S. m. ou PHILOSOPHIE DE MALEBRANCHE, (Histoire, Philosophie) Nicolas Malebranche naquit à Paris le 6 Aout 1638, d'un secrétaire du roi et d'une femme titrée : il fut le dernier de six enfants. Il apporta en naissant une complexion délicate et un vice de conformation. Il avait l'épine du dos tortueuse et le sternum très-enfoncé. Son éducation se fit à la maison paternelle. Il n'en sortit que pour étudier la philosophie au collège de la Marche, et la théologie en Sorbonne. Il se montra sur les bancs homme d'esprit, mais non génie supérieur. Il entra dans la congrégation de l'Oratoire en 1660. Il s'appliqua d'abord à l'histoire sainte, mais les faits ne se liaient point dans sa tête, et le peu de progrès produisit en lui le dégout. Il abandonna par la même raison l'étude de l'hébreu et de la critique sacrée. Mais le traité de l'homme de Descartes que le hasard lui présenta, lui apprit tout-d'un-coup à quelle science il était appelé. Il se livra tout entier au cartésianisme, au grand scandale de ses confrères. Il avait à peine trente-six ans lorsqu'il publia sa Recherche de la vérité. Cet ouvrage, quoique fondé sur des principes connus, parut original. On y remarqua l'art d'exposer nettement des idées abstraites, et de les lier ; du style, de l'imagination, et plusieurs qualités très-estimables, que le propriétaire ingrat s'occupait lui-même à décrier ; la Recherche de la vérité fut attaquée et défendue dans un grand nombre d'écrits. Selon Malebranche, Dieu est le seul agent ; toute action est de lui ; les causes secondes ne sont que des occasions qui déterminent l'action de Dieu. En 1677 cet auteur tenta l'accord difficîle de son système avec la religion dans ses Conversations chrétiennes. Le fond de toute sa doctrine, c'est que le corps ne peut être mu physiquement par l'âme, ni l'âme affectée par le corps ; ni un corps par un autre corps, c'est Dieu qui fait tout en tout par une volonté générale. Ces vues lui en inspirèrent d'autres sur la grâce. Il imagina que l'âme humaine de Jesus-Christ était la cause occasionnelle de la distribution de la grâce, par le choix qu'elle fait de certaines personnes pour demander à Dieu qu'il la leur envoye ; et que comme cette âme, toute parfaite qu'elle est, est finie, il ne se peut que l'ordre de la grâce n'ait ses défectuosités ainsi que l'ordre de la nature. Il en conféra avec Arnauld. Il n'y avait guère d'apparence que ces deux hommes, l'un philosophe très-subtil, l'autre théologien très-opiniâtre, pussent s'entendre. Aussi n'en fut-il rien. Malebranche publia son Traité de la nature et de la grâce, et aussi-tôt Arnauld se disposa à l'attaquer.
Dans cet intervalle le père Malebranche composa ses Méditations chrétiennes et métaphysiques ; elles parurent en 1683 : c'est un dialogue entre le Verbe et lui. Il s'efforce à y démontrer que le Verbe est la raison universelle ; que tout ce que voient les esprits créés, ils le voient dans cette substance incréée, même les idées des corps ; que le Verbe est donc la seule lumière qui nous éclaire et le seul maître qui nous instruit. La même année, Arnauld publia son ouvrage des vraies et fausses Idées. Ce fut le premier acte d'hostilité. La proposition que l'on voit toutes choses en Dieu y fut attaquée. Il ne fallait à Arnauld ni tout le talent, ni toute la considération dont il jouissait, pour avoir l'avantage sur Malebranche. A plus forte raison était-il inutîle d'embarrasser la question de plusieurs autres, et d'accuser son adversaire d'admettre une étendue matérielle en Dieu, et d'accréditer des dogmes capables de corrompre la pureté du christianisme. Au reste, il n'arriva à Malebranche que ce qui arrivera à tout philosophe qui se mettra imprudemment aux prises avec un théologien. Celui-ci rapportant tout à la révélation, et celui-là tout à la raison ; il y a cent à parier que l'un finira par être très-peu orthodoxe, l'autre assez mince raisonneur, et que la religion aura reçu quelque blessure profonde. Pendant cette vive contestation, en 1684, Malebranche donna le Traité de la morale, ouvrage où cet auteur tire nos devoirs de principes qui lui étaient particuliers. Ce pas me parait bien hardi, pour ne rien dire de pis. Je ne conçais pas comment on ose faire dépendre la conduite des hommes de la vérité d'un système métaphysique.
Les Réflexions philosophiques et théologiques sur le Traité de la nature et de la grâce parurent en 1685. Là Arnauld prétend que la doctrine de Malebranche n'est ni nouvelle ni sienne ; il restitue le philosophique à Descartes, et le théologique à S. Augustin. Malebranche las de disputer, au-lieu de répondre, s'occupa à remettre ses idées sous un unique point de vue, et ce fut ce qu'il exécuta en 1688 dans les Entretiens sur la métaphysique et la religion.
Il avait eu auparavant une contestation avec Régis sur la grandeur apparente de la lune, et en général sur celle des objets. Cette contestation fut jugée, par quatre des plus grands Géomètres, en faveur de notre philosophe.
Régis renouvella la dispute des idées et attaqua le père Malebranche sur ce qu'il avait avancé, que le plaisir rend heureux : ce fut alors qu'on vit un chrétien austère, apologiste de la volupté.
Le livre de la connaissance de soi même, où le père François Lami, bénédictin, avait appuyé de l'autorité de Malebranche son opinion de l'amour de Dieu, donna lieu à ce dernier d'écrire en 1697, l'Ouvrage de l'amour de Dieu. Il montra que cet amour était toujours intéressé, et il se vit exposé en même temps à deux accusations bien opposées ; l'une de favoriser le sentiment d'Epicure sur le plaisir ; et l'autre, de subtiliser tellement l'amour de Dieu qu'il en excluait toute délectation.
Arnauld mourut en 1694. On publia deux lettres posthumes de ce docteur sur les Idées et sur le Plaisir. Malebranche y répondit, et joignit à sa réponse un Traité contre la prévention. Ce n'est point, comme le titre le ferait penser, un écrit de morale contre une des maladies les plus générales de l'esprit humain, mais une plaisanterie où l'on se propose de démontrer géométriquement qu'Arnauld n'a fait aucun des livres qui ont paru sous son nom, contre le père Malebranche. On part de la supposition qu'Arnauld a dit vrai, lorsqu'il a protesté devant Dieu, qu'il avait toujours un désir sincère de bien prendre les sentiments de ceux qu'il combattait, et qu'il s'était toujours fort éloigné d'employer des artifices pour donner de fausses idées de ses auteurs et de ses livres : puis sur des passages tronqués, des sens mal entendus à dessein, des artifices trop marqués pour être involontaires, on conclut que celui qui a fait le serment n'a pas fait les livres.
Tandis que Malebranche souffrait tant de contradictions dans son pays, on lui persuada que sa philosophie réussissait à merveille à la Chine, et pour répondre à la politesse des Chinois, il fit en 1708 un petit ouvrage intitulé, Entretien d'un philosophe chrétien et d'un philosophe chinois sur la nature de Dieu. Le chinois prétend que la matière est éternelle, infinie, incréée, et que le ly, espèce de forme de la matière, est l'intelligence et la sagesse souveraine, quoiqu'il ne soit pas un être intelligent et sage, distinct de la matière et indépendant d'elle. Les Journalistes de Trévoux prétendirent que le philosophe européen avait calomnié les lettrés de la Chine, par l'athéisme qu'il leur attribuait.
Les Réflexions sur la prémotion physique, en réponse à un ouvrage intitulé, de l'action de Dieu sur les créatures, furent la dernière production de Malebranche. Il parut à notre philosophe que le système de l'action de Dieu, en conservant le nom de la liberté, anéantissait la chose, et il s'attache à expliquer comment son système la conservait toute entière. Il représente la prémotion physique par une comparaison, aussi concluante peut-être, et certainement plus touchante que toutes les subtilités métaphysiques, il dit : un ouvrier a fait une statue qui se peut mouvoir par une charnière, et s'incline respectueusement devant lui, pourvu qu'il tire un cordon. Toutes les fois qu'il tire le cordon, il est fort content des hommages de sa statue ; mais un jour qu'il ne le tire point, la statue ne le salue point, et il la brise de dépit. Malebranche n'a pas de peine à conclure que ce statuaire bizarre n'a ni bonté ni justice. Il s'occupe ensuite à exposer un sentiment où l'idée de Dieu est soulagée de la fausse rigueur que quelques théologiens y attachent, justifiée de la véritable rigueur que la religion y découvre, et de l'indolence que la philosophie y suppose.
Malebranche n'était pas seulement métaphysicien, il était aussi géomètre et physicien, et ce fut en considération de ces deux dernières qualités que l'académie des Sciences lui accorda, en 1699, le titre d'honoraire. Il donna dans la dernière édition de la Recherche de la vérité, qui parut en 1712, une théorie des lois du mouvement, un essai sur le système général de l'univers, la dureté des corps, leur ressort, la pesanteur, la lumière, sa propagation instantanée, sa réflexion, sa réfraction, la génération du feu et les couleurs. Descartes avait inventé les tourbillons qui composent cet univers. Malebranche inventa les tourbillons dans lesquels chaque grand tourbillon était distribué. Les tourbillons de Malebranche sont infiniment petits ; la vitesse en est fort grande, la force centrifuge presque infinie ; son expression est le carré de la vitesse divisé par le diamètre. Lorsque des particules grossières sont en repos les unes auprès des autres, et se touchent immédiatement, elles sont comprimées en tous sens par les forces centrifuges des petits tourbillons qui les environnent ; de-là la dureté. Si on les presse de façon que les petits tourbillons contenus dans les interstices ne puissent plus s'y mouvoir comme auparavant, ils tendent par leurs forces centrifuges à rétablir ces corps dans leur premier état, de-là le ressort, etc. Il mourut le 13 Octobre 1715, âgé de 77 ans. Ce fut un rêveur des plus profonds et des plus sublimes. Une page de Locke contient plus de vérités que tous les volumes de Malebranche ; mais une ligne de celui-ci montre plus de subtilités, d'imagination, de finesse, et de génie peut-être, que tout le gros livre de Locke ; Poète, il méprisait la poésie. Ses sentiments ne firent pas grande fortune, ni en Allemagne, où Léibnitz dominait, ni en Angleterre, où Newton avait tourné les esprits vers des objets plus solides.