S. m. genius, (Mythologie, Littérature et Antiquité) esprit d'une nature très-subtîle et très déliée, que l'on croyait dans le paganisme, présider à la naissance des hommes, les accompagner dans le cours de leur vie, veiller sur leur conduite, et être commis à leur garde jusqu'à leur mort.

La tradition la plus ancienne, la plus générale, et la plus constamment répandue, puisqu'elle subsiste encore, est que le monde soit rempli de génies. Cette opinion chimérique, après avoir si souvent changé de forme, successivement adoptée sous le nom de démons, de manes, de lares, de lémures, de pénates, a finalement donné lieu à l'introduction des fées, des gnomes, et des sylphes ; tant est singulière la propagation permanente des erreurs superstitieuses sous différentes métamorphoses ! mais nous nous arrêtons aux siècles de l'antiquité, et nous tirons le rideau sur les nôtres.



Les génies habitaient dans la vaste étendue de l'air, et dans tout cet espace qui occupe le milieu entre le ciel et la terre ; leur corps était de matière aérienne. On regardait ces esprits subtils comme les ministres des dieux, qui ne daignant pas se mêler directement de la conduite du monde, et ne voulant pas aussi la négliger tout à fait, en commettaient le soin à ces êtres inférieurs. Ils étaient envoyés sur la terre par un maître commun, qui leur assignait leur poste auprès des hommes pendant cette vie, et la conduite de l'âme après leur mort.

Ces sortes de divinités subalternes avaient l'immortalité des dieux et les passions des hommes, se réjouissaient et s'affligeaient selon l'état de ceux à qui elles étaient liées.

Les génies accordés à chaque particulier ne jouissaient pas d'un pouvoir égal, et les uns étaient plus puissants que les autres ; c'est pour cela qu'un devin répondit à Marc-Antoine, qu'il ferait sagement de s'éloigner d'Auguste, parce que son génie craignait celui d'Auguste.

De plus on pensait qu'il y avait un bon et un mauvais génie attaché à chaque personne. Le bon génie était censé procurer toutes sortes de félicités, et le mauvais tous les grands malheurs. De cette manière, le sort de chaque particulier dépendait de la supériorité de l'un de ces génies sur l'autre. On conçoit bien de-là que le bon génie devait être très-honoré. Dès que nous naissons, dit Servius commentateur de Virgile, deux génies sont députés pour nous accompagner ; l'un nous exhorte au bien, l'autre nous pousse au mal ; ils sont appelés génies fort à-propos, parce qu'au moment de l'origine de chaque mortel, cum unusquisque genitus fuerit, ils sont commis pour observer les hommes et les veiller jusqu'après le trépas ; et alors nous sommes ou destinés à une meilleure vie, ou condamnés à une plus fâcheuse.

Les Romains donnaient dans leur langue le nom de génies à ceux-là seulement qui gardaient les hommes, et le nom de junons aux génies gardiens des femmes.

Ce n'est pas-là toute la nomenclature des génies : il y avait encore les génies propres de chaque lieu ; les génies des peuples, les génies des provinces, les génies des villes, qu'on appelait les grands génies. Ainsi Pline a raison de remarquer qu'il devait y avoir un bien plus grand nombre de divinités dans la région du ciel, que d'hommes sur la terre.

On adorait à Rome le génie public, c'est-à-dire la divinité tutélaire de l'empire ; rien n'est plus commun que cette inscription sur les médailles, genius pop. rom. le génie du peuple romain, ou genio pop. rom. au génie du peuple romain.

Après l'extinction de la république, la flatterie fit qu'on vint à jurer par le génie de l'empereur, comme les esclaves juraient par celui de leur maître ; et l'on faisait des libations au génie des césars comme à la divinité de laquelle ils tenaient leur puissance.

Mais personne ne manquait d'offrir des sacrifices à son génie particulier le jour de sa naissance. Ces sacrifices étaient des fleurs, des gâteaux et du vin ; on n'y employait jamais le sang, parce qu'il paraissait injuste d'immoler des victimes au dieu qui présidait à la vie, et qui était le plus grand ennemi de la mort : quand le luxe eut établi des recherches sensuelles, on crut devoir ajouter les parfums et les essences aux fleurs et au vin ; prodiguer toutes ces choses un jour de naissance, c'est, dans le style d'Horace, apaiser son génie. " Il faut, dit-il, travailler à l'apaiser de cette manière, parce que ce dieu nous avertissant chaque année que la vie est courte, il nous presse d'en profiter, et de l'honorer par des fêtes et des festins. " Que le génie vienne donc lui même assister aux honneurs que nous lui rendons, s'écrie Tibulle ; que ses cheveux soient ornés de bouquets de fleurs ; que le nard le plus pur coule de ses joues ; qu'il soit rassasié de gâteaux ; et qu'on lui verse du vin à pleines coupes ".

Ipse suos adsit genius visurus honores,

Cui decorent sanctas mollia serta comas,

Illius puro distillent tempora nardo ;

Atque satur libo sit madeatque mero.

Le platane était spécialement consacré au génie ; on lui faisait des couronnes de ses feuilles et de ses fleurs ; on en ornait ses autels.

Pour ce qui regarde les représentations des génies, on sait que l'antiquité les représentait diversement, tantôt sous la figure de vieillards, tantôt en hommes barbus, souvent en jeunes enfants ailés, et quelquefois sous la forme de serpens ; sur plusieurs médailles, c'est un homme nud tenant d'une main une patère qu'il avance sur un autel, et de l'autre un fouet.

Le génie du peuple romain était un jeune homme à demi-vêtu de son manteau, appuyé d'une main sur une pique, et tenant de l'autre la corne d'abondance. Les génies des villes, des colonies, et des provinces, portaient une tour sur la tête. Voyez Vaillant, numism. imper. Spon, recherches d'antiquit. dissert. IIe et le P. Kircher, en plusieurs endroits de ses ouvrages.

On trouve aussi souvent dans les inscriptions sépulcrales, que les génies y sont mis pour les manes, parce qu'avec le temps on vint à les identifier ; et le passage suivant d'Apulée le prouve : " Le génie, dit-il, est l'âme de l'homme délivrée et dégagée des liens du corps. De ces génies, les uns qui prennent soin de ceux qui demeurent après eux dans la maison, et qui sont doux et pacifiques, s'appellent génies familiers ; ceux au contraire qui errants de coté et d'autre causent sur leur route des terreurs paniques aux gens de bien, et font véritablement du mal aux mécans, ces génies-là ont le nom de dieux manes, et plus ordinairement celui de lares : ainsi l'on voit que le nom de génie vint à passer aux manes et aux lares ; enfin il devint commun aux pénates, aux lémures, et aux démons : mais dans le principe des choses, ce fut une plaisante imagination des philosophes, d'avoir fait de leur génie un dieu qu'il fallait honorer ". (D.J.)

GENIE, (Philosophie et Littér.) L'étendue de l'esprit, la force de l'imagination, et l'activité de l'âme, voilà le génie. De la manière dont on reçoit ses idées dépend celle dont on se rappele. L'homme jeté dans l'univers reçoit avec des sensations plus ou moins vives, les idées de tous les êtres. La plupart des hommes n'éprouvent de sensations vives que par l'impression des objets qui ont un rapport immédiat à leurs besoins, à leur gout, etc. Tout ce qui est étranger à leurs passions, tout ce qui est sans analogie à leur manière d'exister, ou n'est point aperçu par eux, ou n'en est Ve qu'un instant sans être senti, et pour être à jamais oublié.

L'homme de génie est celui dont l'âme plus étendue frappée par les sensations de tous les êtres, intéressée à tout ce qui est dans la nature, ne reçoit pas une idée qu'elle n'éveille un sentiment, tout l'anime et tout s'y conserve.

Lorsque l'âme a été affectée par l'objet même, elle l'est encore par le souvenir ; mais dans l'homme de génie, l'imagination Ve plus loin ; il se rappelle des idées avec un sentiment plus vif qu'il ne les a reçues, parce qu'à ces idées mille autres se lient, plus propres à faire naître le sentiment.

Le génie entouré des objets dont il s'occupe ne se souvient pas, il voit ; il ne se borne pas à voir, il est ému : dans le silence et l'obscurité du cabinet, il jouit de cette campagne riante et féconde ; il est glacé par le sifflement des vents ; il est brulé par le soleil ; il est effrayé des tempêtes. L'ame se plait souvent dans ces affections momentanées ; elles lui donnent un plaisir qui lui est précieux ; elle se livre à tout ce qui peut l'augmenter ; elle voudrait par des couleurs vraies, par des traits ineffaçables, donner un corps aux fantômes qui sont son ouvrage, qui la transportent ou qui l'amusent.

Veut-elle peindre quelques-uns de ces objets qui viennent l'agiter ? tantôt les êtres se dépouillent de leurs imperfections ; il ne se place dans ses tableaux que le sublime, l'agréable ; alors le génie peint en beau : tantôt elle ne voit dans les événements les plus tragiques que les circonstances les plus terribles ; et le génie répand dans ce moment les couleurs les plus sombres, les expressions énergiques de la plainte et de la douleur ; il anime la matière, il colore la pensée : dans la chaleur de l'enthousiasme, il ne dispose ni de la nature ni de la suite de ses idées ; il est transporté dans la situation des personnages qu'il fait agir ; il a pris leur caractère : s'il éprouve dans le plus haut degré les passions héroïques, telles que la confiance d'une grande âme que le sentiment de ses forces élève au-dessus de tout danger, telles que l'amour de la patrie porté jusqu'à l'oubli de soi-même, il produit le sublime, le moi de Médée, le qu'il mourut du vieil Horace, le je suis consul de Rome de Brutus : transporté par d'autres passions, il fait dire à Hermione, qui te l'a dit ? à Orosmane, j'étais aimé ; à Thieste, je reconnais mon frère.

Cette force de l'enthousiasme inspire le mot propre quand il a de l'énergie ; souvent elle le fait sacrifier à des figures hardies ; elle inspire l'harmonie imitative, les images de toute espèce, les signes les plus sensibles, et les sons imitateurs, comme les mots qui caractérisent.

L'imagination prend des formes différentes ; elle les emprunte des différentes qualités qui forment le caractère de l'âme. Quelques passions, la diversité des circonstances, certaines qualités de l'esprit, donnent un tour particulier à l'imagination ; elle ne se rappelle pas avec sentiment toutes ses idées, parce qu'il n'y a pas toujours des rapports entr'elle et les êtres.

Le génie n'est pas toujours génie ; quelquefois il est plus aimable que le sublime ; il sent et peint moins dans les objets le beau que le gracieux ; il éprouve et fait moins éprouver des transports qu'une douce émotion.

Quelquefois dans l'homme de génie l'imagination est gaie ; elle s'occupe des legeres imperfections des hommes, des fautes et des folies ordinaires ; le contraire de l'ordre n'est pour elle que ridicule, mais d'une manière si nouvelle, qu'il semble que ce soit le coup-d'oeil de l'homme de génie qui ait mis dans l'objet le ridicule qu'il ne fait qu'y découvrir : l'imagination gaie d'un génie étendu, agrandit le champ du ridicule ; et tandis que le vulgaire le voit et le sent dans ce qui choque les usages établis, le génie le découvre et le sent dans ce qui blesse l'ordre universel.

Le goût est souvent séparé du génie. Le génie est un pur don de la nature ; ce qui produit est l'ouvrage d'un moment ; le goût est l'ouvrage de l'étude et du temps ; il tient à la connaissance d'une multitude de règles ou établies ou supposées, il fait produire des beautés qui ne sont que de convention. Pour qu'une chose soit belle selon les règles du gout, il faut qu'elle soit élégante, finie, travaillée sans le paraitre : pour être de génie il faut quelquefois qu'elle soit négligée ; qu'elle ait l'air irrégulier, escarpé, sauvage. Le sublime et le génie brillent dans Shakespear comme des éclairs dans une longue nuit, et Racine est toujours beau : Homère est plein de génie, et Virgile d'élégance.

Les règles et les lois du goût donneraient des entraves au génie ; il les brise pour voler au sublime, au pathétique, au grand. L'amour de ce beau éternel qui caractérise la nature ; la passion de conformer ses tableaux à je ne sais quel modèle qu'il a créé, et d'après lequel il a les idées et les sentiments du beau, sont le goût de l'homme de génie. Le besoin d'exprimer les passions qui l'agitent, est continuellement gêné par la Grammaire et par l'usage : souvent l'idiome dans lequel il écrit se refuse à l'expression d'une image qui serait sublime dans un autre idiome. Homère ne pouvait trouver dans un seul dialecte les expressions nécessaires à son génie ; Milton viole à chaque instant les règles de sa langue, et Ve chercher des expressions énergiques dans trois ou quatre idiomes différents. Enfin la force et l'abondance, je ne sais quelle rudesse, l'irrégularité, le sublime, le pathétique, voilà dans les arts le caractère du génie ; il ne touche pas faiblement, il ne plait pas sans étonner, il étonne encore par ses fautes.

Dans la Philosophie, où il faut peut-être toujours une attention scrupuleuse, une timidité, une habitude de réflexion qui ne s'accordent guère avec la chaleur de l'imagination, et moins encore avec la confiance que donne le génie, sa marche est distinguée comme dans les arts ; il y répand fréquemment de brillantes erreurs ; il y a quelquefois de grands succès. Il faut dans la Philosophie chercher le vrai avec ardeur et l'espérer avec patience. Il faut des hommes qui puissent disposer de l'ordre et de la suite de leurs idées ; en suivre la chaîne pour conclure, ou l'interrompre pour douter : il faut de la recherche, de la discussion, de la lenteur ; et on n'a ces qualités ni dans le tumulte des passions, ni avec les fougues de l'imagination. Elles sont le partage de l'esprit étendu, maître de lui-même ; qui ne reçoit point une perception sans la comparer avec une perception ; qui cherche ce que divers objets ont de commun et ce qui les distingue entr'eux ; qui pour rapprocher des idées éloignées, fait parcourir pas-à-pas un long intervalle ; qui pour saisir les liaisons singulières, délicates, fugitives de quelques idées voisines, ou leur opposition et leur contraste, sait tirer un objet particulier de la foule des objets de même espèce ou d'espèce différente, poser le microscope sur un point imperceptible ; et ne croit avoir bien Ve qu'après avoir regardé longtemps. Ce sont ces hommes qui vont d'observations en observations à des justes conséquences, et ne trouvent que des analogies naturelles : la curiosité est leur mobîle ; l'amour du vrai est leur passion ; le désir de le découvrir est en eux une volonté permanente qui les anime sans les échauffer, et qui conduit leur marche que l'expérience doit assurer.

Le génie est frappé de tout ; et dès qu'il n'est point livré à ses pensées et subjugué par l'enthousiasme, il étudie, pour ainsi dire, sans s'en apercevoir ; il est forcé par les impressions que les objets font sur lui, à s'enrichir sans-cesse de connaissances qui ne lui ont rien couté ; il jette sur la nature des coups-d'oeil généraux et perce ses abîmes. Il recueille dans son sein des germes qui y entrent imperceptiblement, et qui produisent dans le temps des effets si surprenans, qu'il est lui-même tenté de se croire inspiré : il a pourtant le goût de l'observation ; mais il observe rapidement un grand espace, une multitude d'êtres.

Le mouvement, qui est son état naturel, est quelquefois si doux qu'à peine il l'aperçoit : mais le plus souvent ce mouvement excite des tempêtes, et le génie est plutôt emporté par un torrent d'idées, qu'il ne suit librement de tranquilles réflexions. Dans l'homme que l'imagination domine, les idées se lient par les circonstances et par le sentiment : il ne voit souvent des idées abstraites que dans leur rapport avec les idées sensibles. Il donne aux abstractions une existence indépendante de l'esprit qui les a faites ; il réalise ses fantômes, son enthousiasme augmente au spectacle de ses créations, c'est-à-dire de ses nouvelles combinaisons, seules créations de l'homme : emporté par la foule de ses pensées, livré à la facilité de les combiner, forcé de produire, il trouve mille preuves spécieuses, et ne peut s'assurer d'une seule ; il construit des édifices hardis que la raison n'oserait habiter, et qui lui plaisent par leurs proportions et non par leur solidité ; il admire ses systèmes comme il admirerait le plan d'un poème ; et il les adopte comme beaux en croyant les aimer comme vrais.

Le vrai ou le faux dans les productions philosophiques, ne sont point les caractères distinctifs du génie.

Il y a bien peu d'erreurs dans Locke et trop peu de vérités dans milord Shafsterbury : le premier cependant n'est qu'un esprit étendu, pénétrant, et juste ; et le second est un génie du premier ordre. Locke a Ve ; Shafsterbury a créé, construit, édifié : nous devons à Locke de grandes vérités froidement aperçues, méthodiquement suivies, séchement annoncées ; et à Shafsterbury des systèmes brillans souvent peu fondés, pleins pourtant de vérités sublimes ; et dans ses moments d'erreur, il plait et persuade encore par les charmes de son éloquence.

Le génie hâte cependant les progrès de la Philosophie par les découvertes les plus heureuses et les moins attendues : il s'élève d'un vol d'aigle vers une vérité lumineuse, source de mille vérités auxquelles parviendra dans la suite en rampant la foule timide des sages observateurs. Mais à côté de cette vérité lumineuse, il placera les ouvrages de son imagination : incapable de marcher dans la carrière, et de parcourir successivement les intervalles, il part d'un point et s'élance vers le but ; il tire un principe fécond des ténèbres ; il est rare qu'il suive la chaîne des conséquences ; il est prime-sautier, pour me servir de l'expression de Montagne. Il imagine plus qu'il n'a Ve ; il produit plus qu'il ne découvre ; il entraîne plus qu'il ne conduit : il anima les Platon, les Descartes, les Malebranche, les Bacon, les Leibnitz ; et selon le plus ou le moins que l'imagination domina dans ces grands hommes, il fit éclore des systèmes brillans, ou découvrir de grandes vérités.

Dans les sciences immenses et non encore approfondies du gouvernement, le génie a son caractère et ses effets aussi faciles à reconnaître que dans les Arts et dans la Philosophie : mais je doute que le génie, qui a si souvent pénétré de quelle manière les hommes dans certains temps devaient être conduits, soit lui même propre à les conduire. Certaines qualités de l'esprit, comme certaines qualités du cœur, tiennent à d'autres, en excluent d'autres. Tout dans les plus grands hommes annonce des inconveniens ou des bornes.

Le sang-froid, cette qualité si nécessaire à ceux qui gouvernent, sans lequel on ferait rarement une application juste des moyens aux circonstances, sans lequel on serait sujet aux inconséquences, sans lequel on manquerait de la présence d'esprit ; le sang-froid qui soumet l'activité de l'âme à la raison, et qui préserve dans tous les événements, de la crainte, de l'yvresse, de la précipitation, n'est-il pas une qualité qui ne peut exister dans les hommes que l'imagination maitrise ? cette qualité n'est-elle pas absolument opposée au génie ? Il a sa source dans une extrême sensibilité qui le rend susceptible d'une foule d'impressions nouvelles, par lesquelles il peut être détourné du dessein principal, contraint de manquer au secret, de sortir des lois de la raison, et de perdre par l'inégalité de la conduite, l'ascendant qu'il aurait pris par la supériorité des lumières. Les hommes de génie forcés de sentir, décidés par leurs gouts, par leurs répugnances, distraits par mille objets, devinant trop, prévoyant peu, portant à l'excès leurs désirs, leurs espérances, ajoutant ou retranchant sans-cesse à la réalité des êtres, me paraissent plus faits pour renverser ou pour fonder les états que pour les maintenir, et pour rétablir l'ordre que pour le suivre.

Le génie dans les affaires n'est pas plus captivé par les circonstances, par les lois et par les usages, qu'il ne l'est dans les Beaux-Arts par les règles du gout, et dans la Philosophie par la méthode. Il y a des moments où il sauve sa patrie, qu'il perdrait dans la suite s'il y conservait du pouvoir. Les systèmes sont plus dangereux en Politique qu'en Philosophie : l'imagination qui égare le philosophe ne lui fait faire que des erreurs ; l'imagination qui égare l'homme d'état lui fait faire des fautes et le malheur des hommes.

Qu'à la guerre donc et dans le conseil le génie semblable à la divinité parcoure d'un coup d'oeil la multitude des possibles, voie le mieux et l'exécute ; mais qu'il ne manie pas longtemps les affaires où il faut attention, combinaisons, persévérance : qu'Alexandre et Condé soient maîtres des événements, et paraissent inspirés le jour d'une bataille, dans ces instants où manque le temps de délibérer, et où il faut que la première des pensées soit la meilleure ; qu'ils décident dans ces moments où il faut voir d'un coup-d'oeil les rapports d'une position et d'un mouvement avec ses forces, celles de son ennemi, et le but qu'on se propose : mais que Turenne et Marlborough leur soient préférés quand il faudra diriger les opérations d'une campagne entière.

Dans les Arts, dans les Sciences, dans les affaires, le génie semble changer la nature des choses ; son caractère se répand sur tout ce qu'il touche ; et ses lumières s'élançant au-delà du passé et du présent, éclairent l'avenir : il dévance son siècle qui ne peut le suivre ; il laisse loin de lui l'esprit qui le critique avec raison, mais qui dans sa marche égale ne sort jamais de l'uniformité de la nature. Il est mieux senti que connu par l'homme qui veut le définir : ce serait à lui-même à parler de lui ; et cet article que je n'aurais pas dû faire, devrait être l'ouvrage d'un de ces hommes extraordinaires * qui honore ce siècle, et qui pour connaître le génie n'aurait eu qu'à regarder en lui-même.

GENIE, (le) s. m. (Art militaire) ce mot signifie proprement dans notre langue la science des Ingénieurs ; ce qui renferme la fortification, l'attaque et la défense des places. Voyez FORTIFICATION, ATTAQUE, DEFENSE. Il signifie aussi le corps des Ingénieurs, c'est-à-dire des officiers chargés de la fortification, de l'attaque et de la défense des places. Voyez INGENIEUR.

C'est à M. le maréchal de Vauban que l'on doit l'établissement du génie ou du corps des Ingénieurs.

" Avant cet établissement rien n'était plus rare en France, dit cet illustre maréchal, que les gens de cette profession. Le peu qu'il y en avait subsistait si peu de temps, qu'il était plus rare encore d'en voir qui se fussent trouvés à cinq ou six siéges. Ce petit nombre d'ingénieurs obligé d'être toujours sur les travaux était si exposé, que presque tous se trouvaient ordinairement hors d'état de servir dès le commencement ou au milieu du siège ; ce qui les empêchait d'en voir la fin, et de s'y rendre savants. Cet inconvénient joint à plusieurs autres défauts dans lesquels on tombait, ne contribuait pas peu à la longueur des siéges, et autres pertes considérables qu'on y faisait ". Attaque des places par M. le maréchal de Vauban.

Un général qui faisait un siège avant l'établissement des corps des Ingénieurs, choisissait parmi les officiers d'infanterie ceux qui avaient acquis quelqu'expérience dans l'attaque des places, pour en conduire les travaux ; mais il arrivait rarement, comme le marque M. de Vauban, qu'on en trouvât d'assez habiles pour répondre entièrement aux vues du général, et le décharger du soin et de la direction de ces travaux. Henri IV. avait eu cependant pour ingénieur Errard de Barleduc, dont le traité de fortification montre beaucoup d'intelligence et de capacité dans l'auteur. Sous Louis XIII. le chevalier de Ville servit en qualité d'ingénieur avec la plus grande distinction. Son ouvrage sur la fortification des places, et celui où il a traité de la charge des gouverneurs, font voir que ce savant auteur était également versé dans l'artillerie et le génie, mais ces grands hommes qui ne pouvaient agir partout trouvaient peu de gens en état de les seconder.

Dans le commencement du règne de Louis XIV. le comte de Pagan se distingua beaucoup dans l'art de fortifier. Il fut le précurseur de M. le maréchal de Vauban, qui dans la fortification n'a guère fait que rectifier les idées générales de ce célèbre ingénieur ; mais qui a par-tout donné des marques d'un génie supérieur et inventif, particulièrement dans l'attaque des places, qu'il a porté à un degré de perfection auquel il est difficîle de rien ajouter.

Le chevalier de Clerville parait aussi, par les différents mémoires sur les troubles de la minorité du roi Louis XIV, avoir eu beaucoup de réputation dans l'attaque des places. M. de Vauban commença à servir sous lui dans plusieurs sièges ; mais il s'éleva ensuite rapidement au-dessus de tous ceux qui l'avaient précédé dans la même carrière.

Par l'établissement du génie, le roi a toujours un corps nombreux d'ingénieurs, suffisant pour servir dans ses armées en campagne et dans ses places. On ne fait point de siège depuis longtemps qu'il ne s'y en trouve trente-six ou quarante, partagés ordinairement en brigades de six ou sept hommes, afin que dans chaque attaque on puisse avoir trois brigades, qui se relevant alternativement tous les vingt-quatre heures, partagent entr'eux les soins et les fatigues du travail, et le font avancer continuellement sans qu'il y ait aucune perte de temps.

C'est à l'établissement du génie que la France doit la supériorité qu'elle a, de l'aveu de toute l'Europe, dans l'attaque et la défense des places sur les nations voisines.

Le génie a toujours eu un ministre ou un directeur général, chargé des fortifications et de tout ce qui concerne les Ingénieurs. Voyez DIRECTEUR ou INSPECTEUR GENERAL DES FORTIFICATIONS.

L'Artillerie qui avait toujours formé un corps particulier sous la direction du grand-maître de l'artillerie, vient, depuis la suppression de cette importante charge, d'être unie à celui du génie. Par l'ordonnance du 8 Décembre 1755, ces deux corps n'en doivent plus faire qu'un seul sous la dénomination de corps royal de l'Artillerie et du Génie. (Q)