S. f. (Philosophie et Littérature) Ce mot, qui vient du latin erudire, enseigner, signifie proprement et à la lettre, savoir, connaissance ; mais on l'a plus particulièrement appliqué au genre de savoir qui consiste dans la connaissance des faits, et qui est le fruit d'une grande lecture. On a réservé le nom de science pour les connaissances qui ont plus immédiatement besoin du raisonnement et de la réflexion, telles que la Physique, les Mathématiques, etc. et celui de belles-lettres pour les productions agréables de l'esprit, dans lesquelles l'imagination a plus de part, telles que l'Eloquence, la Poésie, etc.
L'érudition, considérée par rapport à l'état présent des lettres, renferme trois branches principales, la connaissance de l'Histoire, celle des Langues, et celle des Livres.
La connaissance de l'Histoire se subdivise en plusieurs branches ; histoire ancienne et moderne ; histoire sacrée, profane, ecclésiastique ; histoire de notre propre pays et des pays étrangers ; histoire des Sciences et des Arts ; Chronologie ; Géographie ; Antiquités et Médailles, etc.
La connaissance des Langues renferme les langues savantes, les langues modernes, les langues orientales, mortes ou vivantes.
La connaissance des livres suppose, du moins jusqu'à un certain point, celle des matières qu'ils traitent, et des auteurs ; mais elle consiste principalement dans la connaissance du jugement que les savants ont porté de ces ouvrages, de l'espèce d'utilité qu'on peut tirer de leur lecture, des anecdotes qui concernent les auteurs et les livres, des différentes éditions et du choix que l'on doit faire entr'elles.
Celui qui posséderait parfaitement chacune de ces trois branches, serait un érudit véritable et dans toutes les formes : mais l'objet est trop vaste, pour qu'un seul homme puisse l'embrasser. Il suffit donc, pour être aujourd'hui profondément érudit, ou du moins pour être sensé tel, de posséder seulement à un certain point de perfection chacune de ces parties : peu de savants ont même été dans ce cas, et on passe pour érudit à bien meilleur marché. Cependant, si l'on est obligé de restraindre la signification du mot érudit, et d'en étendre l'application, il parait du moins juste de ne l'appliquer qu'à ceux qui embrassent, dans un certain degré d'étendue, la première branche de l'érudition, la connaissance des faits historiques, surtout des faits historiques anciens, et de l'histoire de plusieurs peuples ; car un homme de lettres qui se serait borné par exemple, à l'histoire de France, ou même à l'histoire romaine, ne mériterait pas proprement le nom d'érudit ; on pourrait dire seulement de lui qu'il aurait beaucoup d'érudition dans l'histoire de France, dans l'histoire romaine, etc. en qualifiant le genre auquel il se serait appliqué. De même on ne dira point d'un homme versé dans la connaissance seule des Langues et des Livres, qu'il est érudit, à moins qu'à ces deux qualités, il ne joigne une connaissance assez étendue de l'Histoire.
De la connaissance de l'Histoire, des Langues et des Livres, nait cette partie importante de l'érudition, qu'on appelle critique, et qui consiste, ou à démêler le sens d'un auteur ancien, ou à restituer son texte, ou enfin (ce qui est la partie principale) à déterminer le degré d'autorité qu'on peut lui accorder par rapport aux faits qu'il raconte. Voyez CRITIQUE. On parvient aux deux premiers objets par une étude assidue et méditée de l'auteur, par celle de l'histoire de son temps et de sa personne, par le parallèle raisonné des différents manuscrits qui nous en restent. A l'égard de la critique, considérée par rapport à la croyance des faits historiques, en voici les règles principales.
1°. On ne doit compter pour preuves que les témoignages des auteurs originaux, c'est-à-dire de ceux qui ont écrit dans le temps même, ou à-peu-près ; car la mémoire des faits s'altère aisément, si on est quelque temps sans les écrire : quand ils passent simplement de bouche en bouche, chacun y ajoute du sien, presque sans le vouloir. " Ainsi, dit M. Fleury, premier discours sur l'hist. eccl. les traditions vagues des faits très-anciens, qui n'ont jamais été écrits, ou fort tard, ne méritent aucune créance, principalement quand elles répugnent aux faits prouvés : et qu'on ne dise pas que les histoires peuvent avoir été perdues ; car, comme on le dit sans preuve, on peut répondre aussi qu'il n'y en a jamais eu ".
2°. Quand un auteur grave et véridique d'ailleurs cite des écrits anciens que nous n'avons plus, on doit, ou on peut au moins l'en croire : mais si ces auteurs anciens existent, il faut les comparer avec celui qui les cite, surtout quand ce dernier est moderne ; il faut de plus examiner ces auteurs anciens eux-mêmes, et voir quel degré de créance on leur doit. " Ainsi, dit encore M. Fleuri, on doit consulter les sources citées par Baronius, parce que souvent il a donné pour authentiques des pièces fausses ou suspectes, et qu'il a suivi des traductions peu fidèles des auteurs grecs ".
3°. Les auteurs, même contemporains, ne doivent pas être suivis sans examen : il faut savoir d'abord si les écrits sont véritablement d'eux ; car on n'ignore pas qu'il y en a eu beaucoup de supposés. Voyez DECRETALES, etc. Quand l'auteur est certain, il faut encore examiner s'il est digne de foi, s'il est judicieux, impartial, exempt de crédulité et de superstition, assez éclairé pour avoir su démêler le vrai, et assez sincère pour n'avoir pas été tenté quelquefois de substituer au vrai ses conjectures, et des soupçons dont la finesse pouvait le séduire. Celui qui a Ve est plus croyable que celui qui a seulement oui dire, l'écrivain du pays plus que l'écrivain étranger, et celui qui parle des affaires de sa doctrine, de sa secte, plus que les personnes indifférentes, à moins que l'auteur n'ait un intérêt visible de rapporter les choses autrement qu'elles ne sont. Les ennemis d'une secte, d'un pays, doivent surtout être suspects ; mais on prend droit sur ce qu'ils disent de favorable au parti contraire. Ce qui est contenu dans les lettres du temps et les actes originaux, doit être préféré au récit des historiens : s'il y a entre les écrivains de la diversité, il faut les concilier ; s'il y a de la contradiction, il faut choisir. Il est vrai qu'il serait bien plus commode pour l'écrivain de se borner à rapporter les différentes opinions, et de laisser le jugement au lecteur ; mais il est plus agréable pour celui-ci, qui aime mieux savoir que douter, d'être décidé par le critique.
Il y a dans la critique deux excès à fuir également, trop d'indulgence, et trop de sévérité. On peut-être très-bon chrétien sans ajouter foi à une grande quantité de faux actes des Martyrs, de fausses vies des Saints, d'évangiles et d'épitres apocryphes, à la legende dorée de Jacques de Voragine, à la fable de la donation de Constantin, à celle de la papesse Jeanne, à plusieurs même des miracles rapportés par Grégoire de Tours et par d'autres écrivains crédules, etc. mais on ne pourrait être chrétien en rejetant les prodiges, les révélations et les autres faits extraordinaires que rapportent S. Irenée, S. Cyprien, S. Augustin, etc. auteurs respectables, qu'il n'est pas permis de regarder comme des visionnaires.
Un autre excès de critique est de donner trop aux conjectures : Erasme, par exemple, a rejeté témérairement, selon M. Fleury, quelques écrits de saint Augustin, dont le style lui a paru différer de celui des autres ouvrages de ce père ; d'autres ont corrigé des mots qu'ils n'entendaient pas, ou nié des faits, parce qu'ils ne pouvaient pas les accorder avec d'autres d'une égale ou d'une moindre autorité, ou parce qu'ils ne pouvaient les concilier avec la chronologie dans laquelle ils se trompaient. On a voulu tout savoir et tout deviner ; chacun a raffiné sur les critiques précédents, pour ôter quelque fait aux histoires reçues et quelque ouvrage aux auteurs connus : critique dangereuse et dédaigneuse, qui éloigne la vérité en paraissant la chercher. Voyez Fleury, premier discours sur l'hist. eccl. ch. IIIe &v. Nous en avons extrait ces règles de critique, qui y sont très-bien développées, auxquelles nous renvoyons le lecteur.
L'érudition est un genre de connaissance où les modernes se sont distingués par deux raisons : plus le monde vieillit, plus la matière de l'érudition augmente, et plus par conséquent il doit y avoir d'érudits ; comme il doit y avoir plus de fortunes lorsqu'il y a plus d'argent. D'ailleurs l'ancienne Grèce ne faisait cas que de son histoire et de sa langue, et les Romains n'étaient qu'orateurs et politiques : ainsi l'érudition proprement dite n'était pas extrêmement cultivée par les anciens. Il se trouva néanmoins à Rome, sur la fin de la république, et ensuite du temps des empereurs, un petit nombre d'érudits, tels qu'un Varron, un Pline le Naturaliste, et quelques autres.
La translation de l'empire à Constantinople, et ensuite la destruction de l'empire d'Occident anéantirent bien-tôt toute espèce de connaissances dans cette partie du monde : elle fut barbare jusqu'à la fin du XVe siècle ; l'Orient se soutint un peu plus longtemps ; la Grèce eut des hommes savants dans la connaissance des Livres et dans l'Histoire. A la vérité ces hommes savants ne lisaient et ne connaissaient que les ouvrages grecs, ils avaient hérité du mépris de leurs ancêtres pour tout ce qui n'était pas écrit en leur langue : mais comme sous les empereurs romains, et même longtemps auparavant, plusieurs auteurs grecs, tels que Polybe, Dion, Diodore de Sicile, Denis d'Halicarnasse, etc. avaient écrit l'histoire romaine et celle des autres peuples, l'érudition historique et la connaissance des livres, même purement grecs, était dès-lors un objet considérable d'étude pour les gens de lettres de l'Orient. Constantinople et Alexandrie avaient deux bibliothèques considérables ; la première fut détruite par ordre d'un empereur insensé, Léon l'Isaurien : les savants qui présidaient à cette bibliothèque s'étaient déclarés contre le fanatisme avec lequel l'empereur persécutait le culte des images ; ce prince imbécile et furieux fit entourer de fascines la bibliothèque, et la fit bruler avec les savants qui y étaient renfermés.
A l'égard de la bibliothèque d'Alexandrie ; tout le monde sait la manière dont elle fut brulée par les Sarrasins en 740, le beau raisonnement sur lequel le calife Omar s'appuya pour cette expédition, et l'usage qu'on fit des livres de cette bibliothèque pour chauffer pendant six mois quatre mille bains publics. Voyez BIBLIOTHEQUE.
Photius qui vivait sur la fin du IXe siècle, lorsque l'Occident était plongé dans l'ignorance et dans la barbarie la plus profonde, nous a laissé dans sa fameuse bibliothèque un monument immortel de sa vaste érudition : on voit par le grand nombre d'ouvrages dont il juge, dont il rapporte des fragments, et dont une grande partie est aujourd'hui perdue, que la barbarie de Léon et celle d'Omar n'avaient pas encore tout détruit en Grèce ; ces ouvrages sont au nombre d'environ 280.
Quoique les savants qui suivirent Photius n'aient pas eu autant d'érudition que lui, cependant longtemps après Photius, et même jusqu'à la prise de Constantinople par les Turcs, en 1453, la Grèce eut toujours quelques hommes instruits et versés (du moins pour leur temps) dans l'Histoire et dans les Lettres, Psellus, Suidas, Eustathe commentateur d'Homère, Tzetzes, Bessarion, Gennadius, etc.
On croit communément que la destruction de l'empire d'Orient fut la cause du renouvellement des Lettres en Europe ; que les savants de la Grèce, chassés de Constantinople par les Turcs, et appelés par les Médicis en Italie, rapportèrent la lumière en Occident : cela est vrai jusqu'à un certain point ; mais l'arrivée des savants de la Grèce avait été précédée de l'invention de l'Imprimerie, faite quelques années auparavant, des ouvrages du Dante, de Pétrarque et de Boccace, qui avaient ramené en Italie l'aurore du bon goût ; enfin d'un petit nombre de savants qui avaient commencé à débrouiller et même à cultiver avec succès la littérature latine, tels que le Pogge, Laurent Valla, Philelphe et quelques autres. Les grecs de Constantinople ne furent vraiment utiles aux gens de lettres d'Occident, que pour la connaissance de la langue grecque qu'ils leur apprirent à étudier : ils formèrent des élèves, qui bientôt égalèrent ou surpassèrent leurs maîtres. Ainsi ce fut par l'étude des langues grecque et latine que l'érudition renaquit : l'étude approfondie de ces langues et des auteurs qui les avaient parlées, prépara insensiblement les esprits au goût de la saine littérature ; on s'aperçut que les Démosthènes et les Cicérons, les Homères et les Virgiles, les Thucydides et les Tacites avaient suivi les mêmes principes dans l'art d'écrire, et on en conclut que ces principes étaient les fondements de l'art. Cependant, par les raisons que nous avons exposées dans le Discours préliminaire de cet ouvrage, les vrais principes du goût ne furent bien connus et bien développés que lorsqu'on commença à les appliquer aux langues vivantes.
Mais le premier avantage que produisit l'étude des Langues fut la critique, dont nous avons déjà parlé plus haut : on purgea les anciens textes des fautes que l'ignorance ou l'inattention des copistes y avaient introduites ; on y restitua ce que l'injure des temps avait défiguré ; on expliqua par de savants commentaires les endroits obscurs ; on se forma des règles pour distinguer les écrits vrais d'avec les écrits supposés, règles fondées sur la connaissance de l'Histoire, de la Chronologie, du style des auteurs, du goût et du caractère des différents siècles. Ces règles furent principalement utiles lorsque nos savants, après avoir comme épuisé la littérature latine et grecque, se tournèrent vers ces temps barbares et ténébreux qu'on appelle le moyen âge. On sait combien notre nation s'est distinguée dans ce genre d'étude ; les noms des Pithou, des Sainte-Marthe, des Ducange, des Valais, des Mabillon, etc. se sont immortalisés par elle.
Grâce aux travaux de ces savants hommes, l'antiquité et les temps postérieurs sont non-seulement défrichés, mais presque entièrement connus, ou du moins aussi connus qu'il est possible, d'après les monuments qui nous restent. Le goût des ouvrages de bel esprit et l'étude des sciences exactes a succédé parmi nous au goût de nos pères pour les matières d'érudition. Ceux de nos contemporains qui cultivent encore ce dernier genre d'étude, se plaignent de la préférence exclusive et injurieuse que nous donnons à d'autres objets ; voyez l'histoire de l'Acad. des Belles-Lettres, tome XVI. Leurs plaintes sont raisonnables et dignes d'être appuyées ; mais quelques-unes des raisons qu'ils apportent de cette préférence ne paraissent pas aussi incontestables. La culture des Lettres, disent-ils, veut être préparée par les études ordinaires des colléges, préliminaire que l'étude des Mathématiques et de la Physique ne demande pas. Cela est vrai ; mais le nombre de jeunes gens qui sortent tous les ans des écoles publiques, étant très-considérable, pourrait fournir chaque année à l'érudition des colonies et des recrues très-suffisantes, si d'autres raisons, bonnes ou mauvaises, ne tournaient les esprits d'un autre côté. Les Mathématiques, ajoute-t-on, sont composées de parties distinguées les unes des autres, et dont on peut cultiver chacune séparément, au lieu que toutes les branches de l'érudition tiennent entr'elles et demandent à être embrassées à la fais. Il est aisé de répondre, 1° qu'il y a dans les Mathématiques un grand nombre de parties qui supposent la connaissance des autres ; qu'un astronome, par exemple, s'il veut embrasser dans toute son étendue et dans toute sa perfection la science dont il s'occupe, doit être très-versé dans la géométrie élémentaire et sublime, dans l'analyse la plus profonde, dans la mécanique ordinaire et transcendante, dans l'optique et dans toutes ses branches, dans les parties de la physique et des arts qui ont rapport à la construction des instruments : 2° que si l'érudition a quelques parties dépendantes les unes des autres, elle en a aussi qui ne se supposent point réciproquement ; qu'un grand géographe peut être étranger dans la connaissance des antiquités et des médailles ; qu'un célèbre antiquaire peut ignorer toute l'histoire moderne ; que réciproquement un savant dans l'histoire moderne peut n'avoir qu'une connaissance très-générale et très-légère de l'histoire ancienne, et ainsi du reste. Enfin, dit-on, les Mathématiques offrent plus d'espérances et de secours pour la fortune que l'érudition : cela peut être vrai des mathématiques pratiques et faciles à apprendre, comme le génie, l'architecture civîle et militaire, l'artillerie, etc. mais les mathématiques transcendantes et la Physique n'offrent pas les mêmes ressources, elles sont à-peu-près à cet égard dans le cas de l'érudition ; ce n'est donc pas par ce motif qu'elles sont maintenant plus cultivées.
Il me semble qu'il y a d'autres raisons plus réelles de la préférence qu'on donne aujourd'hui à l'étude des Sciences, et aux matières de bel esprit. 1°. Les objets ordinaires de l'érudition sont comme épuisés, par le grand nombre de gens de lettres qui se sont appliqués à ce genre ; il n'y reste plus qu'à glaner ; et l'objet des découvertes qui sont encore à faire, étant d'ordinaire peu important, est peu propre à piquer la curiosité. Les découvertes dans les Mathématiques et dans la Physique, demandent sans doute plus d'exercice de la part de l'esprit, mais l'objet en est plus attrayant, le champ plus vaste, et d'ailleurs elles flattent davantage l'amour propre par leur difficulté même. A l'égard des ouvrages de bel esprit, il est sans doute très-difficile, et plus difficîle peut-être qu'en aucun autre genre, d'y produire des choses nouvelles ; mais la vanité se fait aisément illusion sur ce point ; elle ne voit que le plaisir de traiter des sujets plus agréables, d'être applaudie par un plus grand nombre de juges. Ainsi les Sciences exactes et les Belles Lettres, sont aujourd'hui préférées à l'érudition, par la même raison qui au renouvellement des Sciences leur a fait préférer celle-ci, un champ moins frayé et moins battu, et plus d'occasions de dire des choses nouvelles, ou de passer pour en dire ; car l'ambition de faire des découvertes en un genre est, pour ainsi dire, en raison composée de la facilité des découvertes considérées en elles-mêmes, et du nombre d'occasions qui se présentent de les faire, ou de paraitre les avoir faites.
2°. Les ouvrages de bel esprit n'exigent presqu'aucune lecture ; du génie et quelques grands modèles suffisent : l'étude des Mathématiques et de la Physique ne demande non plus que la lecture réfléchie de quelques ouvrages ; quatre ou cinq livres d'un assez petit volume, bien médités, peuvent rendre un mathématicien très-profond dans l'Analyse et la Géométrie sublime ; il en est de même à proportion des autres parties de ces sciences. L'érudition demande bien plus de livres ; il est vrai qu'un homme de lettres qui, pour devenir érudit, se bornerait à lire les livres originaux, abrégerait beaucoup ses lectures, mais il lui en resterait encore un assez grand nombre à faire ; d'ailleurs il aurait beaucoup à méditer, pour tirer par lui-même, de la lecture des originaux, les connaissances détaillées que les modernes en ont tirées peu-à-peu, en s'aidant des travaux les uns des autres, et qu'ils ont développés dans leurs ouvrages. Un érudit qui se formerait par la lecture des seuls originaux, serait dans le cas d'un géomètre qui voudrait suppléer à toute lecture par la seule méditation ; il le pourrait absolument avec un talent supérieur, mais il irait moins vite, et avec beaucoup plus de peine.
Telles sont les raisons principales qui ont fait tomber parmi nous l'érudition ; mais si elles peuvent servir à expliquer cette chute, elles ne servent pas à la justifier.
Aucun genre de connaissance n'est méprisable ; l'utilité des découvertes, en matière d'érudition, n'est peut-être pas aussi frappante, surtout aujourd'hui, que le peut être celle des découvertes dans les sciences exactes ; mais ce n'est pas l'utilité seule, c'est la curiosité satisfaite, et le degré de difficulté vaincu, qui font le mérite des découvertes : combien de découvertes, en matière de science, n'ont que ce mérite ? combien peu même en ont un autre ?
L'espèce de sagacité que demandent certaines branches de l'érudition, par exemple, la critique, n'est guère moindre que celle qui est nécessaire à l'étude des Sciences, peut-être même y faut-il quelquefois plus de finesse ; l'art et l'usage des probabilités et des conjectures, suppose en général un esprit plus souple et plus délié, que celui qui ne se rend qu'à la lumière des démonstrations.
D'ailleurs, quand on supposerait (ce qui n'est pas) qu'il n'y a plus absolument de progrès à faire dans l'étude des langues savantes cultivées par nos ancêtres, le Latin, le Grec, et même l'Hébreu ; combien ne reste-t-il pas encore à défricher dans l'étude de plusieurs langues orientales, dont la connaissance approfondie procurerait à notre littérature les plus grands avantages ? On sait avec quel succès les Arabes ont cultivé les Sciences ; combien l'Astronomie, la Médecine, la Chirurgie, l'Arithmétique, et l'Algèbre, leur sont redevables ; combien ils ont eu d'historiens, de poètes, enfin d'écrivains en tout genre. La bibliothèque du roi est pleine de manuscrits arabes, dont la traduction nous vaudrait une infinité de connaissances curieuses. Il en est de même de la langue chinoise. Quel vaste matière de découvertes pour nos littérateurs ? On dira peut-être que l'étude seule de ces langues demande un savant tout entier, et qu'après avoir passé bien des années à les apprendre, il ne restera plus assez de temps, pour tirer de la lecture des auteurs, les avantages qu'on s'en promet. Il est vrai que dans l'état présent de notre littérature, le peu de secours que l'on a pour l'étude des langues orientales, doit rendre cette étude beaucoup plus longue, et que les premiers savants qui s'y appliqueront, y consumeront peut-être toute leur vie ; mais leur travail sera utîle à leurs successeurs ; les dictionnaires, les grammaires, les traductions se multiplieront et se perfectionneront peu-à-peu, et la facilité de s'instruire dans ces langues augmentera avec le temps. Nos premiers savants ont passé presque toute leur vie à l'étude du grec ; c'est aujourd'hui une affaire de quelques années. Voilà donc une branche d'érudition, toute neuve, trop négligée jusqu'à nous, et bien digne d'exercer nos savants. Combien n'y a-t-il pas encore à découvrir dans des branches plus cultivées que celle-là ? Qu'on interroge ceux qui ont le plus approfondi la Géographie ancienne et moderne, on apprendra d'eux, avec étonnement, combien ils trouvent dans les originaux de choses qu'on n'y a point vues, ou qu'on n'en a point tirées, et combien d'erreurs à rectifier dans leurs prédécesseurs. Celui qui défriche le premier une matière avec quelque succès, est suivi d'une infinité d'auteurs, qui ne font que le copier dans ses fautes même, qui n'ajoutent absolument rien à son travail ; et on est surpris, après avoir parcouru un grand nombre d'ouvrages sur le même objet, de voir que les premiers pas y sont à peine encore faits, lorsque la multitude le croit épuisé. Ce que nous disons ici de la Géographie, d'après le témoignage des hommes les plus versés dans cette science, pourrait se dire par les mêmes raisons, d'un grand nombre d'autres matières. Il s'en faut donc beaucoup que l'érudition soit un terrain où nous n'ayons plus de moisson à faire.
Enfin les secours que nous avons aujourd'hui pour l'érudition, la facilitent tellement, que notre paresse serait inexcusable, si nous n'en profitions pas.
Cicéron a eu, ce me semble, grand tort de dire que pour réussir dans les Mathématiques, il suffit de s'y appliquer ; c'est apparemment par ce principe qu'il a traité ailleurs Archimède de petit homme, homuncio : cet orateur parlait alors en homme très-peu versé dans ces sciences. Peut-être à la rigueur, avec le travail seul, pourrait-on parvenir à entendre tout ce que les Géomètres ont trouvé ; je doute même si toutes sortes de personnes en seraient capables, la plupart des ouvrages de Mathématiques étant assez mal faits, et peu à la portée du grand nombre des esprits, au niveau desquels on aurait pu cependant les rabaisser (voyez ELEMENS et LOGIQUE) ; mais pour être inventeur dans ces sciences, pour ajouter aux découvertes des Descartes et des Newtons, il faut un degré de génie et de talents auquel bien peu de gens peuvent atteindre. Au contraire, il n'y a point d'homme qui, avec des yeux, de la patience, et de la mémoire, ne puisse devenir très-érudit à force de lecture. Mais cette raison doit-elle faire mépriser l'érudition ? nullement. C'est une raison de plus pour engager à l'acquérir.
Enfin, on aurait tort d'objecter que l'érudition rend l'esprit froid, pesant, insensible aux grâces de l'imagination. L'érudition prend le caractère des esprits qui la cultivent ; elle est hérissée dans ceux-ci, agréable dans ceux-là, brute et sans ordre dans les uns, pleine de vues, de gout, de finesse, et de sagacité dans les autres : l'érudition, ainsi que la Géométrie, laisse l'esprit dans l'état où elle le trouve ; ou pour parler plus exactement, elle ne fait d'effet sensible en mal, que sur des esprits que la nature y avait déjà préparés ; ceux que l'érudition appesantit, auraient été pesans avec l'ignorance même ; ainsi la perte, à cet égard, n'est jamais grande ; on y gagne un savant, sans y perdre un écrivain agréable. Balzac appelait l'érudition le bagage de l'antiquité ; j'aimerais mieux l'appeler le bagage de l'esprit, dans le même sens que le chancelier Bacon appelle les richesses le bagage de la vertu : en effet, l'érudition est à l'esprit, ce que le bagage est aux armées ; il est utîle dans une armée bien commandée, et nuit aux opérations des généraux médiocres.
On vante beaucoup, en faveur des sciences exactes, l'esprit philosophique, qu'elles ont certainement contribué à répandre parmi nous ; mais croit-on que cet esprit philosophique ne trouve pas de fréquentes occasions de s'exercer dans les matières d'érudition ? Combien n'en faut-il pas dans la critique, pour démêler le vrai d'avec le faux ? Combien l'histoire ne fournit-elle pas de monuments de la fourberie, de l'imbécillité, de l'erreur, et de l'extravagance des hommes, et des philosophes même ? matière de réflexions aussi immense qu'agréable pour un homme qui sait penser. Les sciences exactes, dira-t-on, ont à cet égard beaucoup d'avantage ; l'esprit philosophique, que leur étude nourrit, ne trouve dans cette étude aucun contre-poids ; l'étude de l'histoire, au contraire, en a un pour des esprits d'une trempe commune : un érudit, avide de faits, qui sont les seules connaissances qu'il recherche et dont il fasse cas, est en danger de s'accoutumer à trop d'indulgence sur cet article ; tout livre qui contient des faits, ou qui prétend en contenir, est digne d'attention pour lui ; plus ce livre est ancien, plus il est porté à lui accorder de créance ; il ne fait pas réflexion que l'incertitude des histoires modernes, dont nous sommes à portée de vérifier les faits, doit nous rendre très-circonspects dans le degré de confiance que nous donnons aux histoires anciennes ; un poète n'est pour lui qu'un historien qui dépose des usages de son temps ; il ne cherche dans Homère, comme feu M. l'abbé de Longuerue, que la géographie et les mœurs antiques ; le grand peintre et le grand homme lui échappent. Mais en premier lieu, il s'ensuivrait tout au plus de cette objection, que l'érudition, pour être vraiment estimable, a besoin d'être éclairée par l'esprit philosophique, et nullement qu'on doive la mépriser en elle-même. En 2d lieu, ne fait-on pas aussi quelque reproche à l'étude des sciences exactes, celui d'éteindre ou d'affoiblir l'imagination, de lui donner de la sécheresse, de rendre insensible aux charmes des Belles-Lettres et des Arts, d'accoutumer à une certaine roideur d'esprit qui exige des démonstrations, quand les probabilités suffisent, et qui cherche à transporter la méthode géométrique à des matières auxquelles elle se refuse ? Voyez DEGRE. Si ce reproche ne tombe pas sur un certain nombre de géomètres, qui ont su joindre aux connaissances profondes les agréments de l'esprit, ne s'adresse-t-il pas au plus grand nombre des autres ? et n'est-il pas fondé, du moins à quelques égards ? Convenons donc que de ce côté tout est à-peu-près égal entre les sciences et l'érudition, pour les inconvénients et les avantages.
On se plaint que la multiplication des journaux et des dictionnaires de toute espèce, a porté parmi nous le coup mortel à l'érudition, et éteindra peu-à-peu le goût de l'étude ; nous croyons avoir suffisamment répondu à ce reproche dans le Discours préliminaire, page xxxjv. dans l'Avertissement du troisième volume, et à la fin du mot DICTIONNAIRE, à l'art. DICTIONNAIRES DES SCIENCES et DES ARTS. Les partisans de l'érudition prétendent qu'il en sera de nous comme de nos pères, à qui les abrégés, les analyses, les recueils de sentences, faits par des moines et des clercs dans les siècles barbares, firent perdre insensiblement l'amour des Lettres, la connaissance des originaux, et jusqu'aux originaux même. Nous sommes dans un cas bien différent ; l'Imprimerie nous met à couvert du danger de perdre aucun livre vraiment utîle : plut à Dieu qu'elle n'eut pas l'inconvénient de trop multiplier les mauvais ouvrages ! Dans les siècles d'ignorance, les livres étaient si difficiles à se procurer, qu'on était trop heureux d'en avoir des abrégés et des extraits : on était savant à ce titre ; aujourd'hui on ne le serait plus.
Il est vrai, grâce aux traductions qui ont été faites en notre langue d'un très-grand nombre d'auteurs, et en général, grâce au grand nombre d'ouvrages publiés en français sur toute sorte de matières ; il est vrai, dis-je, qu'une personne uniquement bornée à la connaissance de la langue française, pourrait devenir très-savante par la lecture de ces seuls ouvrages. Mais outre que tout n'est pas traduit, la lecture des traductions, même en fait d'érudition pure et simple (car il n'est pas ici question des lectures de gout), ne supplée jamais parfaitement à celle des originaux dans leur propre langue. Mille exemple nous convainquent tous les jours de l'infidélité des traducteurs ordinaires, et de l'inadvertance des traducteurs les plus exacts.
Enfin, car ce n'est pas un avantage à passer sous silence, l'étude des Sciences doit tirer beaucoup de lumières de la lecture des anciens. On peut sans doute savoir l'histoire des pensées des hommes sans penser soi-même ; mais un philosophe peut lire avec beaucoup d'utilité le détail des opinions de ses semblables ; il y trouvera souvent des germes d'idées précieuses à développer, des conjectures à vérifier, des faits à éclaircir, des hypothèses à confirmer. Il n'y a presque dans notre physique moderne aucuns principes généraux, dont l'énoncé ou du moins le fond ne se trouve chez les anciens ; on n'en sera pas surpris, si on considère qu'en cette matière les hypothèses les plus vraisemblables se présentent assez naturellement à l'esprit, que les combinaisons d'idées générales doivent être bien-tôt épuisées, et par une espèce de révolution forcée être successivement remplacées les unes par les autres. Voyez ECLECTIQUE. C'est peut-être par cette raison, pour le dire en passant, que la philosophie moderne s'est rapprochée sur plusieurs points de ce qu'on a pensé dans le premier âge de la Philosophie, parce qu'il semble que la première impression de la nature est de nous donner des idées justes, que l'on abandonne bientôt par incertitude ou par amour de la nouveauté, et auxquelles enfin on est forcé de revenir.
Mais en recommandant aux philosophes même la lecture de leurs prédécesseurs, ne cherchons point, comme l'ont fait quelques savants, à déprimer les modernes sous ce faux prétexte, que la philosophie moderne n'a rien découvert de plus que l'ancienne. Qu'importe à la gloire de Newton, qu'Empedocle ait eu quelques idées vagues et informes du système de la gravitation, quand ces idées ont été dénuées des preuves nécessaires pour les appuyer ? Qu'importe à l'honneur de Copernic, que quelques anciens philosophes aient cru le mouvement de la terre, si les preuves qu'ils en donnaient n'ont pas été suffisantes pour empêcher le plus grand nombre de croire le mouvement du Soleil ? Tout l'avantage à cet égard, quoi qu'on en dise, est du côté des modernes, non parce qu'ils sont supérieurs en lumières à leurs prédécesseurs, mais parce qu'ils sont venus depuis. La plupart des opinions des anciens sur le système du monde, et sur presque tous les objets de la Physique, sont si vagues et si mal approuvées, qu'on n'en peut tirer aucune lumière réelle. On n'y trouve point ces détails précis, exacts, et profonds qui sont la pierre de touche de la vérité d'un système, et que quelques auteurs affectent d'en appeler l'appareil, mais qu'on en doit regarder comme le corps et la substance, et qui en font par conséquent la difficulté et le mérite. En vain un savant illustre, en revendiquant nos hypothèses et nos opinions à l'ancienne philosophie, a cru la venger d'un mépris injuste, que les vrais savants et les bons esprits n'ont jamais eu pour elle ; sa dissertation sur ce sujet (imprimée dans le tome XVIII. des Mém. de l'Acad. des Belles-Lettres, pag. 97.) ne fait, ce me semble, ni beaucoup de tort aux modernes, ni beaucoup d'honneur aux anciens, mais seulement beaucoup à l'érudition et aux lumières de son auteur.
Avouons donc d'un côté, en faveur de l'érudition, que la lecture des anciens peut fournir aux modernes des germes de découvertes ; de l'autre, en faveur des savants modernes, que ceux-ci ont poussé beaucoup plus loin que les anciens les preuves et les conséquences des opinions heureuses que les anciens s'étaient, pour ainsi dire, contentés de hasarder.
Un savant de nos jours, connu par de médiocres traductions et de savants commentaires, ne faisait aucun cas des Philosophes, et surtout de ceux qui s'adonnent à la physique expérimentale. Il les appelle des curieux fainéans, des manœuvres qui osent usurper le titre de sages. Ce reproche est bien singulier de la part d'un auteur, dont le principal mérite consistait à avoir la tête remplie de passages grecs et latins, et qui peut-être méritait une partie du reproche fait à la foule des commentateurs par un auteur célèbre dans un ouvrage où il les fait parler ainsi :
Le goût n'est rien ; nous avons l'habitude
De rédiger au long de point en point
Ce qu'on pensa ; mais nous ne pensons point.
Volt. Temple du Gout.
Que doit-on conclure de ces réflexions ? Ne méprisons ni aucune espèce de savoir utile, ni aucune espèce d'hommes ; croyons que les connaissances de tout genre se tiennent et s'éclairent réciproquement ; que les hommes de tous les siècles sont à-peu-près semblables, et qu'avec les mêmes données, ils produiraient les mêmes choses : en quelque genre que ce sait, s'il y a du mérite à faire les premiers efforts, il y a aussi de l'avantage à les faire, parce que la glace une fois rompue, on n'a plus qu'à se laisser aller au courant, on parcourt un vaste espace sans rencontrer presqu'aucun obstacle ; mais cet obstacle une fois rencontré, la difficulté d'aller au-delà en est plus grande pour ceux qui viennent après. (O)