(Géographie ancienne) Pontus Euxinus. Ce n'est pas un pont comme le croyait une de nos dames de la cour ; c'est une grande mer d'Asie qui s'appelle aussi communément la mer Noire, et qu'on nommerait plus proprement un lac qu'une mer, parce qu'elle est enfoncée dans les terres comme dans un cul-de-sac.

Pline, lib. IV. c. XIIe dit que cette mer s'appelait autrefois Axenus, c'est-à-dire inhospitalier ; selon Pomponius Mela, lib. I. c. xix. qui ajoute que ce nom lui avait été donné à cause de la barbarie des peuples qui habitaient ses bords, mais que ce nom fut changé en celui d'Euxinus lorsque ces mêmes peuples furent devenus plus humains par le commerce qu'ils eurent avec les autres nations.



Cette mer est entre la petite Tartarie et la Circassie au nord, la Géorgie à l'orient, la Natolie au midi, et la Turquie d'Europe à l'occident. Elle s'étend en longueur depuis les 45d. 12'. de longitude, jusqu'au 60d. 10'. en largeur, environ depuis les 40d. 12'. de latitude septentrionale jusqu'au 45d. quoiqu'en certains endroits elle avance bien au-delà.

Pline, lib. IV. c. XIIe lui donne la figure d'un arc scythique ; et Strabon, lib. II. p. 125. aussi-bien qu'Agathemère, géographie lib. II. c. xiv. disent la même chose. Sur quoi le P. Hardouin remarque que la partie méridionale, en la prenant depuis Chalcédoine jusqu'au Phase, représentait la corde de cet arc, et la côte méridionale formait comme les deux branches, dont les deux courbures étaient représentées par les deux golfes qui sont sur cette côte, parce que l'arc scythique avait la figure du des Grecs ; car, ajoute-t-il, quoiqu'il soit constant que cette ancienne lettre des Grecs était formée comme le C des Latins ; il n'est pas moins vrai qu'ils en eurent une autre qui, comme le dit Agathémère, avait la figure d'un arc scythique.

Cette mer a encore eu divers autres noms. Elle est nommée Pontus Amazonius par Claudien : Pontus Scyticus par Valérius Flaccus : Scyticus sinus par Martianus Capella : Pontus Tauricus par Festus Avienus : mare Cimmerium par Hérodote et par Orose : mare Colchicum par Strabon : mare Caucaseum par Apollonius : mare Ponticum par Tacite et par Plutarque : Phasianum mare par Aristide : Sarmaticum mare par Ovide : mare Boreale par Hérodote. Procope dit que les Goths l'appelaient Tanaïs ; aujourd'hui les Italiens la nomment mar Majore ; les Turcs lui donnent le nom de Kara-Dignisi ; et les François celui de mer Noire.

A cette occasion M. Tournefort, voyage du Levant, lettre XVIe remarque que, quoi qu'en aient dit les anciens, la mer Noire n'a rien de noir pour ainsi dire que le nom. Les vents n'y soufflent pas avec plus de furie, et les orages n'y sont guère plus fréquents que sur les autres mers. Il faut pardonner ces exagérations aux poètes anciens, et surtout au chagrin d'Ovide. En effet, le sable de la mer Noire est de même couleur que celui de la mer Blanche, et ses eaux sont aussi claires. En un mot, si les côtes de cette mer qui passent pour si dangereuses, paraissent sombres de loin, ce sont les bois qui les couvrent, ou le grand éloignement qui les font paraitre comme noirâtres.

M. de Tournefort ajoute qu'il a éprouvé pendant un voyage sur cette mer, un ciel beau et serein, ce qui l'obligea de donner une espèce de démenti à Valerius Flaccus, qui en décrivant la route des Argonautes, assure que le ciel de la mer Noire est toujours embrouillé, et qu'on n'y voit jamais de temps bien formé.

Il y a apparence que dans l'état de perfection où l'on a porté la navigation, on y voyagerait aujourd'hui aussi surement que dans les autres mers, si les vaisseaux étaient conduits par de bons pilotes. Mais les Grecs et les Turcs ne sont guère plus habiles que Tiphys et Nauphius qui conduisirent Jason, Thésée, et les autres héros de la Grèce, jusque sur les côtes de la Colchide ou de la Mingrélie.

On voit par la route qu'Apollonius de Rhodes leur fait tenir, que toute leur science aboutissait suivant le conseil de Phinée, cet aveugle roi de Thrace, à éviter les écueils qui se trouvent sur la côte méridionale de la mer Noire, sans oser pourtant se mettre au large, c'est-à-dire qu'il fallait n'y passer que dans le calme.

Les Grecs et les Turcs ont presque les mêmes maximes ; ils n'ont pas l'usage des cartes marines, et sachant à peine qu'une des pointes de la boussole se tourne vers le nord, ils perdent, comme l'on dit, la tramontane, dès qu'ils perdent les terres de vue. Ceux qui ont le plus d'expérience parmi eux, se croient fort habiles quand ils savent que pour aller à Caffa il faut prendre à main gauche en sortant du canal de la mer Noire, et que pour aller à Trébisonde, il faut détourner à droite.

On a beau répéter que les vagues de la mer Noire sont courtes, et par conséquent violentes ; il est certain qu'elles sont plus étendues et moins coupées que celles de la mer Blanche, laquelle est partagée par une infinité de canaux qui sont entre les iles. Ce qu'il y a de plus fâcheux pour ceux qui navigent sur la mer Noire, c'est qu'elle a peu de bons ports, et que la plupart de ses rades sont découvertes ; mais ces ports seraient inutiles à des pilotes qui, dans une tempête, n'auraient pas l'adresse de se retirer.

Pour assurer la navigation dans cette mer, toute autre nation que les Turcs formerait de bons pilotes, réparerait les ports, bâtirait des moles, établirait des magasins ; mais leur génie n'est pas tourné de ce côté-là. Les Génois n'avaient pas manqué de prendre toutes ces précautions lors de la décadence de l'empire des Grecs, et surtout dans le commerce de la mer Noire, après en avoir occupé les meilleures places. On y reconnait encore les débris de leurs ouvrages, et surtout de ceux qui regardent la marine. Mahomet II. les en chassa entièrement ; et de puis ce temps-là les Turcs qui ont tout laissé ruiner par leur négligence, n'ont jamais voulu permettre aux Francs d'y naviger, quelques avantages qu'on leur ait proposés pour en avoir la permission.

La célèbre époque que Diodore de Sicîle nous a conservée touchant le débordement du Pont-Euxin dans la mer de Grèce, nous rassure fort sur la plupart des aventures qui se sont passées dans quelques-unes de ces iles. Cette époque au moins nous découvre le fondement de plusieurs fables qu'on a publiées. Il est bon de les rapporter ici. Diodore donc assure, que les habitants de l'île de Samothrace n'avaient pas oublié les prodigieux changements qu'avait fait dans l'Archipel le débordement du Pont-Euxin, lequel d'un grand lac qu'il était auparavant, devint enfin une mer considérable par le concours de tant de rivières qui s'y dégorgent.

Ces débordements inondèrent l'Archipel, en firent périr presque tous les habitants, et reduisirent ceux des îles les plus élevées à se sauver aux sommets de leurs montagnes. Combien de grandes îles vit-on alors partagées en plusieurs pièces, s'il est permis de se servir de ce terme ? N'eut-on pas raison après cela de regarder ces îles comme un nouveau monde, qui ne put être peuplé que dans la suite des temps ? Est-il surprenant que les Historiens et les Poètes aient publié tant d'aventures singulières arrivées dans ces iles, à mesure que des gens courageux quittèrent la terre ferme pour les venir reconnaître ? Est-il surprenant que Pline parle de certains changements incroyables à ceux qui ne réfléchissent pas sur ce qui s'est passé dans l'univers depuis tant de siècles ? (D.J.)