tout se porte à l'excès. Les articles de Chambers sont assez régulièrement distribués ; mais ils sont vides. Les nôtres sont pleins, mais irréguliers. Si Chambers eut rempli les siens, je ne doute point que son ordonnance n'en eut souffert.
Un troisième ordre est celui qui expose la distribution particulière à chaque partie. Ce sera le premier morceau qu'on exigera d'un collègue. Cet ordre ne me parait pas entièrement arbitraire ; il n'en est pas d'une science ainsi que de l'univers. L'univers est l'ouvrage infini d'un Dieu. Une science est un ouvrage fini de l'entendement humain. Il y a des premiers principes, des notions générales, des axiomes donnés. Voilà les racines de l'arbre. Il faut que cet arbre se ramifie le plus qu'il sera possible ; qu'il parte de l'objet général comme d'un tronc ; qu'il s'élève d'abord aux grandes branches ou premières divisions ; qu'il passe de ces maîtresses branches à de moindres rameaux ; et ainsi de suite, jusqu'à-ce qu'il se soit étendu jusqu'aux termes particuliers qui seront comme les feuilles et la chevelure de l'arbre. Et pourquoi ce détail serait-il impossible ? chaque mot n'a-t-il pas sa place, ou, s'il est permis de s'exprimer ainsi, son pédicule et son insertion ? Tous ces arbres particuliers seront soigneusement recueillis ; et pour présenter les mêmes idées sous une image plus exacte, l'ordre encyclopédique général sera comme une mappemonde où l'on ne rencontrera que les grandes régions ; les ordres particuliers, comme des cartes particulières de royaumes, de provinces, de contrées ; le dictionnaire, comme l'histoire géographique et détaillée de tous les lieux, la topographie générale et raisonnée de ce que nous connaissons dans le monde intelligible et dans le monde visible ; et les renvois serviront d'itinéraires dans ces deux mondes, dont le visible peut être regardé comme l'Ancien, et l'intelligible comme le Nouveau.
Il y a un quatrième ordre moins général qu'aucun des précédents, c'est celui qui distribue convenablement plusieurs articles différents compris sous une même dénomination. Il parait ici nécessaire de s'assujettir à la génération des idées, à l'analogie des matières, à leur enchainement naturel, de passer du simple au figuré, etc. Il y a des termes solitaires qui sont propres à une seule science, et qui ne doivent donner aucune sollicitude. Quant à ceux dont l'acception varie et qui appartiennent à plusieurs sciences et à plusieurs arts, il faut en former un petit système dont l'objet principal soit d'adoucir et de pallier autant qu'on pourra la bizarrerie des disparates. Il faut en composer le tout le moins irrégulier et le moins décousu, et se laisser conduire tantôt par les rapports, quand il y en a de marqués, tantôt par l'importance des matières ; et au défaut des rapports, par des tours originaux qui se présenteront d'autant plus fréquemment aux éditeurs, qu'ils auront plus de génie, d'imagination et de connaissances. Il y a des matières qui ne se séparent point ; telles que l'Histoire sacrée et l'Histoire profane ; la Théologie et la Mythologie ; l'Histoire naturelle, la Physique, la Chimie et quelques arts, etc. La science étymologique, la connaissance historique des êtres et des noms, fourniront aussi un grand nombre de vues différentes qu'on pourra toujours suivre sans crainte d'être embarrassé, obscur, ou ridicule.
Au milieu de ces différents articles de même dénomination à distribuer, l'éditeur se comportera comme s'il en était l'auteur ; il suivra l'ordre qu'il eut suivi s'il eut eu à considérer le mot sous toutes ses acceptions. Il n'y a point ici de loi générale à prescrire ; on en connaitrait une, que le moindre inconvénient qu'il y aurait à la suivre, ce serait l'ennui de l'uniformité. L'ordre encyclopédique général jetterait de temps en temps dans des arrangements bizarres. L'ordre alphabétique donnerait à tout moment des contrastes burlesques ; un article de Théologie se trouverait relégué tout au-travers des arts mécaniques. Ce qu'on observera communément et sans inconvénient, c'est de débuter par l'acception simple et grammaticale ; de tracer sous l'acception grammaticale un petit tableau en raccourci de l'article en entier ; d'y présenter en exemples autant de phrases différentes, qu'il y a d'acceptions différentes ; d'ordonner ces phrases entr'elles, comme les différentes acceptions du mot doivent être ordonnées dans le reste de l'article ; à chaque phrase ou exemple, de renvoyer à l'acception particulière dont il s'agit. Alors on verra presque toujours la Logique succéder à la Grammaire, la Métaphysique à la Logique, la Théologie à la Métaphysique, la Morale à la Théologie, la Jurisprudence à la Morale, etc. malgré la diversité des acceptions, chaque article traité de cette manière formera un ensemble ; et malgré cette unité commune à tous les articles, il n'y aura ni trop d'uniformité, ni monotonie. J'insiste sur la liberté et la variété de cette distribution, parce qu'elle est en même temps commode, utîle et raisonnable. Il en est de la formation d'une Encyclopédie ainsi que de la fondation d'une grande ville. Il n'en faudrait pas construire toutes les maisons sur un même modèle, quand on aurait trouvé un modèle général, beau en lui-même et convenable à tout emplacement. L'uniformité des édifices, entrainant l'uniformité des voies publiques, répandrait sur la ville entière un aspect triste et fatiguant. Ceux qui marchent ne résistent point à l'ennui d'un long mur, ou même d'une longue forêt qui les a d'abord enchantés.
Un bon esprit (& il faut supposer au moins cette qualité dans un éditeur) saura mettre chaque chose à sa place, et il n'y pas à craindre qu'il ait dans les idées assez peu d'ordre, ou dans l'esprit assez peu de goût pour entremêler sans nécessité des acceptions disparates. Mais il y aurait aussi de l'injustice à l'accuser d'une bizarrerie qui ne serait que la suite nécessaire de la diversité des matières, des imperfections de la langue, et de l'abus des métaphores, qui transporte un même mot de la boutique d'un artisan sur les bancs de la Sorbonne, et qui rassemble les choses les plus hétérogènes sous une commune dénomination.
Mais quel que soit l'objet dont on traite, il faut exposer le genre auquel il appartient ; sa différence spécifique, ou la qualité qui le distingue, s'il y en a une ; ou plutôt l'assemblage de celles qui le constituent, (car il résulte de cet assemblage une différence nécessaire, sans quoi deux ou plusieurs êtres physiques étant absolument les mêmes au jugement de tous nos sens, nous ne les distinguerions pas) ; ses causes, quand on les connait ; ce qu'on sait de ses effets ; ses qualités actives et passives ; son objet ; sa fin ; ses usages ; les singularités qu'on y remarque ; sa génération ; son accroissement ; ses vicissitudes ; ses dimensions ; son dépérissement, etc. d'où il s'ensuit qu'un même objet considéré sous tant de faces doit souvent appartenir à plusieurs sciences, et qu'un mot pris sous une seule acception fournira plusieurs articles différents. S'il s'agit, par exemple, de quelque substance minérale, c'est communément le grammairien ou le naturaliste qui s'en empare le premier ; il la transmet au physicien ; celui-ci au chimiste ; le chimiste au pharmacien ; le pharmacien au médecin, au cuisinier, au peintre, au teinturier, etc.
D'où nait un cinquième ordre qui sera d'autant plus facîle à instituer, que les collègues se seront renfermés plus rigoureusement dans les bornes de leurs parties, et qu'ils auront bien saisi le point de vue sous lequel ils avaient à considérer la chose individuelle dont il s'agit. Une énumération méthodique et raisonnée des qualités déterminera ce cinquième et dernier ordre, qui sera aussi susceptible d'une grande variété. La suite des procédés par lesquels on fait passer une substance, selon l'usage auquel on la destine, suggérera la place que chaque notion doit occuper. Au reste, je pense qu'il faut laisser les collègues s'expliquer séparément. Le travail des éditeurs serait infini, s'ils avaient à fondre tous leurs articles en un seul ; il convient d'ailleurs de réserver à chacun l'honneur de son travail, et au lecteur la commodité de ne consulter que l'endroit d'un article dont il a besoin.
J'exige seulement de la méthode, quelle qu'elle sait. Je ne voudrais pas qu'il y eut un seul article capital, sans division et sans sous-division. C'est l'ordre qui soulage la mémoire. Mais il est difficîle qu'un auteur prenne cette attention pour le lecteur, qu'elle ne tourne à son propre avantage. Ce n'est qu'en méditant profondément sa matière qu'on trouve une distribution générale. C'est presque toujours la dernière idée importante qu'on rencontre. C'est une pensée unique qui se développe, qui s'étend et qui se ramifie, en se nourrissant de toutes les autres qui s'en rapprochent comme d'elles-mêmes. Celles qui se refusent à cette espèce d'attraction, ou sont trop éloignées de sa sphère, ou elles ont quelqu'autre défaut plus considérable ; et dans l'un et l'autre cas, il est à propos de les rejetter. D'ailleurs un dictionnaire est fait pour être consulté ; et le point essentiel, c'est que le lecteur remporte nettement dans sa mémoire le résultat de sa lecture. Une marche à laquelle il faudrait s'assujettir quelquefois, parce qu'elle représente assez bien la méthode d'invention, c'est de partir des phénomènes individuels et particuliers, pour s'élever à des connaissances plus étendues et moins spécifiques ; de celles-ci à de plus générales encore, jusqu'à-ce qu'on arrivât à la science des axiomes, ou de ces propositions que leur simplicité, leur universalité, leur évidence, rendent indémontrables. Car en quelque matière que ce sait, on n'a parcouru tout l'espace qu'on avait à parcourir, que quand on est arrivé à un principe qu'on ne peut ni prouver, ni définir, ni éclaircir, ni obscurcir, ni nier, sans perdre une partie du jour dont on était éclairé, et faire un pas vers des ténèbres qui finiraient par devenir très-profondes, si on ne mettait aucune borne à l'argumentation.
Si je pense qu'il y a un point au-delà duquel il est dangereux de porter l'argumentation, je pense aussi qu'il ne faut s'arrêter, que quand on est bien sur de l'avoir atteint. Toute science, tout art a sa métaphysique. Cette partie est toujours abstraite, élevée et difficile. Cependant ce doit être la principale d'un dictionnaire philosophique ; et l'on peut dire que tant qu'il y reste à défricher, il y a des phénomènes inexplicables, et réciproquement. Alors l'homme de lettres, le savant et l'artiste marchent dans les ténèbres ; s'ils font quelques progrès, ils en sont redevables au hasard ; ils arrivent comme un voyageur égaré qui suit la bonne voie sans le savoir. Il est donc de la dernière importance de bien exposer la métaphysique des choses, ou leurs raisons premières et générales ; le reste en deviendra plus lumineux et plus assuré dans l'esprit. Tous ces prétendus mystères tant reprochés à quelques sciences, et tant allégués par d'autres pour pallier les leurs, discutés métaphysiquement, s'évanouissent comme les fantômes de la nuit à l'approche du jour. L'art éclairé dès le premier pas s'avancera surement, rapidement, et toujours par la voie la plus courte. Il faut donc s'attacher à donner les raisons des choses, quand il y en a ; à assigner les causes, quand on les connait ; à indiquer les effets, lorsqu'ils sont certains ; à résoudre les nœuds par une application directe des principes ; à démontrer les vérités ; à dévoiler les erreurs ; à décréditer adroitement les préjugés ; à apprendre aux hommes à douter et à attendre ; à dissiper l'ignorance ; à apprécier la valeur des connaissances humaines ; à distinguer le vrai du faux, le vrai du vraisemblable, le vraisemblable du merveilleux et de l'incroyable, les phénomènes communs des phénomènes extraordinaires, les faits certains des douteux, ceux-ci des faits absurdes et contraires à l'ordre de la nature ; à connaître le cours général des événements, et à prendre chaque chose pour ce qu'elle est, et par conséquent à inspirer le goût de la science, l'horreur du mensonge et du vice, et l'amour de la vertu ; car tout ce qui n'a pas le bonheur et la vertu pour fin dernière n'est rien.
Je ne peux souffrir qu'on s'appuie de l'autorité des auteurs dans les questions de raisonnement ; et qu'importe à la vérité que nous cherchons, le nom d'un homme qui n'est pas infaillible ? Point de Vers surtout ; ils ont l'air si faible et si mesquin au-travers d'une discussion philosophique. Il faut renvoyer ces ornements légers aux articles de littérature ; c'est-là que je peux les approuver, pourvu qu'ils y soient placés par le gout, qu'ils y servent d'exemple, et qu'ils fassent sortir avec force le défaut qu'on reprend, ou qu'ils donnent de l'éclat à la beauté qu'on recommande.
Dans les traités scientifiques, c'est l'enchainement des idées ou des phénomènes qui dirige la marche ; à mesure qu'on avance, la matière se développe, soit en se généralisant, soit en se particularisant, selon la méthode qu'on a préferée. Il en sera de même par rapport à la forme générale d'un article particulier d'Encyclopédie, avec cette différence que le dictionnaire ou la co-ordination des articles aura des avantages qu'on ne pourra guère se procurer dans un traité scientifique, qu'aux dépens de quelque qualité ; et de ces avantages, elle en sera redevable aux renvois, partie de l'ordre encyclopédique la plus importante.
Je distingue deux sortes de renvois : les uns de choses, et les autres de mots. Les renvois de choses éclaircissent l'objet, indiquent ses liaisons prochaines avec ceux qui le touchent immédiatement, et ses liaisons éloignées avec d'autres qu'on en croirait isolés ; rappellent les notions communes et les principes analogues ; fortifient les conséquences ; entrelacent la branche au tronc, et donnent au tout cette unité si favorable à l'établissement de la vérité et à la persuasion. Mais quand il le faudra, ils produiront aussi un effet tout contraire ; ils opposeront les notions ; ils feront contraster les principes ; ils attaqueront, ébranleront, renverseront secrètement quelques opinions ridicules qu'on n'oserait insulter ouvertement. Si l'auteur est impartial, ils auront toujours la double fonction de confirmer et de réfuter ; de troubler et de concilier.
Il y aurait un grand art et un avantage infini dans ces derniers renvois. L'ouvrage entier en recevrait une force interne et une utilité secrète, dont les effets sourds seraient nécessairement sensibles avec le temps. Toutes les fais, par exemple, qu'un préjugé national mériterait du respect, il faudrait à son article particulier l'exposer respectueusement, et avec tout son cortege de vraisemblance et de séduction ; mais renverser l'édifice de fange, dissiper un vain amas de poussière, en renvoyant aux articles où des principes solides servent de base aux vérités opposées. Cette manière de détromper les hommes opère très-promtement sur les bons esprits, et elle opère infailliblement et sans aucune fâcheuse conséquence, secrètement et sans éclat, sur tous les esprits. C'est l'art de déduire tacitement les conséquences les plus fortes. Si ces renvois de confirmation et de réfutation sont prévus de loin, et préparés avec adresse, ils donneront à une Encyclopédie le caractère que doit avoir un bon dictionnaire ; ce caractère est de changer la façon commune de penser. L'ouvrage qui produira ce grand effet général, aura des défauts d'exécution ; j'y consens. Mais le plan et le fond en seront excellents. L'ouvrage qui n'opérera rien de pareil, sera mauvais. Quelque bien qu'on en puisse dire d'ailleurs ; l'éloge passera, et l'ouvrage tombera dans l'oubli.
Les renvois de mots sont très-utiles. Chaque science, chaque art a sa langue. Où en serait-on, si toutes les fois qu'on emploie un terme d'art, il fallait en faveur de la clarté, en répéter la définition ? Combien de redites ? et peut-on douter que tant de digressions et de parenthèses, tant de longueurs ne rendissent obscur. Il est aussi commun d'être diffus et obscur, qu'obscur et serré ; et si l'un est quelquefois fatiguant, l'autre est toujours ennuyeux. Il faut seulement, lorsqu'on fait usage de ces mots et qu'on ne les explique pas, avoir l'attention la plus scrupuleuse de renvoyer aux endroits où il en est question, et auxquels on ne serait conduit que par l'analogie, espèce de fil qui n'est pas entre les mains de tout le monde. Dans un Dictionnaire universel des Sciences et des Arts, on peut être contraint en plusieurs circonstances à supposer du jugement, de l'esprit, de la pénétration ; mais il n'y en a aucune où l'on ait dû supposer des connaissances. Qu'un homme peu intelligent se plaigne, s'il le veut, ou de l'ingratitude de la nature, ou de la difficulté de la matière, mais non de l'auteur, s'il ne lui manque rien pour entendre, ni du côté des choses ni du côté des mots.
Il y a une troisième sorte de renvois à laquelle il ne faut ni s'abandonner, ni se refuser entièrement ; ce sont ceux qui en rapprochant dans les sciences certains rapports, dans des substances naturelles des qualités analogues, dans les arts des manœuvres semblables, conduiraient, ou à de nouvelles vérités spéculatives, ou à la perfection des arts connus, ou à l'invention de nouveaux arts, ou à la restitution d'anciens arts perdus. Ces renvois sont l'ouvrage de l'homme de génie. Heureux celui qui est en état de les apercevoir. Il a cet esprit de combinaison, cet instinct que j'ai défini dans quelques-unes de mes pensées sur l'interprétation de la nature. Mais il vaut encore mieux risquer des conjectures chimériques, que d'en laisser perdre d'utiles. C'est ce qui m'enhardit à proposer celles qui suivent.
Ne pourrait-on pas soupçonner sur l'inclinaison et la déclinaison de l'aiguille aimantée, que son extrémité décrit d'un mouvement composé une petite ellipse semblable à celle que décrit l'extrémité de l'axe de la terre ?
Sur les cas très-rares où la nature nous offre des phénomènes solitaires qui soient permanens, tels que l'anneau de Saturne ; ne pourrait-on pas faire rentrer celui-ci dans la loi générale et commune, en considérant cet anneau, non comme un corps continu, mais comme un certain nombre de satellites mus dans un même plan, avec une vitesse capable de perpétuer sur nos yeux une sensation non-interrompue d'ombre ou de lumière ? C'est à mon collègue M. d'Alembert à apprécier ces conjectures.
Ou pour en venir à des objets plus voisins de nous, et d'une utilité plus certaine ; pourquoi n'exécuterait-on pas des figures de plantes, d'oiseaux, d'animaux et d'hommes, en un mot des tableaux, sur le métier des ouvriers en soie, où l'on exécute déjà des fleurs et des feuilles si parfaitement nuancées ?
Quelle impossibilité y aurait-t-il à remplir sur les mêmes métiers les fonds de ces tapisseries en laine qu'on fait à l'aiguille, et à ne laisser que les endroits du dessein à nuancer, vides et prêts à être achevés à la main, soit en laine, soit en soie ? ce qui donnerait pour la célérité de l'exécution de ces sortes d'ouvrages au métier, celle qu'on a dans la machine à bas pour la façon des mailles. J'invite les Artistes à méditer là-dessus.
Ne pourrait-on pas étendre le petit art d'imprimer en caractères percés, à l'impression ou à la copie de la Musique ? On aurait du papier réglé. Les portées de ce papier seraient aussi tracées sur les petites lames des caractères. A l'aide de ces traits et des jours mêmes des caractères, on les rangerait facilement sur les portées. Les barres qui séparent les mesures, celles qui lient les notes, et tous les autres signes de la Musique seraient au nombre des caractères. On donnerait aux lames des largeurs qui seraient entr'elles comme les valeurs des notes ; conséquemment les notes occuperaient sur une portée des espaces proportionnés à leurs valeurs, et les mesures se correspondraient rigoureusement les unes aux autres, sur différentes portées, sans la moindre attention de la part du musicien. Cela fait, on aurait un chassi qui contiendrait chaque portée, qu'on appliquerait successivement sur autant de papiers différents qu'on voudrait, ce qui donnerait autant de copies d'un même morceau. La seule peine qu'il faudrait prendre, ce serait de hausser et baisser avec un petit instrument les petites lames mobiles les unes entre les autres, dans les endroits où elles ne correspondraient pas aussi exactement qu'il le faut, soit aux lignes, soit aux entre-lignes. J'abandonne le jugement de cette idée à mon ami M. Rousseau.
Enfin une dernière sorte de renvoi qui peut être ou de mot, ou de chose, ce sont ceux que j'appellerais volontiers satyriques ou épigrammatiques ; tel est, par exemple, celui qui se trouve dans un de nos articles, où à la suite d'un éloge pompeux on lit, voyez CAPUCHON. Le mot burlesque capuchon, et ce qu'on trouve à l'article capuchon, pourrait faire soupçonner que l'éloge pompeux n'est qu'une ironie, et qu'il faut lire l'article avec précaution, et en peser exactement tous les termes.
Je ne voudrais pas supprimer entièrement ces renvois, parce qu'ils ont quelquefois leur utilité. On peut les diriger secrètement contre certains ridicules, comme les renvois philosophiques contre certains préjugés. C'est quelquefois un moyen délicat et léger de repousser une injure, sans presque se mettre sur la défensive, et d'arracher le masque à de graves personnages, qui curios simulant et bacchanalia vivunt. Mais je n'en aime pas la fréquence ; celui-même que j'ai cité ne me plait pas. De fréquentes allusions de cette nature couvriraient de ténèbres un ouvrage. La postérité qui ignore de petites circonstances qui ne méritaient pas de lui être transmises, ne sent plus la finesse de l'à-propos, et regarde ces mots qui nous égaient, comme des puérilités. Au lieu de composer un dictionnaire sérieux et philosophique, on tombe dans la pasquinade. Tout bien considéré, j'aimerais mieux qu'on dit la vérité sans détour, et que, si par malheur ou par hasard on avait à faire à des hommes perdus de réputation, sans connaissances, sans mœurs, et dont le nom fût presque devenu un terme déshonnête, on s'abstint de les nommer ou par pudeur, ou par charité, ou qu'on tombât sur eux sans ménagement, qu'on leur fit la honte la plus ignominieuse de leurs vices, qu'on les rappelât à leur état et à leurs devoirs par des traits sanglans, et qu'on les poursuivit avec l'amertume de Perse et le fiel de Juvénal ou de Buchanan.
Je sai qu'on dit des ouvrages où les auteurs se sont abandonnés à toute leur indignation : Cela est horrible ! On ne traite point les gens avec cette dureté-là ! Ce sont des injures grossières qui ne peuvent se lire, et autres semblables discours qu'on a tenus dans tous les temps et de tous les ouvrages où le ridicule et la méchanceté ont été peints avec le plus de force, et que nous lisons aujourd'hui avec le plus de plaisir. Expliquons cette contradiction de nos jugements. Au moment où ces redoutables productions furent publiées, tous les méchants alarmés craignirent pour eux : plus un homme était vicieux, plus il se plaignait hautement. Il objectait au satyrique, l'âge, le rang, la dignité de la personne, et une infinité de ces petites considérations passageres qui s'affoiblissent de jour en jour et qui disparaissent avant la fin du siècle. Crait-on qu'au temps où Juvénal abandonnait Messaline aux portefaix de Rome, et où Perse prenait un bas valet, et le transformait en un grave personnage, en un magistrat respectable, les gens de robe d'un côté, et toutes les femmes galantes de l'autre ne se récrièrent pas, ne dirent pas de ces traits qu'ils étaient d'une indécence horrible et punissable ? Si l'on n'en croit rien, on se trompe. Mais les circonstances momentanées s'oublient ; la postérité ne voit plus que la folie, le ridicule, le vice et la méchanceté, couverts d'ignominie, et elle s'en réjouit comme d'un acte de justice. Celui qui blâme le vice légèrement ne me parait pas assez ami de la vertu. On est d'autant plus indigné de l'injustice, qu'on est plus éloigné de la commettre ; et c'est une faiblesse repréhensible que celle qui nous empêche de montrer pour la méchanceté, la bassesse, l'envie, la duplicité, cette haine vigoureuse et profonde que tout honnête homme doit ressentir.
Quelle que soit la nature des renvois, on ne pourra trop les multiplier. Il vaudrait mieux qu'il y en eut de superflus que d'omis. Un des effets les plus immédiats, et des avantages les plus importants de la multiplicité des renvois, ce sera premièrement, de perfectionner la nomenclature. Un article essentiel a rapport à tant d'articles différents, qu'il serait comme impossible, que quelqu'un des travailleurs n'y eut pas renvoyé. D'où il s'ensuit qu'il ne peut être oublié ; car tel mot qui n'est qu'accessoire dans une matière, est le mot important dans une autre. Mais il en sera des choses ainsi que des mots. L'un fait mention d'un phénomène, et renvoye à l'article particulier de ce phénomène ; l'autre d'une qualité, et renvoye à l'article de la substance ; celui-ci d'un système, celui-là d'un procédé, et chacun fait son renvoi à l'endroit convenable, non sur ce qu'il contient, car il ne lui a point été communiqué, mais sur ce qu'il présume y devoir être contenu, pour éclaircir et complete r l'article qu'il travaille. Ainsi à tout moment la Grammaire renverra à la Dialectique, la Dialectique à la Métaphysique, la Métaphysique à la Théologie, la Théologie à la Jurisprudence, la Jurisprudence à l'Histoire, l'Histoire à la Géographie et à la Chronologie, la Chronologie à l'Astronomie, l'Astronomie à la Géométrie, la Géométrie à l'Algèbre, l'Algèbre à l'Arithmétique, etc. Une précaution de la dernière conséquence, c'est de n'avoir pas assez bonne opinion de son collègue pour croire qu'il n'aura rien omis. Il y a tant d'autres raisons que la mauvaise foi, soit pour passer un article, soit pour n'y pas traiter tout ce qui est de son objet, qu'on ne peut être trop scrupuleux à y renvoyer.
Ce sera secondement, d'éviter les répétitions. Toutes les Sciences empietent les unes sur les autres : ce sont des rameaux continus et partant d'un même tronc. Celui qui compose un ouvrage, n'entre pas dans son sujet d'une manière abrupte, ne s'y renferme pas en rigueur, n'en sort pas brusquement : il est contraint d'anticiper sur un terrain voisin du sien d'un côté ; ses conséquences le portent souvent dans un autre terrain contigu du côté opposé ; et combien d'autres excursions nécessaires dans le corps de l'ouvrage ? Quelle est la fin des avant-propos, des introductions, des préfaces, des exordes, des épisodes, des digressions, des conclusions ? Si l'on séparait scrupuleusement d'un livre, ce qui est hors du sujet qu'on y traite, on le réduirait presque toujours au quart de son volume. Que fait l'enchainement encyclopédique ? cette circonscription sevère. Il marque si exactement les limites d'une matière, qu'il ne reste dans un article, que ce qui lui est essentiel. Une seule idée neuve engendre des volumes sous la plume d'un écrivain ; ces volumes se réduisent à quelques lignes sous la plume d'un encyclopédiste. On y est asservi, sans s'en apercevoir, à ce que la méthode des Géomètres a de plus serré et de plus précis. On marche rapidement. Une page présente toujours autre chose que celle qui la devance ou la suit. Le besoin d'une proposition, d'un fait, d'un aphorisme, d'un phénomène, d'un système, n'exige qu'une citation en Encyclopédie, non plus qu'en Géométrie. Le géomètre renvoye d'un théorème ou d'un problème à un autre, et l'encyclopédiste d'un article à un autre. Et c'est ainsi que deux genres d'ouvrages, qui paraissent d'une nature très-différente, parviennent par un même moyen, à former un ensemble très-serré, très-lié, et très-continu. Ce que je dis est d'une telle exactitude, que la méthode selon laquelle les Mathématiques sont traitées dans notre Dictionnaire, est la même qu'on a suivie pour les autres matières. Il n'y a sous ce point de vue aucune différence entre un article d'Algèbre, et un article de Théologie.
Par le moyen de l'ordre encyclopédique, de l'universalité des connaissances et de la fréquence des renvois, les rapports augmentent, les liaisons se portent en tout sens, la force de la démonstration s'accrait, la nomenclature se complete , les connaissances se rapprochent et se fortifient ; on aperçoit ou la continuité, ou les vides de notre système, ses côtés faibles, ses endroits forts, et d'un coup-d'oeil quels sont les objets auxquels il importe de travailler pour sa propre gloire, et pour la plus grande utilité du genre humain. Si notre Dictionnaire est bon, combien il produira d'ouvrages meilleurs ?
Mais comment un éditeur vérifiera-t-il jamais ces renvois, s'il n'a pas tout son manuscrit sous les yeux ? Cette condition me parait d'une telle importance que je prononcerai de celui qui fait imprimer la première feuille d'une Encyclopédie, sans avoir prélu vingt fois sa copie, qu'il ne sent pas l'étendue de sa fonction ; qu'il est indigne de diriger une si haute entreprise ; ou qu'enchainé, comme nous l'avons été, par des événements qu'on ne peut prévoir, il s'est trouvé inopinément engagé dans ce labyrinthe, et contraint par honneur d'en sortir le moins mal qu'il pourrait.
Un éditeur ne donnera jamais au tout un certain degré de perfection, s'il n'en possède les parties que successivement. Il serait plus difficîle de juger ainsi de l'ensemble d'un dictionnaire universel, que de l'ordonnance générale d'un morceau d'architecture, dont on ne verrait les différents ordres que séparés, et les uns après les autres. Comment n'omettra-t-il pas des renvois ? Comment ne lui en échappera-t-il pas d'inutiles, de faux, de ridicules ? Un auteur renvoye en preuve, du moins c'est son dessein, et il se trouve qu'il a renvoyé en objection. L'article qu'un autre aura cité, ou n'existera point du tout, ou ne renfermera rien d'analogue à la matière dont il s'agit. Un autre inconvénient, c'est qu'il ne manque quelque portion du manuscrit, que parce que l'auteur la compose à mesure que l'ouvrage s'imprime ; d'où il arrivera qu'abusant des renvois pour consulter son loisir, ou pour écouter sa paresse, la matière sera mal distribuée, les premiers volumes en seront vides, les derniers surchargés, et l'ordre naturel entièrement perverti. Mais il y a pis à craindre, c'est que ce travailleur, à la fin accablé sous une multitude prodigieuse d'articles renvoyés d'une lettre à une autre, ne les estropie, ou même ne les fasse point du tout, et ne les remette à une autre édition. Il balancera d'autant moins à prendre ce dernier parti, qu'alors la fortune de l'ouvrage sera faite, ou ne se fera point. Mais dans quel étrange embarras ne tombera-t-on pas, s'il arrive que le collègue, qui ne marche dans son travail qu'avec l'impression, meure ou soit surpris d'une longue maladie ! L'expérience nous a malheureusement appris à redouter ces événements, quoique le public ne s'en soit point encore aperçu.
Si l'éditeur a tout son manuscrit sous ses mains, il prendra une partie, il la suivra dans toutes ses ramifications. Ou elle contiendra tout ce qui est de son objet, ou elle sera incomplete ; si elle est incomplete , il est bien difficîle qu'il ne soit pas instruit des omissions, par les renvois qui se feront des autres parties à celle qu'il examine, comme les renvois de celle-ci à d'autres, lui indiqueront ce qui sera dans ces dernières, ou ce qu'il y faudra suppléer. Si un mot était tellement isolé, qu'il n'en fût mention dans aucune partie, soit en discours, soit en renvoi, j'ose assurer qu'il pourrait être omis presque sans conséquence. Mais pense-t-on qu'il y en ait beaucoup de cette nature, même parmi les choses individuelles et particulières ? il faudrait que celle dont il s'agit, n'eut aucune place remarquable dans les Sciences, aucune espèce utile, aucun usage dans les Arts. Le marronnier d'Inde, cet arbre si fécond en fruits inutiles, n'est pas même dans ce cas. Il n'y a rien d'existant dans la nature ou dans l'entendement, rien de pratiqué ou d'employé dans les ateliers, qui ne tienne par un grand nombre de fils au système général de la connaissance humaine. Si au contraire la chose omise était importante ; pour que l'omission n'en fût ni aperçue ni réparée, il faudrait supposer au moins une seconde omission, qui en entraînerait au moins une troisième, et ainsi de suite, jusqu'à un être solitaire, isolé, et placé sur les dernières limites du système. Il y aurait un ordre entier d'êtres ou de notions supprimé, ce qui est métaphysiquement impossible. S'il reste sur la ligne un de ces êtres, ou une de ces notions, on sera conduit de-là, tant en descendant qu'en montant, à la restitution d'une autre, et ainsi de suite, jusqu'à-ce que tout l'intervalle vide soit rempli, la chaîne complete , et l'ordre encyclopédique continu.
En détaillant ainsi comment une véritable Encyclopédie doit être faite, nous établissons des règles bien sévères, pour examiner et juger celle que nous publions. Quelqu'usage qu'on fasse de ces règles, ou pour ou contre nous, elles prouveront du moins que personne n'était plus en état que les auteurs de critiquer leur ouvrage. Reste à savoir si nos ennemis, après avoir donné jusqu'à présent d'assez fortes preuves d'ignorance, ne se résoudront pas à en donner de lâcheté, en nous attaquant avec des armes que nous n'aurons pas craint de leur mettre à la main.
La prélecture réitérée du manuscrit complet, obvierait à trois sortes de suppléments, de choses, de mots, et de renvois. Combien de termes, tantôt définis, tantôt seulement énoncés dans le courant d'un article, et qui rentreraient dans l'ordre alphabétique ? Combien de connaissances annoncées dans un endroit où on ne les chercherait pas inutilement ? Combien de principes qui restent isolés, et qu'on aurait rapprochés par un mot de réclame ? Les renvois sont dans un article, comme ces pierres d'attente qu'on voit inégalement séparées les unes des autres, et saillantes sur les extrémités verticales d'un long mur, ou sur la convexité d'une voute, et dont les intervalles annoncent ailleurs de pareils intervalles et de pareilles pierres d'attente.
J'insiste d'autant plus fortement sur la nécessité de posséder toute la copie, que les omissions sont, à mon avis, les plus grands défauts d'un dictionnaire. Il vaut encore mieux qu'un article soit mal fait, que de n'être point fait. Rien ne chagrine tant un lecteur, que de ne pas trouver le mot qu'il cherche. En voici un exemple frappant, que je rapporte d'autant plus librement, que je dois en partager le reproche. Un honnête homme achète un ouvrage auquel j'ai travaillé : il était tourmenté par des crampes, et il n'eut rien de plus pressé que de lire l'article crampe : il trouve ce mot, mais avec un renvoi à convulsion ; il recourt à convulsion, d'où il est renvoyé à muscle, d'où il est renvoyé à spasme, où il ne trouve rien sur la crampe. Voilà, je l'avoue, une faute bien ridicule ; et je ne doute point que nous ne l'ayons commise vingt fois dans l'Encyclopédie. Mais nous sommes en droit d'exiger un peu d'indulgence. L'ouvrage auquel nous travaillons, n'est point de notre choix : nous n'avons point ordonné les premiers matériaux qu'on nous a remis, et on nous les a, pour ainsi dire, jetés dans une confusion bien capable de rebuter quiconque aurait eu ou moins d'honnêteté, ou moins de courage. Nos collègues nous sont témoins des peines que nous avons prises et que nous prenons encore : personne ne sait comme eux, ce qu'il nous en a couté, et ce qu'il nous en coute, pour répandre sur l'ouvrage toute la perfection d'une première tentative ; et nous nous sommes proposés, sinon d'obvier, du moins de satisfaire aux reproches que nous aurons encourus, en relisant notre Dictionnaire, quand nous l'aurons achevé, dans le dessein de complete r la nomenclature, la matière, et les renvois.
Il n'y a rien de minutieux dans l'exécution d'un grand ouvrage : la négligence la plus légère a des suites importantes : le manuscrit m'en fournit un exemple : rempli de noms personnels, de termes d'arts, de caractères, de chiffres, de lettres, de citations, de renvois, etc. l'édition fourmillera de fautes, s'il n'est pas de la dernière exactitude. Je voudrais donc qu'on invitât les Encyclopédistes, à écrire en lettres majuscules, les mots sur lesquels il serait facîle de se méprendre. On éviterait par ce moyen, presque toutes les fautes d'impression ; les articles seraient corrects, les auteurs n'auraient point à se plaindre, et le lecteur ne serait jamais perplexe. Quoique nous n'ayons pas eu l'avantage de posséder un manuscrit tel que nous l'aurions pu désirer, cependant il y a peu d'ouvrages imprimés avec plus d'exactitude et plus d'élégance que le nôtre. Les soins et l'habileté du Typographe l'ont emporté sur le désordre et les imperfections de la copie ; et nous n'offenserons aucun de nos collègues, en assurant que dans le grand nombre de ceux qui ont eu quelque part à l'Encyclopédie, il n'y a personne qui ait mieux satisfait à ses engagements, que l'Imprimeur. Sous cet aspect, qui a frappé et qui frappera dans tous les temps les gens de goût et les bibliomanes, les éditions subséquentes égaleront difficilement la première.
Nous croyons sentir tous les avantages d'une entreprise telle que celle dont nous nous occupons. Nous croyons n'avoir eu que trop d'occasions de connaître combien il était difficîle de sortir avec quelque succès d'une première tentative, et combien les talents d'un seul homme, quel qu'il fût, étaient au-dessous de ce projet. Nous avions là-dessus, longtemps avant que d'avoir commencé, une partie des lumières et toute la défiance qu'une longue méditation pouvait inspirer. L'expérience n'a point affoibli ces dispositions. Nous avons vu, à mesure que nous travaillions, la matière s'étendre, la nomenclature s'obscurcir, des substances ramenées sous une multitude de noms différents, les instruments, les machines et les manœuvres se multiplier sans mesure, et les détours nombreux d'un labyrinthe inextricable se compliquer de plus en plus. Nous avons Ve combien il en coutait pour s'assurer que les mêmes choses étaient les mêmes, et combien, pour s'assurer que d'autres qui paraissaient très-différentes, n'étaient pas différentes. Nous avons Ve que cette forme alphabetique, qui nous ménageait à chaque instant des repos, qui répandait tant de variété dans le travail, et qui sous ces points de vue, paraissait si avantageuse à suivre dans un long ouvrage, avait ses difficultés qu'il fallait surmonter à chaque instant. Nous avons Ve qu'elle exposait à donner aux articles capitaux, une étendue immense, si l'on y faisait entrer tout ce qu'on pouvait assez naturellement espérer d'y trouver ; ou à les rendre secs et appauvris, si, à l'aide des renvois, on les élaguait, et si l'on en excluait beaucoup d'objets qu'il n'était pas impossible d'en séparer. Nous avons Ve combien il était important et difficîle de garder un juste milieu. Nous avons Ve combien il échappait de choses inexactes et fausses ; combien on en omettait de vraies. Nous avons Ve qu'il n'y avait qu'un travail de plusieurs siècles, qui put introduire entre tant de matériaux rassemblés, la forme véritable qui leur convenait ; donner à chaque partie son étendue ; réduire chaque article à une juste longueur ; supprimer ce qu'il y a de mauvais ; suppléer ce qui manque de bon, et finir un ouvrage qui remplit le dessein qu'on avait formé quand on l'entreprit. Mais nous avons Ve que de toutes les difficultés, une des plus considérables, c'était de le produire une fais, quelqu'informe qu'il fût, et qu'on ne nous ravirait pas l'honneur d'avoir surmonté cet obstacle. Nous avons Ve que l'Encyclopédie ne pouvait être que la tentative d'un siécle philosophe ; que ce siècle était arrivé ; que la renommée, en portant à l'immortalité les noms de ceux qui l'acheveraient, peut-être ne dédaignerait pas de se charger des nôtres ; et nous nous sommes sentis ranimés par cette idée si consolante et si douce, qu'on s'entretiendrait aussi de nous, lorsque nous ne serions plus ; par ce murmure si voluptueux, qui nous faisait entendre dans la bouche de quelques-uns de nos contemporains, ce que diraient de nous des hommes à l'instruction et au bonheur desquels nous nous immolions, que nous estimions et que nous aimions, quoiqu'ils ne fussent pas encore. Nous avons senti se développer en nous ce germe d'émulation, qui envie au trépas la meilleure partie de nous-mêmes, et ravit au néant les seuls moments de notre existance dont nous soyons réellement flattés. En effet, l'homme se montre à ses contemporains et se voit tel qu'il est, composé bizarre de qualités sublimes et de faiblesses honteuses. Mais les faiblesses suivent la dépouille mortelle dans le tombeau, et disparaissent avec elle ; la même terre les couvre : il ne reste que les qualités éternisées dans les monuments qu'il s'est élevés à lui-même, ou qu'il doit à la vénération et à la reconnaissance publiques ; honneurs dont la conscience de son propre mérite lui donne une jouissance anticipée ; jouissance aussi pure, aussi forte, aussi réelle qu'aucune autre jouissance, et dans laquelle il ne peut y avoir d'imaginaire, que les titres sur lesquels on fonde ses prétentions. Les nôtres sont déposés dans cet ouvrage ; la postérité les jugera.
J'ai dit qu'il n'appartenait qu'à un siècle philosophe, de tenter une Encyclopédie ; et je l'ai dit, parce que cet ouvrage demande par-tout plus de hardiesse dans l'esprit, qu'on n'en a communément dans les siècles pusillanimes du gout. Il faut tout examiner, tout remuer sans exception et sans ménagement : oser voir, ainsi que nous commençons à nous en convaincre, qu'il en est presque des genres de littérature, ainsi que de la compilation générale des lais, et de la première formation des villes ; que c'est à un hasard singulier, à une circonstance bizarre, quelquefois à un essor du génie, qu'ils ont dû leur naissance ; que ceux qui sont venus après les premiers inventeurs, n'ont été, pour la plupart, que leurs esclaves ; que des productions qu'on devait regarder comme le premier degré, prises aveuglément pour le dernier terme, au lieu d'avancer un art à sa perfection, n'ont servi qu'à le retarder, en réduisant les autres hommes à la condition servîle d'imitateurs ; qu'aussi-tôt qu'un nom fut donné à une composition d'un caractère particulier, il fallut modèler rigoureusement sur cette esquisse, toutes celles qui se firent ; que s'il parut de temps en temps un homme d'un génie hardi et original, qui, fatigué du joug reçu, osa le secouer, s'éloigner de la route commune, et enfanter quelqu'ouvrage auquel le nom donné et les lois prescrites ne furent point exactement applicables, il tomba dans l'oubli, et y resta très-longtemps. Il faut fouler aux pieds toutes ces vieilles puérilités ; renverser les barrières que la raison n'aura point posées ; rendre aux Sciences et aux Arts une liberté qui leur est si précieuse, et dire aux admirateurs de l'antiquité, appelez le Marchand de Londres, comme il vous plaira, pourvu que vous conveniez que cette pièce étincelle de beautés sublimes. Il fallait un temps raisonneur, où l'on ne cherchât plus les règles dans les auteurs, mais dans la nature, et où l'on sentit le faux et le vrai de tant de poétiques arbitraires : je prends le terme de poétique dans son acception la plus générale, pour un système de règles données, selon lesquelles, en quelque genre que ce sait, on prétend qu'il faut travailler pour réussir.
Mais ce siècle s'est fait attendre si longtemps, que j'ai pensé quelquefois qu'il serait heureux pour un peuple, qu'il ne se rencontrât point chez lui un homme extraordinaire, sous lequel un art naissant fit ses premiers progrès trop grands et trop rapides, et qui en interrompit le mouvement insensible et naturel. Les ouvrages de cet homme seront nécessairement des composés monstrueux, parce que le génie et le bon goût sont deux qualités très-différentes. La nature donne l'un en un moment : l'autre est le produit des siècles. Ces monstres deviendront des modèles nationaux ; ils décideront le goût d'un peuple. Les bons esprits qui succéderont, trouveront en leur faveur une prévention qu'ils n'oseront heurter ; et la notion du Beau s'obscurcira, comme il arriverait à celle du Bien de s'obscurcir chez des barbares qui auraient pris une vénération excessive pour quelque chef d'un caractère équivoque, qui se serait rendu recommandable par des services importants et des vices heureux. Dans le moral, il n'y a que Dieu qui doive servir de modèle à l'homme ; dans les Arts, que la nature. Si les Sciences et les Arts s'avancent par des degrés insensibles, un homme ne différera pas assez d'un autre pour lui en imposer, fonder un genre adopté, et donner un goût à la nation ; conséquemment la nature et la raison conserveront leurs droits. Elles les avaient perdus ; elles sont sur le point de les recouvrer ; et l'on Ve voir combien il nous importait de connaître et de saisir ce moment.
Tandis que les siècles s'écoulent, la masse des ouvrages s'accrait sans cesse, et l'on prévait un moment où il serait presqu'aussi difficîle de s'instruire dans une bibliothèque, que dans l'univers, et presqu'aussi court de chercher une vérité subsistante dans la nature, qu'égarée dans une multitude immense de volumes ; il faudrait alors se livrer, par nécessité, à un travail qu'on aurait négligé d'entreprendre, parce qu'on n'en aurait pas senti le besoin.
Si l'on se représente la face de la Littérature dans les temps où l'impression n'était pas encore, on verra un petit nombre d'hommes de génies occupés à composer, et un peuple innombrable de manouvriers occupés à transcrire. Si l'on anticipe sur les siècles à venir, et qu'on se représente la face de la Littérature, lorsque l'impression, qui ne se repose point, aura rempli de volumes d'immenses bâtiments ; on la trouvera partagée derechef en deux classes d'hommes. Les uns liront peu et s'abandonneront à des recherches qui seront nouvelles ou qu'ils prendront pour telles, (car si nous ignorons déjà une partie de ce qui est contenu dans tant de volumes publiés en toutes sortes de langues, nous saurons bien moins encore ce que renfermeront ces volumes augmentés d'un nombre d'autres cent fais, mille fois plus grand) ; les autres, manouvriers incapables de rien produire, s'occuperont à feuilleter jour et nuit ces volumes, et à en séparer ce qu'ils jugeront digne d'être recueilli et conservé. Cette prédiction ne commence-t-elle pas à s'accomplir ? et plusieurs de nos littérateurs ne sont-ils pas déjà employés à réduire tous nos grands livres à de petits, où l'on trouve encore beaucoup de superflu ? Supposons maintenant leurs analyses bien faites, et distribuées sous la forme alphabetique en un nombre de volumes ordonnés par des hommes intelligens, et l'on aura les matériaux d'une Encyclopédie.
Nous avons donc entrepris aujourd'hui pour le bien des Lettres, et par intérêt pour le genre humain, un Ouvrage auquel nos neveux auraient été forcés de se livrer, mais dans des circonstances beaucoup moins favorables ; lorsque la surabondance des livres leur en aurait rendu l'exécution très-pénible.
Qu'il me soit permis, avant que d'entrer plus avant dans l'examen de la matière encyclopédique, de jeter un coup d'oeil sur ces auteurs qui occupent déjà tant de rayons dans nos bibliothèques, qui gagnent du terrain tous les jours, et qui dans un siècle ou deux rempliront seuls des édifices. C'est, ce me semble, une idée bien mortifiante pour ces volumineux écrivains, que de tant de papiers qu'ils ont couverts d'écriture, il n'y aura pas une ligne à extraire pour le dictionnaire universel de la connaissance humaine. S'ils ne se soutiennent par l'excellence du coloris, qualité particulière aux hommes de génie, je demande ce qu'ils deviendront.
Mais il est naturel que ces réflexions qui nous échappent sur le sort de tant d'autres, nous fassent rentrer en nous-mêmes, et considérer le sort qui nous attend. J'examine notre travail sans partialité ; je vois qu'il n'y a peut-être aucune sorte de faute que nous n'ayons commise, et je suis forcé d'avouer que d'une Encyclopédie telle que la nôtre, il en entrerait à peine les deux tiers dans une véritable Encyclopédie. C'est beaucoup, surtout si l'on convient qu'en jetant les premiers fondements d'un pareil ouvrage, l'on a été forcé de prendre pour base un mauvais auteur, quel qu'il fût, Chambers, Alstedius, ou un autre. Il n'y a presqu'aucun de nos collègues qu'on eut déterminé à travailler, si on lui eut proposé de composer à neuf toute sa partie ; tous auraient été effrayés, et l'Encyclopédie ne se serait point faite. Mais en présentant à chacun un rouleau de papiers, qu'il ne s'agissait que de revoir, corriger, augmenter ; le travail de création, qui est toujours celui qu'on redoute, disparaissait, et l'on se laissait engager par la considération la plus chimérique. Car ces lambeaux décousus se sont trouvés si incomplets, si mal composés, si mal traduits, si pleins d'omissions, d'erreurs, et d'inexactitudes, si contraires aux idées de nos collègues, que la plupart les ont rejetés. Que n'ont-ils eu tous le même courage ? Le seul avantage qu'en aient retiré les premiers, c'est de connaître d'un coup d'oeil la nomenclature de leur partie, qu'ils auraient pu trouver du moins aussi complete dans des tables de différents ouvrages, ou dans quelque dictionnaire de langue.
Ce frivole avantage a couté bien cher. Que de temps perdu à traduire de mauvaises choses ? que de dépenses pour se procurer un plagiat continuel ? combien de fautes et de reproches qu'on se serait épargnés avec une simple nomenclature ? Mais eut-elle suffi pour déterminer nos collègues ? D'ailleurs cette partie même ne pouvait guère se perfectionner que par l'exécution. A mesure qu'on exécute un morceau, la nomenclature se développe, les termes à définir se présentent en foule ; il vient une infinité d'idées à renvoyer sous différents chefs ; ce qu'on ne fait pas est du moins indiqué par un renvoi, comme étant du partage d'un autre : en un mot, ce que chacun fournit et se demande réciproquement, voilà la source d'où découlent les mots.
D'où l'on voit 1°. qu'on ne pouvait, à une première édition, employer un trop grand nombre de collègues ; mais que si notre travail n'est pas tout à fait inutile, un petit nombre d'hommes bien choisis suffirait à l'exécution d'une seconde. Il faudrait les préposer à différents travailleurs subalternes, auxquels ils feraient honneur des secours qu'ils en auraient reçus, mais dont ils seraient obligés d'adopter l'ouvrage, afin qu'ils ne pussent se dispenser d'y mettre la dernière main ; que leur propre réputation se trouvât engagée, et qu'on put les accuser directement ou de négligence ou d'incapacité. Un travailleur qui ose demander que son nom ne soit point mis à la fin d'un de ses articles, avoue qu'il le trouve mal fait, ou du moins indigne de lui. Je crois que, selon ce nouvel arrangement, il ne serait pas impossible qu'un seul homme se chargeât de l'Anatomie, de la Médecine, de la Chirurgie, de la Matière médicale, et d'une portion de la Pharmacie ; un autre de la Chimie, de la partie restante de la Pharmacie, et de ce qu'il y a de chimique dans des Arts, tels que la Métallurgie, la Teinture, une partie de l'Orfèvrerie, une partie de la Chauderonnerie, de la Plomberie, de la préparation des couleurs de toute espèce, métalliques ou autres, etc. Un seul homme bien instruit de quelque art en fer, embrasserait les métiers de Cloutier, de Coutelier, de Serrurier, de Taillandier, etc. Un autre versé dans la Bijouterie se chargerait des arts du Bijoutier, du Diamantaire, du Lapidaire, du Metteur en œuvre. Je donnerais toujours la préférence à un homme qui aurait écrit avec succès sur la matière dont il se chargerait. Quant à celui qui préparerait actuellement un ouvrage sur cette matière, je ne l'accepterais pour collègue que s'il était déjà mon ami, que l'honnêteté de son caractère me fût bien connue, et que je ne pusse, sans lui faire l'injure la plus grande, le soupçonner d'un dessein secret de sacrifier notre ouvrage au sien.
2°. Que la première édition d'une Encyclopédie, ne peut être qu'une compilation très-informe et très-incomplete .
Mais, dira-t-on, comment avec tous ces défauts vous est-il arrivé d'obtenir un succès qu'aucune production aussi considérable n'a jamais eu ? A cela je répons, que notre Encyclopédie a presque sur tout autre ouvrage, je ne dis pas de la même étendue, mais quel qu'il sait, composé par une société ou par un seul homme, l'avantage de contenir une infinité de choses nouvelles, et qu'on chercherait inutilement ailleurs. C'est la suite naturelle de l'heureux choix de ceux qui s'y sont consacrés.
Il ne s'est point encore fait, et il ne se fera de longtemps une collection aussi considérable et aussi belle de machines. Nous avons environ mille planches. On est bien déterminé à ne rien épargner sur la gravure. Malgré le nombre prodigieux de figures qui les remplissent, nous avons eu l'attention de n'en admettre presqu'aucune qui ne représentât une machine subsistante et travaillant dans la société. Qu'on compare nos volumes avec le recueil si vanté de Ramelli, le théâtre des machines de Lupold, ou même les volumes des machines approuvées par l'académie des Sciences, et l'on jugera si de tous ces volumes fondus ensemble, il était possible d'en tirer vingt planches dignes d'entrer dans une collection, telle que nous avons eu le courage de la concevoir et le bonheur de l'exécuter. Il n'y a rien ici ni de superflu, ni de suranné, ni d'idéal : tout y est en action et vivant. Mais indépendamment de ce mérite, et quelque différence qu'il puisse et qu'il doive nécessairement y avoir entre cette première édition et les suivantes, n'est-ce rien que d'avoir débuté ? Entre une infinité de difficultés qui se présenteront d'elles-mêmes à l'esprit, qu'on pese seulement celle d'avoir rassemblé un assez grand nombre de collègues, qui, sans se connaître, semblent tous concourir d'amitié à la production d'un ouvrage commun. Des gens de Lettres ont fait pour leurs semblables et leurs égaux, ce qu'on n'eut point obtenu d'eux par aucune autre considération. C'est là le motif auquel nous devons nos premiers collègues ; et c'est à la même cause que nous devons ceux que nous nous associons tous les jours. Il règne entr'eux tous une émulation, des égards, une concorde qu'on aurait peine à imaginer. On ne s'en tient pas à fournir les secours qu'on a promis, on se fait encore des sacrifices mutuels, chose bien plus difficîle ! De-là tant d'articles qui partent de mains étrangères, sans qu'aucun de ceux qui s'étaient chargés des sciences auxquelles ils appartenaient en aient jamais été offensés. C'est qu'il ne s'agit point ici d'un intérêt particulier ; c'est qu'il ne règne entre nous aucune petite jalousie personnelle, et que la perfection de l'ouvrage et l'utilité du genre humain, ont fait naître le sentiment général dont on est animé.
Nous avons joui d'un avantage rare et précieux, qu'il ne faudrait pas négliger dans le projet d'une seconde édition. Les hommes de Lettres de la plus grande réputation, les Artistes de la première force, n'ont pas dédaigné de nous envoyer quelques morceaux dans leur genre. Nous devons Eloquence, Elégance, Esprit, etc. à M. de Voltaire. M. de Montesquieu nous a laissé en mourant des fragments sur l'article Gout ; M. de la Tour nous a promis ses idées sur la Peinture ; M. Cochin fils ne nous refuserait pas l'article Gravure, si ses occupations lui laissaient le temps d'écrire.
Il ne serait pas inutîle d'établir des correspondances dans les lieux principaux du monde lettré, et je ne doute point qu'on n'y réussit. On s'instruira des usages, des coutumes, des productions, des travaux, des machines, etc. si on ne néglige personne, et si l'on a pour tous, ce degré de considération que l'on doit à l'homme désintéressé qui veut se rendre utile.
Ce serait un oubli inexcusable, que de ne se pas procurer la grande Encyclopédie allemande, le recueil des règlements sur les Arts et Métiers de Londres et des autres pays ; les ouvrages appelés en anglais the mysteries, le fameux règlement des Piémontais sur leurs manufactures, des registres des douannes, plusieurs inventaires de maisons de grands seigneurs et de bourgeois ; tous les traités sur les Arts en général et en particulier, les règlements du Commerce, les statuts des Communautés, tous les recueils des Académies, surtout la collection académique dont le discours préliminaire et les premiers volumes viennent de paraitre. Cet ouvrage ne peut manquer d'être excellent, à en juger par les sources où l'on se propose de puiser, et par l'étendue des connaissances, la fécondité des idées, et la fermeté de jugement et de goût de l'homme qui dirige cette grande entreprise. Le plus grand bonheur qui put arriver à ceux qui nous succéderont un jour dans l'Encyclopédie, et qui se chargeront des éditions suivantes, c'est que le dictionnaire de l'Académie française, tel que je le conçais, et qu'il est conçu par les meilleurs esprits de cette illustre compagnie, ait été publié, que l'histoire naturelle ait paru toute entière, et que la collection académique soit achevée. Combien de travaux épargnés !
Entre les livres dont il est encore essentiel de se pourvoir, il faut compter les catalogues des grandes bibliothèques ; c'est-là qu'on apprend à connaître les sources où l'on doit puiser : il serait même à souhaiter que l'éditeur fût en correspondance avec les bibliothécaires. S'il est nécessaire de consulter les bons ouvrages, il n'est pas inutîle de parcourir les mauvais. Un bon livre fournit un ou plusieurs articles excellents ; un mauvais livre aide à faire mieux. Votre tâche est remplie dans celui-ci, l'autre l'abrège. D'ailleurs, faute d'une grande connaissance de la Bibliographie, on est exposé sans-cesse à composer médiocrement, avec beaucoup de peine, de temps, et de dépense, ce que d'autres ont supérieurement exécuté. On se tourmente pour découvrir des choses connues. Observons qu'excepté la matière des Arts, il n'y a proprement du ressort d'un dictionnaire que ce qui est déjà publié, et que par conséquent il est d'autant plus à souhaiter que chacun connaisse les grands livres composés dans sa partie, et que l'éditeur soit muni des catalogues les plus complets et les plus étendus.
La citation exacte des sources serait d'une grande utilité : il faudrait s'en imposer la loi. Ce serait rendre un service important à ceux qui se destinent à l'étude particulière d'une science ou d'un art, que de leur donner la connaissance des bons auteurs, des meilleures éditions, et de l'ordre qu'ils doivent suivre dans leurs lectures. L'Encyclopédie s'en est quelquefois acquitté, elle aurait dû n'y manquer jamais.
Il faut analyser scrupuleusement et fidèlement tout ouvrage auquel le temps a assuré une réputation constante. Je dis le temps, parce qu'il y a bien de la différence entre une Encyclopédie et une collection de journaux. Une Encyclopédie est une exposition rapide et désintéressée des découvertes des hommes dans tous les lieux, dans tous les genres, et dans tous les siècles, sans aucun jugement des personnes ; au lieu que les journaux ne sont qu'une histoire momentanée des ouvrages et des auteurs. On y rend compte indistinctement des efforts heureux et malheureux, c'est-à-dire que pour un feuillet qui mérite de l'attention, on traite au long d'une infinité de volumes qui tombent dans l'oubli avant que le dernier journal de l'année ait paru. Combien ces ouvrages périodiques seraient abrégés, si on laissait seulement un an d'intervalle entre la publication d'un livre, et le compte qu'on en rendrait ou qu'on n'en rendrait pas : tel ouvrage dont on a parlé fort au long dans le journal, n'y serait pas même nommé. Mais que devient l'extrait quand le livre est oublié ? Un dictionnaire universel et raisonné est destiné à l'instruction générale et permanente de l'espèce humaine ; les écrits périodiques, à la satisfaction momentanée de la curiosité de quelques aisifs. Ils sont peu lu des gens de lettres.
Il faut particulièrement extraire des auteurs les systèmes, les idées singulières, les observations, les expériences, les vues, les maximes, et les faits.
Mais il y a des ouvrages si importants, si bien médités, si précis, en petit nombre à la vérité, qu'une Encyclopédie doit les engloutir en entier. Ce sont ceux où l'objet général est traité d'une manière méthodique et profonde, tels que l'essai sur l'entendement humain, quoique trop diffus ; les considérations sur les mœurs, quoique trop serrées ; les institutions astronomiques, bien qu'elles ne soient pas assez élémentaires, etc.
Il faut distribuer les observations, les faits, les expériences, etc. aux endroits qui leur sont propres.
Il faut savoir dépecer artistement un ouvrage, en ménager les distributions, en présenter le plan, en faire une analyse qui forme le corps d'un article, dont les renvois indiqueront le reste de l'objet. Il ne s'agit pas de briser les jointures, mais de les relâcher ; de rompre les parties, mais de les desassembler et d'en conserver scrupuleusement ce que les Artistes appellent les repères.
Il importe quelquefois de faire mention des choses absurdes ; mais il faut que ce soit légèrement et en passant, seulement pour l'histoire de l'esprit humain, qui se dévoîle mieux dans certains travers singuliers, que dans l'action la plus raisonnable. Ces travers sont pour le moraliste, ce qu'est la dissection d'un monstre pour l'historien de la Nature : elle lui sert plus que l'étude de cent individus qui se ressemblent. Il y a des mots qui peignent plus fortement et plus complete ment que tout un discours. Un homme à qui on ne pouvait reprocher aucune mauvaise action, disait un mal infini de la nature humaine. Quelqu'un lui demanda : mais où avez-vous Ve l'homme si hideux ? en moi, répondit-il. Voilà un méchant qui n'avait jamais fait de mal ; puisse-t-il mourir bien-tôt ! Un autre disait d'un ancien ami : un tel est un très-honnête-homme ; il est pauvre, mais cela ne m'empêche pas d'en faire un cas singulier ; il y a quarante ans que je suis son ami, et il ne m'a jamais demandé un sou. Ah ! Moliere, où étiez-vous ? ce trait ne vous eut pas échappé, et votre Avare n'en offrirait aucun ni plus vrai ni plus énergique.
Comme il est au moins aussi important de rendre les hommes meilleurs, que de les rendre moins ignorants, je ne serais pas fâché qu'on recueillit tous les traits frappans des vertus morales. Il faudrait qu'ils fussent bien constatés : on les distribuerait chacun à leurs articles qu'ils vivifieraient. Pourquoi serait-on si attentif à conserver l'histoire des pensées des hommes, et négligerait-on l'histoire de leurs actions ? celle-ci n'est-elle pas la plus utîle ? n'est-ce pas celle qui fait le plus d'honneur au genre humain ? Je ne veux pas qu'on rappelle les mauvaises actions ; il serait à souhaiter qu'elles n'eussent jamais été. L'homme n'a pas besoin de mauvais exemples, ni la nature humaine d'être plus décriée. Il ne faudrait faire mention des actions déshonnêtes, que quand elles auraient été suivies, non de la perte de la vie et des biens, qui ne sont que trop souvent les suites funestes de la pratique de la vertu, mais que quand elles auraient rendu le méchant malheureux et méprisé au milieu des récompenses les plus éclatantes de ses forfaits. Les traits qu'il faudrait surtout recueillir, ce serait ceux où le caractère de l'honnêteté est joint à celui d'une grande pénétration, ou d'une fermeté héroïque. Le trait de M. Pelisson ne serait surement pas oublié. Il se porte accusateur de son maître et de son bienfaiteur : on le conduit à la bastille : on le confronte avec son accusé, qu'il charge de quelque malversation chimérique. L'accusé lui en demande la preuve. La preuve, lui répond Pelisson ? hé Monsieur, elle ne se peut tirer que de vos papiers, et vous savez-bien qu'ils sont tous brulés : en effet ils l'étaient. Pelisson les avait brulés lui-même, mais il fallait en instruire le prisonnier ; et il ne balança pas de recourir à un expédient, sur à la vérité, puisque tout le monde y fut trompé ; mais qui exposait sa liberté, peut-être sa vie, et qui, s'il eut été ignoré, comme il pouvait l'être, attachait à son nom une infamie éternelle, dont la honte pouvait réjaillir sur la république des lettres, où Pelisson occupait un rang distingué. M. Gobinot de Reims supporte pendant quarante ans l'indignation publique, qu'il encourait par une excessive parcimonie, dont il tirait les sommes immenses qu'il destinait à des monuments de la plus grande utilité. Associons-lui un prélat respectable par ses qualités apostoliques, ses dignités, sa naissance, la noble simplicité de ses mœurs, et la solidité de ses vertus. Dans une grande calamité, ce prélat, après avoir soulagé par d'abondantes distributions gratuites en argent et en grains, la partie de son troupeau qui laissait voir toute son indigence, songe à secourir celle qui cachait sa misere, en qui la honte étouffait la plainte, et qui n'en était que plus malheureuse, contre l'oppression de ces hommes de sang, dont l'âme nage dans la joie au milieu du gémissement général, et il fait porter sur la place des grains qu'on y distribua à un prix fort au-dessous de celui qu'ils avaient couté. L'esprit de parti qui abhorre tout acte vertueux qui n'est pas de quelqu'un des siens, traite sa charité de monopole, et un scélérat obscur inscrit cette atroce calomnie, parmi celles dont il remplit depuis si longtemps ses feuilles hebdomadaires. Cependant il survient de nouvelles calamités ; le zèle inaltérable de ce rare pasteur continue de s'exercer, et il se trouve enfin un honnête homme qui élève la voix, qui dit la vérité, qui rend hommage à la vertu, et qui s'écrie transporté d'admiration : quel courage ! quelle patience héroïque ! qu'il est consolant pour le genre humain que la méchanceté ne soit pas capable de ces efforts ! Voilà les traits qu'il faut recueillir ; et qui est-ce qui les lirait sans sentir son cœur s'échauffer ? Si l'on publiait un recueil qui contint beaucoup de ces grandes et belles actions, qui est-ce qui se resoudrait à mourir sans y avoir fourni la matière d'une ligne ? Crait-on qu'il y eut quelque ouvrage d'un plus grand pathétique ? Il me semble, quant à moi, qu'il y aurait peu de pages dans celui-ci, qu'un homme né avec une âme honnête et sensible n'arrosât de ses larmes.
Il faudrait singulièrement se garantir de l'adulation. Quant aux éloges mérités, il y aurait bien de l'injustice à ne les accorder, qu'à la cendre insensible et froide de ceux qui ne peuvent plus les entendre : l'équité qui doit les dispenser, le cedera-t-elle à la modestie qui les refuse ? L'éloge est un encouragement à la vertu ; c'est un pacte public que vous faites contracter à l'homme vertueux. Si ses belles actions étaient gravées sur une colonne, perdrait-il un moment de vue ce monument imposant ? ne serait-il pas un des appuis les plus forts qu'on put prêter à la faiblesse humaine ; il faudrait que l'homme se déterminât à briser lui-même sa statue. L'éloge d'un honnête homme est la plus digne et la plus douce récompense d'un autre honnête homme : après l'éloge de sa conscience, le plus flatteur est celui d'un homme de bien. O Rousseau, mon cher et digne ami, je n'ai jamais eu la force de me refuser à ta louange : j'en ai senti croitre mon goût pour la vérité, et mon amour pour la vertu. Pourquoi tant d'oraisons funèbres, et si peu de panégyriques des vivants ? Crait-on que Trajan n'eut pas craint de démentir son panégyriste ? Si on le croit, on ne connait pas toute l'autorité de la considération générale. Après les bonnes actions qu'on a faites, l'aiguillon le plus vif pour en multiplier le nombre, c'est la notoriété des premières ; c'est cette notoriété qui donne à l'homme un caractère public auquel il lui est difficîle de renoncer. Ce secret innocent n'est-il pas même un des plus importants de l'éducation vertueuse ? Mettez votre fils dans l'occasion de pratiquer la vertu ; faites-lui de ses bonnes actions un caractère domestique ; attachez à son nom quelque épithète qui les lui rappelle ; accordez-lui de la considération : s'il franchit jamais cette barrière, j'ose assurer que le fond de son âme est mauvais ; que votre enfant est mal né, et que vous n'en ferez jamais qu'un méchant ; avec cette différence qu'il se fut précipité dans le vice tête baissée, et qu'arrêté par le contraste qu'il remarquera entre les dénominations honorables qu'on lui a accordées, et celles qu'il Ve encourir, il se laissera glisser vers le mal, mais par une pente qui ne sera pas assez insensible, pour que des parents attentifs ne s'aperçoivent point de la dégradation successive de son caractère.
Je hais cent fois plus les satyres dans un ouvrage, que les éloges ne m'y plaisent : les personnalités sont odieuses en tout genre d'écrire ; on est sur d'amuser le commun des hommes, quand on s'étudie à repaitre sa méchanceté. Le ton de la satyre est le plus mauvais de tous pour un dictionnaire ; et l'ouvrage le plus impertinent et le plus ennuyeux qu'on put concevoir, ce serait un dictionnaire satyrique : c'est le seul qui nous manque. Il faut absolument bannir d'un grand livre ces à-propos légers, ces allusions fines, ces embellissements délicats qui feraient la fortune d'une historiette : les traits qu'il faut expliquer deviennent fades, ou ne tardent pas à devenir inintelligibles. Ce serait une chose bien ridicule, que le besoin d'un commentaire dans un ouvrage, dont les différentes parties seraient destinées à s'interprêter réciproquement. Toute cette légèreté n'est qu'une mousse qui tombe peu-à-peu ; bien-tôt la partie volatîle s'en est évaporée, et il ne reste plus qu'une vase insipide. Tel est aussi le sort de la plupart de ces étincelles qui partent du choc de la conversation : la sensation agréable, mais passagère, qu'elles excitent, nait des rapports qu'elles ont au moment, aux circonstances, aux lieux, aux personnes, à l'évenement du jour ; rapports qui passent promptement. Les traits qui ne se remarquent point, parce que l'éclat n'en est pas le mérite principal, pleins de substance, et portant en eux le caractère de la simplicité jointe à un grand sens, sont les seuls qui se soutiendraient au grand jour : pour sentir la frivolité des autres, il n'y a qu'à les écrire. Si l'on me montrait un auteur qui eut composé ses mélanges d'après des conversations, je serais presque sur qu'il aurait recueilli tout ce qu'il fallait négliger, et négligé tout ce qu'il importait de recueillir. Gardons-nous bien de commettre avec ceux que nous consulterons, la même faute que cet écrivain commettrait avec les personnes qu'il fréquenterait. Il en est des grands ouvrages ainsi que des grands édifices ; ils ne comportent que des ornements rares et grands. Ces ornements doivent être répandus avec économie et discernement, ou ils nuiront à la simplicité en multipliant les rapports ; à la grandeur, en divisant les parties et en obscurcissant l'ensemble ; et à l'intérêt, en partageant l'attention, qui sans ce défaut qui la distrait et la disperse, se rassemblerait toute entière sur les masses principales.
Si je proscris les satyres, il n'en est pas ainsi ni des portraits, ni des réflexions. Les vertus s'enchainent les unes aux autres, et les vices se tiennent, pour ainsi dire, par la main. Il n'y a pas une vertu, pas un vice qui n'ait son cortege : c'est une sorte d'association nécessaire. Imaginer un caractère, c'est trouver d'après une passion dominante donnée, bonne ou mauvaise, les passions subordonnées qui l'accompagnent, les sentiments, les discours et les actions qu'elle suggère, et la sorte de teinte ou d'énergie que tout le système intellectuel et moral en reçoit : d'où l'on voit que les peintures idéales, conçues d'après les relations et l'influence réciproque des vertus et des vices, ne peuvent jamais devenir chimériques ; que ce sont elles qui donnent la vraisemblance aux représentations dramatiques et à tous les ouvrages de mœurs ; et qu'il se rencontrera éternellement dans la société des individus qui auront le bonheur et le malheur de leur ressembler. C'est ainsi qu'il arrive à un siècle très-éloigné d'élever des statues hideuses ou respectables, au bas desquelles la postérité écrit successivement différents noms : elle écrit Montesquieu où l'on avait gravé Platon ; Desfontaines, où on lisait auparavant Erostrate ou Zoïle : avec cette différence affligeante, qu'on ne manquera jamais de noms de plus en plus déshonorés pour remplacer celui d'Erostrate ou de Zoïle ; au lieu qu'on n'ose espérer de la succession des siècles, qu'elle nous en offre quelques-uns de plus en plus illustres pour succéder à Montesquieu, et pour être le troisième ou le quatrième depuis Platon. Nous ne pouvons élever un trop grand nombre de ces statues dans notre ouvrage : elles devraient être en bronze dans nos places publiques et dans nos jardins, et nous inviter à la vertu sur ces piédestaux, où l'on a exposé à nos yeux et aux regards de nos enfants les débauches des dieux du Paganisme.
Après avoir traité de la matière Encyclopédique en général, on désirerait sans-doute que nous entrassions dans l'examen de chacune de ses parties en particulier ; mais c'est au public, et non pas à nous, qu'il appartient de juger du travail de nos collègues et du nôtre.
Nous répondrons seulement à ceux qui auraient voulu qu'on supprimât la Théologie, que c'est une science ; que cette science est très-étendue et très-curieuse, et qu'on aurait pu la rendre plus intéressante que la Mythologie, qu'ils auraient regrettée si nous l'eussions omise.
A ceux qui excluent de notre Dictionnaire la Géographie ; que les noms, la longitude et la latitude des étoiles qu'ils y admettent, n'ont pas plus de droit d'y rester que les noms, la longitude et la latitude des villes qu'ils en rejettent.
A ceux qui l'auraient désirée moins séche : qu'il était nécessaire de s'en tenir à la seule connaissance géographique des villes qui fût scientifique, à la seule qui nous suffirait pour construire de bonnes cartes des temps anciens, si nous l'avions, et qui suffira à la postérité pour construire de bonnes cartes de nos temps, si nous la lui transmettons ; et que le reste, étant entièrement historique, est hors de notre objet.
A ceux qui y ont regardé avec dégoût certains traits historiques, la cuisine, les modes, etc. qu'ils ont oublié combien ces matières ont engendré d'ouvrages d'érudition ; que le plus succinct de nos articles en ce genre épargnera peut-être à nos descendants des années de recherches et des volumes de dissertations ; qu'en supposant les savants à venir infiniment plus réservés que ceux du siècle passé, il est encore à présumer qu'ils ne dédaigneront pas d'écrire quelques pages pour expliquer ce que c'est qu'un falbala ou qu'un pompon ; qu'un écrit sur nos modes, qu'on traiterait aujourd'hui d'ouvrage frivole, serait regardé dans deux mille ans, comme un ouvrage savant et profond, sur les habits François ; ouvrage très-instructif pour les Littérateurs, les Peintres et les Sculpteurs ; quant à notre cuisine, qu'on ne peut lui disputer d'être une branche importante de la Chimie.
A ceux qui se sont plaints que notre Botanique n'était ni assez complete ni assez intéressante : que ces reproches sont sans aucun fondement ; qu'il était impossible de s'étendre au-delà des genres, sans compiler des in-folio ; qu'on n'a omis aucune des plantes usuelles ; qu'on les a décrites ; qu'on en a donné l'analyse chimique, les propriétés, soit comme remèdes, soit comme aliments ; que la seule chose qu'on aurait pu ajouter, qui fût scientifique et qui n'aurait pas occupé un espace bien considérable, c'eut été d'indiquer à l'article du genre combien on comptait d'espèces, et combien de variétés : et quant à la partie des arbres qui est si importante, qu'elle a dans l'Encyclopédie, à commencer au troisième volume, toute l'étendue qu'on lui peut désirer.
A ceux qui sont mécontens de la partie des Arts, et à ceux qui en sont satisfaits : qu'ils ont raison les uns et les autres, parce qu'il y a des choses dans cette matière immense qui sont on ne peut pas plus mal-faites, et d'autres qu'il serait peut-être difficîle de mieux faire.
Mais comme les Arts ont été l'objet principal de mon travail, je vais m'expliquer librement, et sur les défauts dans lesquels je suis tombé, et sur les précautions qu'il y aurait à prendre pour les corriger.
Celui qui se chargera de la matière des Arts, ne s'acquittera point de son travail d'une manière satisfaisante pour les autres et pour lui-même, s'il n'a profondément étudié l'histoire naturelle, et surtout la Minéralogie ; s'il n'est excellent Mécanicien ; s'il n'est très-versé dans la Physique rationnelle et expérimentale, et s'il n'a fait plusieurs cours de Chimie.
Naturaliste, il connaitra d'un coup d'oeil les substances que les Artistes emploient, et dont ils font communément tant de mystère.
Chimiste, il possédera les propriétés de ces substances : les raisons d'une infinité d'opérations lui seront connues ; il éventera les secrets ; les Artistes ne lui en imposeront point ; il discernera sur le champ l'absurdité de leurs mensonges ; il saisira l'esprit d'une manœuvre : les tours de mains ne lui échapperont point ; il distinguera sans peine un mouvement indifférent, d'une précaution essentielle ; tout ce qu'il écrira de la matière des Arts sera clair, certain, lumineux ; et les conjectures sur les moyens de perfectionner ceux qu'on a, de retrouver des arts perdus, et d'en inventer de nouveaux, se présenteront en foule à son esprit.
La Physique lui rendra raison d'une infinité de phénomènes dont les ouvriers demeurent étonnés toute leur vie.
Avec de la mécanique et de la géométrie, il parviendra sans peine au calcul vrai et réel des forces ; il ne lui restera que l'expérience à acquérir, pour tempérer la rigueur des suppositions mathématiques ; qualité qui distingue, surtout dans la construction des machines délicates, le grand artiste de l'ouvrier commun, à qui on ne donnera jamais une juste idée de ce tempérament, s'il ne l'a point acquise, et en qui on ne la rectifiera jamais, s'il s'en est fait de fausses notions.
Muni de ces connaissances, il commencera par introduire quelque ordre dans son travail, en rapportant les arts aux substances naturelles : ce qui est toujours possible ; car l'histoire des Arts n'est que l'histoire de la nature employée. Voyez l'Arbre encyclopédique.
Il tracera ensuite pour chaque artiste un canevas à remplir ; il leur imposera de traiter de la matière dont ils se servent, des lieux d'où ils la tirent, du prix qu'elle leur coute, etc. des instruments, des différents ouvrages, et de toutes les manœuvres.
Il comparera les mémoires des Artistes avec son canevas ; il conférera avec eux ; il leur fera suppléer de vive voix ce qu'ils auront omis, et éclaircir ce qu'ils auront mal expliqué.
Quelque mauvais que ces mémoires puissent être ; quand ils auront été faits de bonne foi, ils contiendront toujours une infinité de choses que l'homme le plus intelligent n'apercevra pas, ne soupçonnera point, et ne pourra demander. Il y en désirera d'autres à-la-vérité ; mais ce seront celles que les Artistes ne celent à personne : car j'ai éprouvé que ceux qui s'occupent sans-cesse d'un objet, avaient un penchant égal à croire que tout le monde savait ce dont ils ne faisaient point un secret, et que ce dont ils faisaient un secret n'était connu de personne : en sorte qu'ils étaient toujours tentés de prendre celui qui les questionnait, ou pour un génie transcendant ou pour un imbécile.
Tandis que les Artistes seront à l'ouvrage, il s'occupera à rectifier les articles que nous lui aurons transmis, et qu'il trouvera dans notre dictionnaire. Il ne tardera pas à s'apercevoir que malgré tous les soins que nous nous sommes donnés, il s'y est glissé des bevues grossières (voyez l'article BRIQUE), et qu'il y a des articles entiers qui n'ont pas l'ombre du sens commun (voyez l'article BLANCHISSERIE DE TOILES) : mais il apprendra, par son expérience, à nous savoir gré des choses qui seront bien, et à nous pardonner celles qui seront mal. C'est surtout quand il aura parcouru pendant quelque temps les ateliers, l'argent à la main, et qu'on lui aura fait payer bien chèrement les faussetés les plus ridicules, qu'il connaitra quelle espèce de gens ce sont que les Artistes, surtout à Paris, où la crainte des impôts les tient perpétuellement en méfiance, et où ils regardent tout homme qui les interroge avec quelque curiosité comme un émissaire des fermiers généraux, ou comme un ouvrier qui veut ouvrir boutique. Il m'a semblé qu'on éviterait ces inconvéniens, en cherchant dans la province toutes les connaissances sur les Arts qu'on y pourrait recueillir : on y est connu ; on s'adresse à des gens qui n'ont point de soupçon ; l'argent y est plus rare, et le temps moins cher. D'où il me parait évident qu'on s'instruirait plus facilement et à moins de frais, et qu'on aurait des instructions plus sures.
Il faudrait indiquer l'origine d'un art, et en suivre pié-à-pié les progrès quand ils ne seraient pas ignorés, ou substituer la conjecture et l'histoire hypothétique à l'histoire réelle. On peut assurer qu'ici le roman serait souvent plus instructif que la vérité.
Mais il n'en est pas de l'origine et des progrès d'un art, ainsi que de l'origine et des progrès d'une science. Les Savants s'entretiennent : ils écrivent : ils font valoir leurs découvertes : ils contredisent : ils sont contredits. Ces contestations manifestent les faits et constatent les dates. Les Artistes au contraire vivent ignorés, obscurs, isolés ; ils font tout pour leur intérêt, ils ne font presque rien pour leur gloire. Il y a des inventions qui restent des siècles entiers renfermées dans une famille : elles passent des pères aux enfants ; se perfectionnent ou dégénèrent, sans qu'on sache précisément ni à qui, ni à quel temps il faut en rapporter la découverte. Les pas insensibles par lesquels un art s'avance à la perfection, confondent aussi les dates. L'un recueille le chanvre ; un autre le fait baigner ; un troisième le tille : c'est d'abord une corde grossière ; puis un fil ; ensuite une toîle : mais il s'écoule un siècle entre chacun de ces progrès. Celui qui porterait une production depuis son état naturel jusqu'à son emploi le plus parfait, serait difficilement ignoré. Comment serait-il impossible qu'un peuple se trouvât tout-à-coup vêtu d'une étoffe nouvelle, et ne demandât pas à qui il en est redevable ? Mais ces cas n'arrivent point, ou n'arrivent que rarement.
Communément le hasard suggère les premières tentatives ; elles sont infructueuses et restent ignorées : un autre les reprend ; il a un commencement de succès ; mais dont on ne parle point : un troisième marche sur les pas du second : un quatrième sur les pas du troisième ; et ainsi de suite, jusqu'à ce que le dernier produit des expériences soit excellent : et ce produit est le seul qui fasse sensation. Il arrive encore qu'à peine une idée est-elle éclose dans un atelier, qu'elle en sort et se répand. On travaille en plusieurs endroits à la fois : chacun manœuvre de son côté ; et la même invention, revendiquée en même temps par plusieurs, n'appartient proprement à personne, ou n'est attribuée qu'à celui qu'elle enrichit. Si l'on tient l'invention de l'étranger, la jalousie nationale tait le nom de l'inventeur, et ce nom reste inconnu.
Il serait à souhaiter que le gouvernement autorisât à entrer dans les manufactures, à voir travailler, à interroger les ouvriers, et à dessiner les instruments, les machines, et même le local.
Il y a des circonstances où les Artistes sont tellement impénétrables, que le moyen le plus court, ce serait d'entrer soi-même en apprentissage, ou d'y mettre quelqu'un de confiance.
Il y a peu de secrets qu'on ne parvint à connaître par cette voie : il faudrait divulguer tous ces secrets sans aucune exception.
Je sais que ce sentiment n'est pas celui de tout le monde : il y a des têtes étroites, des âmes mal nées, indifférentes sur le sort du genre humain, et tellement concentrées dans leur petite société, qu'elles ne voient rien au-delà de son intérêt. Ces hommes veulent qu'on les appelle bons citoyens ; et j'y consens, pourvu qu'il me permettent de les appeler méchants hommes. On dirait, à les entendre, qu'une Encyclopédie bien faite, qu'une histoire générale des Arts ne devrait être qu'un grand manuscrit soigneusement renfermé dans la bibliothéque du monarque, et inaccessible à d'autres yeux que les siens ; un livre de l'Etat, et non du peuple. A quoi bon divulguer les connaissances de la nation, ses transactions secrètes, ses inventions, son industrie, ses ressources, ses mystères, sa lumière, ses arts et toute sa sagesse ! ne sont-ce pas là les choses auxquelles elle doit une partie de sa supériorité sur les nations rivales et circonvoisines ? Voilà ce qu'ils disent ; et voici ce qu'ils pourraient encore ajouter. Ne serait-il pas à souhaiter qu'au lieu d'éclairer l'étranger, nous pussions répandre sur lui des ténébres, et plonger dans la barbarie le reste de la terre, afin de le dominer plus surement ? Ils ne font pas attention qu'ils n'occupent qu'un point sur ce globe, et qu'ils n'y dureront qu'un moment ; que c'est à ce point et à cet instant qu'ils sacrifient le bonheur des siècles à venir et de l'espèce entière. Ils savent mieux que personne que la durée moyenne d'un empire n'est pas de deux mille ans, et que dans moins de temps peut-être, le nom Français, ce nom qui durera éternellement dans l'histoire, serait inutilement cherché sur la surface de la terre. Ces considérations n'étendent point leurs vues ; il semble que le mot humanité soit pour eux un mot vide de sens. Encore s'ils étaient consequents ! mais dans un autre moment ils se déchaineront contre l'impénétrabilité des sanctuaires de l'Egypte ; ils déploreront la perte des connaissances anciennes ; ils accuseront la négligence ou le silence des auteurs qui se sont tus, ou qui ont parlé si mal d'une infinité d'objets importants ; et ils ne s'apercevront pas qu'ils exigent des hommes d'autrefois ce dont ils font un crime à ceux d'aujourd'hui, et qu'ils blament les autres d'avoir été ce qu'ils se font honneur d'être.
Ces bons citoyens sont les plus dangereux ennemis que nous ayons eus. En général, il faut profiter des critiques, sans y répondre, quand elles sont bonnes ; les négliger, quand elles sont mauvaises. N'est-ce pas une perspective bien agréable pour tous ceux qui s'opiniâtrent à noircir du papier contre nous, que si l'Encyclopédie conserve dans dix ans la réputation dont elle jouit, il ne sera plus question de leurs écrits, et qu'il en sera bien moins question encore, si elle est ignorée.
J'ai entendu dire à M. de Fontenelle, que son appartement ne contiendrait pas tous les ouvrages qu'on avait publiés contre lui. Qui est-ce qui en connait un seul ? L'esprit des lois et l'histoire naturelle ne font que de paraitre, et les critiques qu'on en a faites sont entièrement ignorées. Nous avons déjà remarqué que, parmi ceux qui se sont érigés en censeurs de l'Encyclopédie, il n'y en a presque pas un qui eut les talents nécessaires pour l'enrichir d'un bon article. Je ne croirais pas exagérer, quand j'ajouterais que c'est un livre dont la très-grande partie serait à étudier pour eux. L'esprit philosophique est celui dans lequel on l'a composé, et il s'en faut beaucoup que la plupart de ceux qui nous jugent, soient à cet égard seulement au niveau de leur siècle. J'en appelle à leurs ouvrages. C'est par cette raison qu'ils ne dureront pas, et que nous osons présumer que notre Dictionnaire sera plus lu et plus estimé dans quelques années, qu'il ne l'est encore aujourd'hui. Il ne nous serait pas difficîle de citer d'autres auteurs qui ont eu, et qui auront le même sort. Les uns (comme nous l'avons déjà dit plus haut) élevés aux cieux, parce qu'ils avaient composé pour la multitude, qu'ils s'étaient assujettis aux idées courantes, et qu'ils s'étaient mis à la portée du commun des lecteurs, ont perdu de leur réputation, à mesure que l'esprit humain a fait des progrès, et ont fini par être oubliés. D'autres au contraire, trop forts pour le temps où ils ont paru, ont été peu lus, peu entendus, point goutés, et sont demeurés obscurs, longtemps, jusqu'au moment où le siècle qu'ils avaient devancé fût écoulé, et qu'un autre siècle dont ils étaient avant qu'il fût arrivé, les atteignit, et rendit enfin justice à leur mérite.
Je crois avoir appris à mes concitoyens à estimer et à lire le chancelier Bacon ; on a plus feuilleté ce profond auteur depuis cinq à six ans, qu'il ne l'avait jamais été. Nous sommes cependant encore bien loin de sentir l'importance de ses ouvrages ; les esprits ne sont pas assez avancés. Il y a trop peu de personnes en état de s'élever à la hauteur de ses méditations ; et peut-être le nombre n'en deviendra-t-il jamais guère plus grand. Qui sait si le novum organum, les cogitata et visa, le livre de augmento scientiarum, ne sont pas trop au-dessus de la portée moyenne de l'esprit humain, pour devenir dans aucun siècle, une lecture facîle et commune ? C'est au temps à éclaircir ce doute.
Mais ces considérations sur l'esprit et la matière d'un Dictionnaire encyclopédique nous conduisent naturellement à parler du style qui est propre à ce genre d'ouvrage.
Le laconisme n'est pas le ton d'un dictionnaire ; il donne plus à deviner qu'il ne le faut pour le commun des lecteurs. Je voudrais qu'on ne laissât à penser que ce qui pourrait être perdu, sans qu'on en fût moins instruit sur le fond. L'effet de la diversité, outre qu'il est inévitable, ne me parait point ici déplaisant. Chaque travailleur, chaque science, chaque art, chaque article, chaque sujet a sa langue et son style. Quel inconvénient y a-t-il à le lui conserver ? s'il fallait que l'éditeur fit reconnaître sa main par-tout, l'ouvrage en serait beaucoup retardé, et n'en serait pas meilleur. Quelqu'instruit qu'un éditeur put être, il s'exposerait souvent à commettre une erreur de chose, dans l'intention de rectifier une faute de langue.
Je renfermerais le caractère général du style d'une Encyclopédie, en deux mots, communia, propriè ; propria, communiter. En se conformant à cette régle, les choses communes seraient toujours élégantes ; et les choses propres et particulières, toujours claires.
Il faut considérer un dictionnaire universel des Sciences et des Arts, comme une campagne immense couverte de montagnes, de plaines, de rochers, d'eaux, de forêts, d'animaux, et de tous les objets qui font la variété d'un grand paysage. La lumière du ciel les éclaire tous ; mais ils en sont tous frappés diversement. Les uns s'avancent par leur nature et leur exposition, jusque sur le devant de la scène ; d'autres sont distribués sur une infinité de plans intermédiaires ; il y en a qui se perdent dans le lointain ; tous se font valoir réciproquement.
Si la trace la plus légère d'affectation est insupportable dans un petit ouvrage, que serait-ce au jugement des gens de Lettres, qu'un grand ouvrage où ce défaut dominerait ? Je suis sur que l'excellence de la matière ne contrebalancerait pas ce vice de style, et qu'il serait peu lu. Les ouvrages de deux des plus grands hommes que la nature ait produits, l'un philosophe, et l'autre poète, seraient infiniment plus parfaits et plus estimés, si ces hommes rares n'avaient été doués dans un degré très-extraordinaire, de deux talents qui me semblent contradictoires, le génie et le bel esprit. Les traits les plus brillans et les comparaisons les plus ingénieuses y déparent à tout moment les idées les plus sublimes. La nature les aurait traités beaucoup plus favorablement, si, leur ayant accordé le génie, elle leur eut refusé le bel esprit. Le goût solide et vrai, le sublime en quelque genre que ce sait, le pathétique, les grands effets de la crainte, de la commisération et de la terreur, les sentiments nobles et relevés, les grandes idées rejettent le tour épigrammatique et le contraste des expressions.
Si toutefois il y a quelqu'ouvrage qui comporte de la variété dans le style, c'est une Encyclopédie ; mais comme j'ai désiré que les objets les plus indifférents y fussent toujours secrètement rapportés à l'homme, y prissent un tour moral, respirassent la décence, la dignité, la sensibilité, l'élévation de l'âme, en un mot qu'on y discernât par-tout le souffle de l'honnêteté ; je voudrais aussi que le ton répondit à ces vues, et qu'il en reçut quelqu'austérité, même dans les endroits où les couleurs les plus brillantes et les plus gaies n'auraient pas été déplacées. C'est manquer son but, que d'amuser et de plaire, quand on peut instruire et toucher.
Quant à la pureté de la diction, on a droit de l'exiger dans tout ouvrage. Je ne sais d'où vient l'indulgence injurieuse qu'on a pour les grands livres et surtout pour les dictionnaires. Il semble qu'on ait permis à l'in-folio d'être écrit pesamment, négligemment, sans génie, sans goût et sans finesse. Crait-on qu'il soit impossible d'introduire ces qualités dans un ouvrage de longue haleine ? ou serait-ce que la plupart des ouvrages de longue haleine qui ont paru jusqu'à présent, ayant communément ces défauts, on les a regardés comme un apanage du format ?
Cependant on s'apercevra, en y regardant de près, que s'il y a quelqu'ouvrage où il soit facîle de mettre du style, c'est un dictionnaire ; tout y est coupé par articles ; et les morceaux les plus étendus le sont moins qu'un discours oratoire.
Mais voici ce que c'est. Il est rare que ceux qui écrivent supérieurement, veuillent et puissent continuer longtemps une tâche si pénible ; d'ailleurs dans les ouvrages de société où la gloire du succès est partagée, et où le travail d'un homme est confondu avec le travail de plusieurs, on se désigne en soi-même un associé pour émule ; on compare son travail avec le sien ; on rougirait d'être au-dessous ; on se soucie peu d'être au-dessus ; on n'emploie qu'une partie de ses forces ; et l'on espère que ce qu'on aura négligé disparaitra dans l'immensité des volumes.
C'est ainsi que l'intérêt s'affoiblit dans chacun, à mesure que le nombre des associés augmente ; et que, l'ouvrage d'un seul se distinguant d'autant moins qu'il a plus de collègues, le livre se trouve en général d'une médiocrité d'autant plus grande, qu'on y a employé plus de mains.
Cependant le temps lève le voîle ; chacun est jugé selon son mérite. On distingue le travailleur négligent du travailleur honnête ou qui a rempli son devoir. Ce que quelques-uns ont fait, montre ce qu'on était en droit d'exiger de tous ; et le public nomme ceux dont il est mécontent, et regrette qu'ils aient si mal répondu à l'importance de l'entreprise, et au choix dont on les avait honorés.
Je m'explique là-dessus avec d'autant plus de liberté, que personne ne sera plus exposé que moi à cette espèce de censure, et que, quelque critique qu'on fasse de notre travail, soit en général soit en particulier, il n'en restera pas moins pour constant, qu'il serait très-difficîle de former une seconde société de gens de Lettres et d'Artistes, aussi nombreuse et mieux composée que celle qui concourt à la composition de ce Dictionnaire. S'il était facîle de trouver mieux que moi pour auteur et pour éditeur, il faudra que l'on convienne qu'il était, sous ces deux aspects, infiniment plus facîle encore de rencontrer moins bien que M. d'Alembert. Combien je gagnerais à cette espèce d'énumération où les hommes se compenseraient les uns par les autres ! Ajoutons à cela qu'il y a des parties pour lesquelles on ne choisit point, et que cet inconvénient sera de toutes les éditions. Quelqu'honoraire qu'on proposât à un homme, il n'acquitterait jamais le temps qu'on lui demanderait. Il faut qu'un Artiste veille dans son atelier ; il faut qu'un homme public soit à ses fonctions. Celui-ci est malheureusement trop occupé, et l'homme de cabinet n'est malheureusement pas assez instruit. On se tire de-là comme on peut.
Mais s'il est facîle à un dictionnaire d'être bien écrit, il n'est guère d'ouvrages auxquels il soit plus essentiel de l'être. Plus une route doit être longue, plus il serait à souhaiter qu'elle fût agréable. Au reste, nous avons quelque raison de croire que nous ne sommes pas restés de ce côté sans succès. Il y a des personnes qui ont lu l'Encyclopédie d'un bout à l'autre ; et si l'on en excepte le dictionnaire de Bayle qui perd tous les jours un peu de cette prérogative, il n'y a guère que le nôtre qui en ait joui et qui en jouisse. Nous souhaitons qu'il la conserve peu, parce que nous aimons plus les progrès de l'esprit humain que la durée de nos productions, et que nous aurions réussi bien au-delà de nos espérances, si nous avions rendu les connaissances si populaires, qu'il fallut au commun des hommes un ouvrage plus fort que l'Encyclopédie, pour les attacher et les instruire.
Il serait à souhaiter, quand il s'agit de style, qu'on put imiter Petrone, qui a donné en même temps l'exemple et le prétexte, lorsqu'ayant à peindre les qualités d'un beau discours, il a dit, grandis, et ut ità dicam pudica oratio neque maculosa est neque turgida, sed naturali pulchritudine exsurgit. La description est la chose même.
Il faut se garantir singulièrement de l'obscurité, et se ressouvenir à chaque ligne qu'un dictionnaire est fait pour tout le monde, et que la répétition des mots qui offenserait dans un ouvrage leger, devient un caractère de simplicité qui ne déplaira jamais dans un grand ouvrage.
Qu'il n'y ait jamais rien de vague dans l'expression. Il serait mal dans un livre philosophique d'employer les termes les plus usités, lorsqu'ils n'emportent avec eux aucune idée fixe, distincte et déterminée ; et il y a de ces termes, et en très-grand nombre. Si l'on pouvait en donner des définitions, selon la nature qui ne change point, et non selon les conventions et les préjugés des hommes qui changent continuellement ; ces définitions deviendraient des germes de découvertes. Observons encore ici le besoin continuel que nous avons d'un modèle invariable et constant auquel nos définitions et nos descriptions se rapportent, tel que la nature de l'homme, des animaux, ou des autres êtres subsistants. Le reste n'est rien, et celui qui ne sait pas écarter certaines notions particulières, locales et passageres, est gêné dans son travail et sans-cesse exposé à dire, contre le témoignage de sa conscience et la pente de son esprit, des choses inexactes pour le moment, et fausses ou du moins obscures et hasardées pour l'avenir.
Les ouvrages des génies les plus intrépides et les plus élevés, des plus grands philosophes de l'antiquité sont un peu défigurés par ce défaut. Il s'en manque beaucoup que ceux de nos jours en soient exempts. L'intolérance, le manque de la double doctrine, le défaut d'une langue hieroglyphique et sacrée, perpétueront à jamais ces contradictions, et continueront de tacher nos plus belles productions. On ne sait souvent ce qu'un homme a pensé sur les matières les plus importantes. Il s'enveloppe dans des ténébres affectées ; ses contemporains mêmes ignorent ses sentiments ; et l'on ne doit pas s'attendre que l'Encyclopédie soit exempte de ce défaut.
Plus les matières seront abstraites, plus il faudra s'efforcer de les mettre à la portée de tous les lecteurs.
Un Editeur qui aura de l'expérience, et qui sera maître de lui-même, se placera dans la classe moyenne des esprits. Si la nature l'avait élevé au rang des premiers génies, et qu'il n'en descendit jamais ; conversant sans-cesse avec les hommes de la plus grande pénétration, il lui arriverait de considérer les objets d'un point de vue où la multitude ne peut atteindre. Trop au-dessus d'elle, l'ouvrage deviendrait obscur pour trop de monde. Mais s'il se trouvait malheureusement, ou s'il avait la complaisance de s'abaisser fort au-dessous ; les matières traitées comme pour des imbéciles deviendraient longues et fastidieuses. Il considérera donc le Monde comme son école, et le Genre humain comme son pupille ; et il dictera des leçons qui ne fassent pas perdre aux bons esprits un temps précieux, et qui ne rebutent point la foule des esprits ordinaires. Il y a deux classes d'hommes, à-peu près également étroites, qu'il faut également négliger. Ce sont les génies transcendants et les imbéciles, qui n'ont besoin de maîtres ni les uns ni les autres.
Mais s'il n'est pas facîle de saisir la portée commune des esprits, il l'est beaucoup moins encore à l'homme de génie de s'y fixer. Le génie tend naturellement à s'élever ; il cherche la région des nues ; s'il s'oublie un moment, il est emporté d'un vol rapide ; et bien-tôt les yeux ordinaires cessent de l'apercevoir et de le suivre.
Si chaque encyclopédiste s'était bien acquitté de son travail, l'attention principale d'un éditeur se réduirait à circonscrire rigoureusement les différents objets ; à renfermer les parties en elles-mêmes, et à supprimer des redites, ce qui est toujours plus facîle que de remplir des omissions ; les redites s'aperçoivent et se corrigent d'un trait de plume ; les omissions se dérobent et ne se suppléent pas sans travail. Le grand inconvénient, c'est que quand elles se montrent, c'est si brusquement, que l'éditeur se trouvant pressé entre une matière qui demande du temps, et la vitesse de l'impression qui n'en accorde point, il faut que l'ouvrage soit estropié, ou l'ordre perverti ; l'ouvrage estropié, si l'on remplit sa tâche selon le temps ; l'ordre perverti, si on la renvoye à quelqu'endroit écarté du dictionnaire.
Où est l'homme assez versé dans toutes les matières, pour en écrire sur le champ, comme s'il s'en était longtemps occupé ? Où est l'éditeur qui aura les principes d'un auteur assez présents, ou des notions assez conformes aux siennes, pour ne tomber dans aucune contradiction ?
N'est-ce pas même un travail presqu'au-dessus de ses forces, que d'avoir à remarquer les contradictions qui se trouveront nécessairement entre les principes et les idées de ses associés ? S'il n'est pas de sa fonction de les lever quand elles sont réelles, il le doit au moins quand elles ne sont qu'apparentes : et dans le premier cas, peut-il être dispensé de les indiquer, de les faire sortir, d'en marquer la source, de montrer la route commune que deux auteurs ont suivie, et le point de division où ils ont commencé à se séparer ; de balancer leurs raisons ; de proposer des observations et des expériences pour et contre ; de désigner, le côté de la vérité, ou celui de la vraisemblance ? Il ne mettra l'ouvrage à-couvert du reproche, qu'en observant expressément que ce n'est pas le dictionnaire qui se contredit, mais les Sciences et les Arts qui ne sont pas d'accord. S'il allait plus loin ; s'il résolvait les difficultés, il serait homme de génie : mais peut-on exiger d'un éditeur qu'il soit homme de génie ? Et ne serait-ce pas une folie que de demander qu'il fût un génie universel ?
Une attention que je recommanderai à l'éditeur qui nous succédera, et pour le bien de l'ouvrage, et pour la sûreté de sa personne, c'est d'envoyer aux censeurs les feuilles imprimées, et non le manuscrit. Avec cette précaution, les articles ne seront ni perdus, ni dérangés, ni supprimés ; et le paraphe du censeur, mis au bas de la feuille imprimée, sera le garant le plus sur qu'on n'a ni ajouté, ni altéré, ni retranché, et que l'ouvrage est resté dans l'état où il a jugé à-propos qu'il s'imprimât.
Mais le nom et la fonction de censeur me rappellent une question importante. On a demandé s'il ne vaudrait pas mieux qu'une Encyclopédie fût permise tacitement, qu'expressément approuvée : ceux qui soutenaient l'affirmative, disaient : " alors les auteurs jouiraient de toute la liberté nécessaire pour en faire un excellent ouvrage. Combien on y traiterait de sujets importants ! les beaux articles que le droit public fournirait ! Combien d'autres qu'on pourrait imprimer à deux colonnes, dont l'une établirait le pour, et l'autre le contre ! L'historique serait exposé sans partialité ; le bien loué hautement ; le mal blâmé sans réserve ; les vérités assurées ; les doutes proposés ; les préjugés détruits, et l'usage des renvois politiques fort restreint ".
Leurs antagonistes répondaient simplement " qu'il valait mieux sacrifier un peu de liberté, que de s'exposer à tomber dans la licence ; et d'ailleurs, ajoutaient-ils, telle est la constitution des choses qui nous environnent, que si un homme extraordinaire s'était proposé un ouvrage aussi étendu que le nôtre, et qu'il lui eut été donné par l'Etre suprême de connaître en tout la vérité, il faudrait encore pour sa sécurité, qu'il lui fût assigné un point inaccessible dans les airs, d'où ses feuilles tombassent sur la terre ".
Puisqu'il est donc si à-propos de subir la censure littéraire, on ne peut avoir un censeur trop intelligent : il faudra qu'il sache se prêter au caractère général de l'ouvrage ; voir sans intérêt ni pusillanimité ; n'avoir de respect que pour ce qui est vraiment respectable ; distinguer le ton qui convient à chaque personne et à chaque sujet ; ne s'effaroucher ni des propos cyniques de Diogène, ni des termes techniques de Winslou, ni des syllogismes d'Anaxagoras ; ne pas exiger qu'on réfute, qu'on affoiblisse ou qu'on supprime, ce qu'on ne raconte qu'historiquement ; sentir la différence d'un ouvrage immense et d'un in-douze ; et aimer assez la vérité, la vertu, le progrès des connaissances humaines et l'honneur de la nation, pour n'avoir en vue que ces grands objets.
Voilà le censeur que je voudrais : quant à l'homme que je désirerais pour auteur, il serait ferme, instruit, honnête, véridique, d'aucun pays, d'aucune secte, d'aucun état ; racontant les choses du moment où il vit, comme s'il en était à mille ans, et celles de l'endroit qu'il habite, comme s'il en était à deux mille lieues. Mais à un si digne collègue, qui faudrait-il pour éditeur ? Un homme doué d'un grand sens, célèbre par l'étendue de ses connaissances, l'élevation de ses sentiments et de ses idées, et son amour pour le travail : un homme aimé et respecté par son caractère domestique et public ; jamais enthousiaste, à moins que ce ne fût de la vérité, de la vertu, et de l'humanité.
Il ne faut pas imaginer que le concours de tant d'heureuses circonstances ne laissât aucune imperfection dans l'Encyclopédie : il y aura toujours des défauts dans un ouvrage de cette étendue. On les réparera d'abord par des suppléments, à mesure qu'ils se découvriront : mais il viendra nécessairement un temps où le public demandera lui-même une refonte générale ; et comme on ne peut savoir à quelles mains ce travail important sera confié, il reste incertain si la nouvelle édition sera inférieure ou préférable à la précédente. Il n'est pas rare de voir des ouvrages considérables, revus, corrigés, augmentés par des mal-adroits, dégénérer à chaque réimpression, et tomber enfin dans le mépris. Nous en pourrions citer un exemple récent, si nous ne craignions de nous abandonner au ressentiment, en croyant céder à l'intérêt de la vérité.
L'Encyclopédie peut aisément s'améliorer ; elle peut aussi aisément se détériorer. Mais le danger auquel il faudra principalement obvier, et que nous aurons prévu, c'est que le soin des éditions subséquentes ne soit pas abandonné au despotisme d'une société, d'une compagnie, quelle qu'elle puisse être. Nous avons annoncé, et nous en attestons nos contemporains et la postérité, que le moindre inconvénient qui put en arriver, ce serait qu'on supprimât des choses essentielles ; qu'on multipliât à l'infini le nombre et le volume de celles qu'il faudrait supprimer ; que l'esprit de corps, qui est ordinairement petit, jaloux, concentré, infectât la masse de l'ouvrage ; que les Arts fussent négligés ; qu'une matière d'un intérêt passager étouffât les autres ; et que l'Encyclopédie subit le sort de tant d'ouvrages de controverse. Lorsque les Catholiques et les Protestants, las de disputes et rassasiés d'injures, prirent le parti du silence et du repos ; on vit en un instant une foule de livres vantés, disparaitre et tomber dans l'oubli, comme on voit tomber au fond d'un vaisseau, le sédiment d'une fermentation qui s'apaise.
Voilà les premières idées qui se sont offertes à mon esprit sur le projet d'un Dictionnaire universel et raisonné de la connaissance humaine ; sur sa possibilité ; sa fin ; ses matériaux ; l'ordonnance générale et particulière de ces matériaux ; le style ; la méthode ; les renvois ; la nomenclature ; le manuscrit ; les auteurs ; les censeurs ; les éditeurs, et le typographe.
Si l'on pese l'importance de ces objets, on s'apercevra facilement qu'il n'y en a aucun qui ne fournit la matière d'un discours fort étendu ; que j'ai laissé plus de choses à dire que je n'en ai dites ; et que peut-être la prolixité et l'adulation ne seront pas au nombre des défauts qu'on pourra me reprocher.