S. m. (Philosophie et Belles-Lettres) Nous n'avons point de définition de ce mot parfaitement satisfaisante : je crois cependant utîle au progrès des beaux arts qu'on en cherche la véritable signification, et qu'on la fixe, s'il est possible. Communément on entend par enthousiasme, une espèce de fureur qui s'empare de l'esprit et qui le maitrise, qui enflamme l'imagination, l'éleve, et la rend féconde. C'est un transport, dit-on, qui fait dire ou faire des choses extraordinaires et surprenantes ; mais quelle est cette fureur et d'où nait-elle ? quel est ce transport, et quelle est la cause qui le produit ? C'est-là, ce me semble, ce qu'il aurait été nécessaire de nous apprendre, et dont on a cependant paru s'occuper le moins.
Je crois d'abord que ce mouvement qui élève l'esprit et qui échauffe l'imagination, n'est rien moins qu'une fureur. Cette dénomination impropre a été trouvée de sang froid, pour exprimer une chose dont les effets (quand on est dans cet état paisible) ne sauraient manquer de paraitre fort extraordinaires. On a cru qu'un homme devait être tout à fait hors de lui-même, pour pouvoir produire des choses qui mettaient réellement hors d'eux-mêmes ceux qui les voyaient ou qui les entendaient : ajoutez à cette première idée l'enthousiasme feint ou vrai des prêtres du Paganisme, que la charlatanerie les engageait à charger de grimace et de contorsion, et vous trouverez l'origine de cette fausse dénomination. Le peuple avait appelé ce dernier enthousiasme, fureur prophétique ; et les pédants de l'antiquité (autre partie du peuple peut-être encore plus bornée que la premiere) donnèrent à leur tour à la verve des poètes, dont il n'est pas donné aux esprits froids de pénétrer la cause, le nom superbe de fureur poétique.
Les poètes flattés qu'on les crut des êtres inspirés, n'eurent garde de détromper la multitude ; ils assurèrent dans leurs vers, au contraire, qu'ils l'étaient en effet, et peut-être le crurent-ils de bonne foi eux-mêmes.
Voilà donc la fureur poétique établie dans le monde comme un rayon de lumière transcendante, comme une émanation sublime d'enhaut, enfin comme une inspiration divine. Toutes ces expressions en Grèce et à Rome étaient synonymes aux mots dont nous avons formé en français celui d'enthousiasme.
Mais la fureur n'est qu'un accès violent de folie, et la folie est une absence ou un égarement de la raison ; ainsi lorsqu'on a défini l'enthousiasme, une fureur, un transport, c'est comme si l'on avait dit qu'il est un redoublement de folie, par conséquent incompatible pour jamais avec la raison. C'est la raison seule cependant qui le fait naître ; il est un feu pur qu'elle allume dans les moments de sa plus grande supériorité. Il fut toujours de toutes ses opérations la plus prompte, la plus animée. Il suppose une multitude infinie de combinaisons précédentes, qui n'ont pu se faire qu'avec elle et par elle. Il est, si on ose le dire, le chef-d'œuvre de la raison. Comment peut-on le définir, comme on définirait un accès de folie ?
Je suppose que, sans vous y être attendu, vous voyez dans son plus beau jour un excellent tableau. Une surprise subite vous arrête, vous éprouvez une émotion générale, vos regards comme absorbés restent dans une sorte d'immobilité, votre âme entière se rassemble sur une foule d'objets qui l'occupent à la fois ; mais bien-tôt rendue à son activité, elle parcourt les différentes parties du tout qui l'avait frappée, sa chaleur se communique à vos sens, vos yeux lui obéissent et la préviennent : un feu vif les anime ; vous apercevez, vous détaillez, vous comparez les attitudes, les contrastes, les coups de lumière, les traits des personnages, leurs passions, le choix de l'action représenté, l'adresse, la force, la hardiesse du pinceau ; et remarquez que votre attention, votre surprise, votre émotion, votre chaleur, seront dans cette circonstance plus ou moins vives, selon le différent degré de connaissances antérieures que vous aurez acquis, et le plus ou le moins de gout, de délicatesse, d'esprit, de sensibilité, de jugement, que vous aurez reçu de la nature.
Or ce que vous éprouvez dans ce moment est une image (imparfaite à la vérité, mais suffisante pour éclaircir mon idée) de ce qui se passe dans l'âme de l'homme de génie, lorsque la raison, par une opération rapide, lui présente un tableau frappant et nouveau qui l'arrête, l'émeut, le ravit, et l'absorbe.
Observez que je parle ici de l'âme d'un homme de génie ; parce que j'entends par le mot génie, l'aptitude naturelle à recevoir, à sentir, à rendre les impressions du tableau supposé. Je le regarde comme le pinceau du peintre, qui trace les figures sur la toile, qui les crée en effet, mais qui est toujours guidé par des inspirations précédentes. Dans les livres, comme dans la conversation, on commence à partir du pinceau, comme s'il était le premier moteur. Le style figuré chez des peuples instruits, tels que le nôtre, devient insensiblement le style ordinaire ; et c'est par cette raison que le mot génie, qui ne designe que l'instrument indispensable pour produire, a été successivement employé pour exprimer la cause qui produit.
Observez encore que je n'ai point employé le mot imagination, qu'on croit communément la source unique de l'enthousiasme, parce que je ne la vois dans mon hypothèse que comme une des causes secondes, et telle (pour m'aider encore d'une comparaison prise de la Peinture), telle, dis-je, qu'est la toîle sous la main du peintre. L'imagination reçoit le dessein rapide du tableau qui est présenté à l'âme, et c'est sur cette première esquisse que le génie distribue les couleurs.
Je parle enfin, dans la définition que je propose, d'un tableau nouveau ; car il ne s'agit point ici d'une opération froide et commune de la mémoire. Il n'est point d'homme à qui elle ne rappelle souvent les différents objets qu'il a déjà vus : mais ce ne sont-là que de faibles esquisses qui passent devant son entendement, comme des ombres legeres, sans surprendre, affecter, ou émouvoir son âme, ne supposent que quelques sensations déjà éprouvées, et point de combinaisons précédentes. Ce n'est-là peut-être qu'un des apanages de l'instinct ; j'entends développer ici un des plus beaux privilèges de la raison.
Il s'agit donc d'un tableau qui n'a point encore été vu, d'un tableau que la raison vient de créer, d'une image toute de feu qu'elle présente tout-à-coup à une âme vive, exercée, et délicate ; l'émotion qui la saisit est en proportion de sa vivacité, de ses connaissances, de sa délicatesse.
Or il est dans la nature que l'âme n'éprouve point de sentiment, sans former le désir prompt et vif de l'exprimer ; tous ses mouvements ne sont qu'une succession continue de sentiments et d'expressions ; elle est comme le cœur, dont le jeu machinal est de s'ouvrir sans-cesse pour recevoir et pour rendre : il faut donc qu'à l'aspect subit de ce tableau frappant qui occupe l'âme, elle cherche à répandre au-dehors l'impression vive qu'il fait sur elle. L'impulsion qui l'a ébranlée, qui la remplit, et qui l'entraîne, est telle que tout lui cede, et qu'elle est le sentiment prédominant. Ainsi, sans que rien puisse le distraire, ou l'arrêter, le peintre saisit son pinceau, et la toîle se colore, les figures s'arrangent, les morts revivent ; le ciseau est déjà dans la main du sculpteur, et le marbre s'anime ; les vers coulent de la plume du poète, et le théâtre s'embellit de mille actions nouvelles qui nous intéressent et nous étonnent ; le musicien monte sa lyre, et l'orchestre remplit les airs d'une harmonie sublime ; un spectacle inconnu, que le génie de Quinault a créé, et qu'elle embellit, ouvre une carrière brillante aux Arts divers qu'il rassemble ; des mazures dégoutantes disparaissent, et la superbe façade du Louvre s'élève ; des jardins réguliers et magnifiques prennent la place d'un terrain aride, ou d'un marais empoisonné ; une éloquence noble et mâle, des accens dignes de l'homme, font retentir le barreau, nos tribunes, nos chaires ; la face de la France change ainsi rapidement comme une belle décoration de théâtre ; les noms des Corneille, des Moliere, des Quinault, des Lully, des Lebrun, des Bossuet, des Perrault, des le Nôtre, volent de bouche en bouche, et l'Europe entière les répète et les admire : ils sont désormais des monuments immuables de la gloire de notre nation et de l'humanité.
L'enthousiasme est donc ce mouvement impétueux, dont l'essor donne la vie à tous les chefs-d'œuvre des Arts, et ce mouvement est toujours produit par une opération de la raison aussi prompte que sublime. En effet, que de connaissances précédentes ne suppose-t-il pas ? que de combinaisons l'instruction ne doit-elle pas avoir occasionnées ? que d'études antérieures n'est-il pas nécessaire d'avoir faites ? de combien de manières ne faut-il pas que la raison se soit exercée, pour pouvoir créer tout-à-coup un grand tableau auquel rien ne manque, et qui parait toujours à l'homme de génie, à qui il sert de modèle, bien supérieur à celui que son enthousiasme lui fait produire ? D'après ces réflexions puisées dans une métaphysique peu abstraite, et que je crois fort certaine, j'oserais définir l'enthousiasme une émotion vive de l'âme à l'aspect d'un tableau NEUF et bien ordonné qui la frappe, et que la raison lui présente.
Cette émotion, moins vive à la vérité, mais du même caractère, se fait sentir à tous ceux qui sont à portée de jouir des diverses productions des beaux Arts. On ne voit point sans enthousiasme une tragédie intéressante, un bel opéra, un excellent morceau de peinture, un magnifique édifice, etc. ainsi la définition que je propose parait convenir également, et à l'enthousiasme qui produit, et à l'enthousiasme qui admire.
Je crains peu d'objections de la part de ceux que l'expérience peut avoir éclairés, sur le point que je traite ; mais ce tableau spirituel, cette opération rapide de la raison, cet accord mutuel entre l'âme et les sens duquel nait l'expression prompte des impressions qu'elle a reçues, paraitront chimériques peut-être à ces esprits froids, qui se souviennent toujours, et qui ne créeront jamais.
Pourquoi, diront-ils, dénaturer les choses ? à quoi bon des systèmes nouveaux ? on a cru jusqu'ici l'enthousiasme une espèce de fureur, l'idée reçue vaut bien la nouvelle ; et quand l'ancienne serait une erreur, quel désavantage en résulterait-il pour les Arts ? Les grands poètes, les bons peintres, les musiciens excellents qu'on a cru et qui se sont crus eux-mêmes des gens inspirés, ont été aussi loin sans tant de métaphysique : on refroidit l'esprit, on affoiblit le génie par ces recherches incertaines ou au moins inutiles des causes ; contentons-nous des effets. Nous savons que les gens de génie créent ; que nous importe de savoir comment ? Quand on aura découvert que la raison est le premier moteur des opérations de leur âme, et non l'imagination, qu'on en a cru chargée jusqu'à présent, pense-t-on qu'on donnera du génie ou du talent à ceux à qui la nature aura refusé un don si rare ?
A ces objections générales je répondrai 1°. qu'il n'est point d'erreur dans les Arts, de quelque nature qu'elle sait, qu'il ne paraisse évidemment utîle de détruire.
2°. Que celle dont il s'agit est infiniment préjudiciable aux Artistes et aux Arts.
3°. Que c'est applanir des routes qui sont encore assez difficiles, que de chercher, de trouver, d'établir les premiers principes. Les règles n'ont été faites que sur le mécanisme des Arts ; et en paraissant les gêner, elles les ont guidés jusqu'au point heureux où nous les voyons aujourd'hui. Que s'il est possible de porter des lumières nouvelles sur leur partie purement spirituelle, sur le principe moteur duquel dérivent toutes leurs opérations, elles deviendront dès lors aussi sures que faciles. Il en est des Arts comme de la Navigation ; on ne courait les mers qu'en tatonnant avant la découverte de la boussole.
4°. Ne craignons point d'affoiblir l'esprit, ou de refroidir le génie en les éclairant. Si tout ce que nous admirons dans les productions des Arts est l'ouvrage de la raison, cette découverte élevera l'âme de l'artiste, en lui donnant une opinion plus glorieuse encore de l'excellence de son être ; et de cette élévation attendez de nouveaux miracles, sans en craindre un plus grand orgueil. La vanité n'est le grand ressort que des petites âmes ; le génie en suppose toujours une supérieure.
5°. Les mots d'imagination, de génie, d'esprit, de talent, ne sont que des termes trouvés pour exprimer les différentes opérations de la raison : il en est d'eux à-peu-près comme des divinités inférieures du paganisme : elles n'étaient aux yeux des sages, que des noms commodes pour exprimer les divers attributs d'un Dieu unique ; l'ignorance seule de la multitude leur fit partager les honneurs de la divinité.
6°. Si l'enthousiasme, à qui seul nous sommes redevables des belles productions des Arts, n'est dû qu'à la raison comme cause première ; si c'est à ce rayon de lumière plus ou moins brillant, à cette émanation plus ou moins grande d'un être suprême, qu'il faut rapporter constamment les prodiges qui sortent des mains de l'humanité, dès-lors tous les préjugés nuisibles à la gloire des beaux Arts sont pour jamais détruits, et les Artistes triomphent. On pourra désormais être poète excellent, sans cesser de passer pour un homme sage ; un musicien sera sublime, sans qu'il soit indispensablement réputé pour fou. On ne regardera plus les hommes les plus rares comme des individus presqu'inutiles, peut-être même s'imaginera-t-on un jour qu'ils peuvent penser, vivre, agir comme le reste des hommes. Ils auront alors plus d'encouragement à espérer, et moins de dégouts à soutenir. Ces têtes legeres, orgueilleuses et bruyantes, ces automates lourds et dédaigneux qui décident en maîtres dans la société, seront peut-être à la fin persuadés qu'un artiste, qu'un homme de lettres tiennent dans l'ordre des choses un rang supérieur à celui d'un intendant qui les a subjugués et qui les ruine, d'un vil complaisant qui les amuse et qui les joue, d'un caissier qui leur refuse leur argent pour le faire valoir à son profit, même d'un secrétaire qui fait mal leur besogne, et très-adroitement sa fortune.
Au reste soit que la vérité triomphe enfin de l'erreur, soit que le préjugé plus puissant demeure le tyran perpétuel des opinions contemporaines, que nos illustres modernes se consolent et se rassurent : les ouvrages du dernier siècle sont regardés maintenant, sans contradiction, comme des chefs-d'œuvre de la raison humaine, et il n'est pas à craindre qu'on ose prétendre qu'ils ont été faits sans enthousiasme : tel sera le sort, dans le siècle prochain, de tous ces divers monuments glorieux aux Arts et à la patrie, qui s'élèvent sous nos yeux. La multitude en est frappée, il est vrai, sans les apprécier, les demi connaisseurs les discutent sans les sentir : on s'en occupe moins longtemps aujourd'hui que d'une parodie sans esprit, dont on n'a pas honte de rire : qu'importe, en seront-ils moins un jour l'école et l'admiration de tous les esprits et de tous les âges ?
Mais la définition que je propose convient-elle à toute sorte d'enthousiasme et à toutes les espèces de talents ? Quel est le tableau, dira-t-on peut-être, que la raison peut offrir à peindre à l'art du musicien ? Il ne s'agit là que d'un arrangement géométrique de tons, etc. L'éloquence d'ailleurs est sublime sans enthousiasme, et il faut supprimer de cet article tout ce qui a été dit des orateurs du siècle dernier.
Je répons 1°. qu'il n'existe point de musique digne de ce nom, qui n'ait peint une ou plusieurs images : son but est d'émouvoir par l'expression, et il n'y a point d'expression sans peinture. Voyez la question plus au long aux art. EXPRESSION, MUSIQUE, OPERA.
2°. Mettre en doute l'enthousiasme de l'orateur, c'est vouloir faire douter de l'existence de l'éloquence même, dont l'objet unique est de l'inspirer. Ce discours qui vous émeut, qui vous intéresse ou qui vous révolte ; ces détails, ces images successives qui vous attachent, qui ouvrent votre cœur d'une manière insensible à celui des sentiments que l'on veut vous inspirer, tout cela n'est et ne peut être que l'effet de l'émotion vive qui a précédé dans l'âme de l'orateur celle qui se glisse dans la vôtre. On fait une déclamation, une harangue, peut-être même un discours académique sans enthousiasme ; mais ce n'est que de lui qu'on peut attendre un bon sermon, un plaidoyer transcendant, une oraison funèbre qui arrache des larmes. Voyez ELOCUTION.
Je finis cet article par quelques observations utiles aux vrais talents, et que je supplie tous ceux qui s'érigent en juges souverains des Arts de me permettre.
Sans enthousiasme point de création, et sans création les Artistes et les Arts rampent dans la foule des choses communes. Ce ne sont plus que de froides copies retournées de mille petites façons différentes : les hommes disparaissent ; on ne trouve plus à leur place que des singes et des perroquets.
J'ai dit plus haut qu'il y a deux sortes d'enthousiasme ; l'un qui produit, l'autre qui admire ; celui-ci est toujours la suite et le salaire du premier, et la preuve certaine qu'il a été un enthousiasme véritable.
Il y a donc de faux enthousiasmes. Un homme peut se croire des talents, du génie, et n'avoir que des réminiscences, une facilité malheureuse, et un penchant ridicule, qui en est presque toujours la suite, pour tel genre ou tel art.
Il n'est point d'enthousiasme sans génie, c'est le nom qu'on a donné à la raison au moment qu'elle le produit ; ni sans talents, autre nom qu'on a donné à l'aptitude naturelle de l'âme à recevoir l'enthousiasme et à le rendre. Voyez GENIE, TALENS.
L'enthousiasme plonge les hommes privilégiés qui en sont susceptibles, dans un oubli presque continuel de tout ce qui est étranger aux arts qu'ils professent. Toute leur conduite est en général si peu ressemblante avec ce que nous regardons comme les manières d'être, adoptées dans la société, qu'on se trouve porté, presque sans le vouloir, à les regarder comme des espèces singulières ; ce n'est rien moins qu'à la raison qu'on attribue ce qu'on appelle leurs bizarreries ou leurs écarts, de-là tous les préjugés établis, et que l'instruction a bien de la peine à détruire. Mais a-t-on Ve encore quelque espèce d'hommes parfaite ? en trouve-t-on beaucoup qui portent une raison supérieure dans plusieurs genres ? qu'il nous suffise de dire qu'on rencontre communément dans les vrais talents une bonne foi comme naturelle, une franchise de caractère, et surtout l'antipathie la plus décidée pour tout ce qui a l'air d'intrigue, d'artifice, de cabale. Pense-t-on que ce sait-là un des moindres ouvrages de la raison ? Aussi lorsque vous verrez un homme de lettres, un peintre, un musicien souple, rampant, fertîle en détours, adroit courtisan, ne cherchez point chez lui ce que nous appelons le vrai talent. Peut-être aura-t-il des succès : il en est de passagers que la cabale procure. Ne soyez point surpris de le voir envahir toutes les places de son état, et celles même qui paraissent lui être le plus étrangères ; il a la sorte de mérite qui les donne : mais un nom illustre, une gloire pure et durable, cette considération flatteuse, apanage honorable des talents distingués, ne seront jamais son partage. La charlatanerie trompe les sots, entraîne la multitude, éblouit les grands ; mais elle ne donne que des jouissances de peu de durée. Pour produire des ouvrages qui restent, pour acquérir une gloire que la postérité confirme, il faut des ouvrages et des succès qui résistent aux efforts du temps, et à l'examen des sages ; il faut avoir senti un enthousiasme vrai, et l'avoir fait passer dans tous les esprits ; il faut que le temps l'entretienne, et que la réflexion, loin de l'éteindre, le justifie.
Il est de la nature de l'enthousiasme de se communiquer et de se reproduire ; c'est une flamme vive qui gagne de proche en proche, qui se nourrit de son propre feu, et qui loin de s'affoiblir en s'étendant, prend de nouvelles forces à mesure qu'elle se répand et se communique.
Je suppose le public assemblé pour voir la représentation d'un excellent ouvrage ; la toîle se leve, les acteurs paraissent, l'action marche, un transport général interrompt tout-à-coup le spectacle ; c'est l'enthousiasme qui se fait sentir, il augmente par degrés, il passe de l'âme des acteurs dans celle des spectateurs ; et remarquez qu'à mesure que ceux-ci s'échauffent, le jeu des premiers devient plus animé ; leur feu mutuel est comme une balle de paume que l'adresse vive et rapide des joueurs se renvoye ; c'est-là où nous devons toujours être surs d'avoir du plaisir en proportion de la sensibilité que nous montrons pour celui qu'on nous donne.
Dans ces spectacles magnifiques, au contraire, que le zèle le plus ardent prépare, mais où le respect lie les mains, vous éprouvez une espèce de langueur à-peu-près vers le milieu de la représentation ; elle augmente par degrés jusqu'à la fin, et il est rare que l'ouvrage le plus fait pour émouvoir ne vous laisse pas dans un état tranquille. La cause de cette sorte de phénomène est dans l'âme de l'acteur et du spectateur. On ne verra jamais de représentation parfaite, sans cette chaleur mutuelle qui entretient la vivacité de celui qui représente, et le charme de ceux qui l'écoutent ; c'est un mécanisme constant établi par la nature. L'enthousiasme de ce genre le plus vif s'éteint, s'il ne se communique.
Il y a en nous une analogie secrète entre ce que nous pouvons produire et ce que nous avons appris. La raison d'un homme de génie décompose les différentes idées qu'elle a reçues, se les rend propres, et en forme un tout, qui, s'il est permis de s'exprimer ainsi, prend toujours une physionomie qui lui est propre : plus il acquiert de connaissances, plus il a rassemblé d'idées ; et plus ses moments d'enthousiasme sont fréquents, plus les tableaux que la raison présente à son âme sont hardis, nobles, extraordinaires, etc.
Ce n'est donc que par une étude assidue et profonde de la nature, des passions, des chefs-d'œuvre des Arts, qu'on peut développer, nourrir, réchauffer, étendre le génie. On pourrait le comparer à ces grands fleuves, qui ne paraissent à leur source que de faibles ruisseaux : ils coulent, serpentent, s'étendent ; et les torrents des montagnes, les rivières des plaines se mêlent à leur cours, grossissent leurs eaux, ne font qu'un seul tout avec elles : ce n'est plus alors un leger murmure, c'est un bruit imposant qu'ils excitent ; ils roulent majestueusement leurs flots dans le sein de l'océan, après avoir enrichi les terres heureuses qui en ont été arrosées. Voilà l'examen philosophique de l'enthousiasme ; voyez à l'article ECLECTISME, surtout à la page 276, un abrégé historique de quelques-uns de ses effets. (B)